Ambronay 2008, c’est une thématique sur la composition par les femmes, et ici au cours du XVIIe italien. Le Festival a chargé Jean-Marc Aymes, et son groupe Concerto Soave (5 instrumentistes et la chanteuse, M.C.Kiehr) de puiser aux œuvres sacrées et profanes de 4 compositrices. Très convaincant et suave concert, en effet.
Au cœur de la thématique « Femmes : le génie interdit ? », mais en ôtant d’autorité le « ? », c’était un bien « suave concert » de matinée finissante, avec le groupe de Jean-Marc Aymes, Concerto Soave. Six instrumentistes : Amandine Beyer, Alba Roca (violons), Sylvie Moquet (viole), Margret Koell (harpe), Monica Pustilnik (archiluth), Jean-Marc Aymes (claviers, direction qui est aussi inspiration et intuition), et une chanteuse, Maria-Cristina Kiehr, pour quatre musiciennes du XVIIe italien (avec un écho masculin, de G.P.Del Buono). Une lumière d’octobre initial est descendue sur l’abbatiale, elle passe par les vitraux de l’abside, la verticalité de certains visages et silhouettes convoque l’Italie de la Renaissance ou du Baroque – encore que l’archi-luthiste semble plutôt venir du gothique allemand…-, tous ont la beauté mobile et attentive qui recueille les échos de ces musiques dont on se demande pourquoi, malgré leur succès, elles furent plus tard fort « oubliées ». La voix de M.C.Kiehr, n’est jamais forcée, jamais complice vaniteuse d’une virtuosité qui s’affirme aussi par les vocalises mais ne répudie pas l’idéalisme d’intériorité : « intemporelle » en face des tentations corruptrices du « siècle », cette voix demande aux spectateurs du dimanche matin – exemplaires : ils savent la valeur du silence recueilli avant applaudissement – de laisser résonner en eux le « message sonore » de chaque partition, la personnalité des compositrices revenues de la mémoire historique.
Dans le cloître et hors les murs
Des deux religieuses, Isabella (Leonarda) est sans doute un peu plus théâtrale ou du moins démonstrative (Jam diu dilecte mi Jesu) ; Caterina (Assandra), plus réservée, suit pourtant les inflexions ascendantes et descendantes du texte, chromatise et vocalise (le Verbe) et danse intérieurement (O Salutaris). Elles « transportent » la passion profane et sans la vivre en tant que telle l’accomplissent dans le sacré, selon le principe des barricades mystérieuses que le baroque de la Contre Réforme n’aura cessé de renverser, en toute « innocence ». Et « hors les murs » du cloître, voici deux filles de poètes et deux femmes libres dans leur art, leur culture et sans doute la-vie-et-rien-d’autre. Celles-là exaltent l’imaginaire, sans retenue. Si la Cecchina ( Francesca Caccini) veut célébrer « Marie et la Porte céleste », elle n’omet pas d’en tracer la beauté par des vocalises fragiles, syllabiquement suspendues entre ciel et terre, en une de ces perpétuelles équivoques dont se nourrissait la préciosité latine, et sa « Marie au nom suave », elle en exalte la beauté par une tendresse…faut-il dire : toute féminine ? Quant à sa reprise du Lamento monteverdien d’Ariane, elle nous bouleverse par sa science du délaissement amoureux, sa densité, ses effets d’antithèse augmentative qui pourtant sont du domaine de la passion vécue. Lorsque le 3e couplet invoque « les vents si tranquilles », le regard – alerté de quel signal ? – va vers les vitraux blancs du chœur où par transparence d’ombres chinoises le mouvement d’un premier souffle tiède vient d’inscrire le balancement des arbustes à feuilles d’automne menacées : symbole de la liberté d’associations visuelles et sonores dans la primauté de l’instant magique, où l’on reconnaît la poésie du baroque, et la fin du Lasciatemi Solo est stupéfiante d’intensité, dans sa raréfaction qui conte l’asphyxie et bascule en silence. Pour traduire ces subtilités, il faut« simplement » que « les passeurs de musique » aient en eux le frémissement d’un Concerto Soave et renoncent définitivement à la prolifération du moi qui sévit…parfois dans le laryngodrome vocal ou instrumental de certains concerts et enregistrements. « Respect ! », comme on dit de nos jours et ailleurs que sous la voûte des abbatiales.
Opéra-miniature et poésie
L’admirable solisme de M.C.Kiehr – on aime à y revenir -, concentre la voix, l’insère en trame dans la tapisserie instrumentale, traduit en permanence un clair-obscur diapré digne de la peinture renaissante (plus que du tumulte ultérieur baroque), en s’interdisant l’effet, sans violence faite à quelque vanité que ce soit : parce que la poésie l’exige. Ainsi celle des larmes que Barbara Strozzi fait couler dans un Lamento de grande souffrance amoureuse et d’harmonieuse solitude. Nous pouvons sans effort nous identifier à « l’abîme et à la perte » de l’absence, fût-elle hyperbolique, tout au long des cinq séquences. La Strozzi, parée – nous racontent ses contemporains – de toute la beauté corporelle qui reflétait les dons créateurs de son esprit, triomphe aussi dans la grande aria – un opéra-miniature – de Hor che Apollo, ses chromatismes qui disent le désir sans remède, sa souffrance amoureuse transcendant l’ostentation théâtrale des formules pour s’enraciner dans une expérience du réel. L’assemblage des sons – comme celui des mots chez la poétesse (et « lyonnoise » renaissante) Louise Labé – nous atteint malgré la distance stylistique et l’écran de la rhétorique : tout faux-semblant décoratif s’y épuiserait dans l’artifice dominant, et seule subsiste – comme aussi chez Monteverdi, modèle troublant, évidemment nécessaire pour le XVIIe et au-delà – la force d’une invention qui n’est ni féminine, ni masculine : tout simplement humaine. Merci à Concerto Soave (et au Festival d’Ambronay) d’aider à oublier les fausses questions-alibis : « Est-ce qu’il y a, naguère et à jamais, une façon-femme de composer ? », pour mieux et plus jsutement s’intéresser, avec l’histoire, la sociologie, la psychologie, à l’interrogation : « pourquoi les a-t-on soustraites à notre jugement, favorable ou admiratif ? » But it’s another story, n’est-ce pas…
Festival d’Ambronay, dimanche 5 octobre 2008, Abbatiale. Concerto Soave, Jean-Marc Aymes, Maria Cristina Kiehr. Œuvres de Francesca Caccini (1587), Barbara Strozzi (1619-1664), Caterina Assandra (début XVIIe), Isabella Leonarda (1620-1700).
Illustrations: Concerto Soave, Maria Cristina Kiehr (DR)