Créée en 1619 à Padoue, La Morte d’Orfeo de Stefano Landi se présente comme une « tragi-comédie pastorale » audacieuse, mêlant le sacré au profane avec une liberté inouïe pour son époque. Alors que Monteverdi immortalise la descente aux enfers d’Orphée (1607), Landi explore l’après-Eurydice : un héros brisé, reniant l’amour et le vin, livré à la vengeance de Bacchus et des Ménades. Cet opéra méconnu, premier opéra séculier romain, fusionne récitatifs florentins, chœurs monumentaux et scènes comiques (comme le Caronte bouffon ou les Satyres ivres), préfigurant l’opéra baroque dans toute sa diversité dramatique. Sa partition, conservée au British Museum, n’avait que rarement franchi les siècles avant cette résurrection versaillaise, sous les ors du sublime Salon d’Hercules.
Stéphane Fuget : Alchimiste des Passions Baroques
Dirigeant depuis le clavecin d’un geste à la fois fiévreux et millimétré, Stéphane Fuget a insufflé une vie électrique à son ensemble Les Épopées. Sa direction, empreinte d’une italianité solaire, a sculpté les contrastes avec une intelligence rare, avec des récitatifs tendus comme des fils à couper au couteau, notamment l’avertissement du Destin, créant une angoisse palpable dès l’acte I. On admire également des ritournelles envoûtantes (airs strophiques) transformées en sonates d’église, où violes et cornets dialoguaient dans une onctuosité sensuelle, et une « scène des Vents » (Acte I) d’une virtuosité tourbillonnante, où les ornements improvisés – grande spécialité des Épopées ! – faisaient scintiller la partition comme les miroirs de la toute proche Galerie des Glaces. Sa vision, proche du clair-obscur caravagesque, a magnifié la dualité tragique/comique de l’œuvre, des éclats rageurs de Bacchus aux murmures du Léthé. Entre fureur bacchique et grâce olympienne, cette Morte d’Orfeo n’était pas une exhumation, mais une résurrection. Les Épopées prouve ce soir que le génie baroque ne se conserve pas… il se revit !
Les Voix des Dieux : Panthéon Vocal
Dans le rôle-titre, le ténor espagnol Juan Sancho a incarné un héros déchiré entre l’élégie et la révolte. Son timbre cuivré, aux aigus triomphants, a irradié dans « Gioia al moi natal » (Acte II), tandis que sa confrontation avec Caronte (Acte V) – où Eurydice, amnésique, le rejette – atteignait une tragédie shakespearienne. Un Orfeo aussi puissant que vulnérable ! Lautre palme de la soirée revient à la Calliope (la mère d’Orphée) confiée à la mezzo française Isabelle Druet : sa déploration à l’Acte IV, baignée de vraies larmes, a également fait couler celles des spectateurs venus en nombre assister à cette quasi résurrection. Elle a tissé un récitatif aux micro-intervalles déchirants, son mezzo sombre enveloppant la salle d’un voile de douleur : un authentique chant-miroir où chaque inflexion disait l’effroi maternel, sublime de désespoir contenu.
De son côté, Claire Lefilliâtre (Teti/Nisa) a ciselé l’air inaugural de Tétis avec une fausse simplicité troublante, ses aigus dynamiques planant comme des oiseaux divins. En Nisa, instigatrice des Ménades, elle a viré au feu sacré, terrifiante de cruauté. Le jeune contre-ténor Paul Figuier (Mercurio/Bacco) demeure un vrai Caméléon vocal ! En Bacchus ivre de rage, son superbe timbre a crépité d’une énergie diabolique ; en Mercure psychopompe (Acte V), il s’est fait messager angélique, guidant Orfeo vers l’Olympe. Hasnaa Bennani (Euridice/Primo Euretto) a offert une Eurydice amnésique, d’une froideur fantomatique, qui contrastait avec son Premier Eurette enjoué. Le duo final avec Orfeo, où elle chante sans le reconnaître, fut un coup de poignard lyrique. Les autres solistes se partageaient de plus petits rôles, et sont surtout intervenus dans les nombreuses parties écrites pour les choristes, pages dans lesquelles Les Épopées brillent par leur porosité avec les chœurs. Les interventions des vents (Anaïs Yvoz, Floriane Hasler) et dieux (Alessandro Ravasio en Caronte grotesque, Alexandre Adra en Jupiter autoritaire) ont créé une tapisserie sonore. Les Ménades, tour à tour séductrices et meurtrières, ont déployé un chaos rythmique étourdissant lors du démembrement d’Orfeo (Acte IV). Mention enfin, aux Fato et Filen du superbe Vlad Crosman et au toujours vrombrissant Marco Angioloni, dans son double rôle de Ireno et Apolline.
Captation en live : Joyau discographique en perspective !
Superbe nouvelle, ce concert magistral a été capté pour un CD à paraître en 2026 au label Château de Versailles Spectacles ! Après leur trilogie Monteverdi saluée unanimement par la critique, Stéphane Fuget et Les Épopées offriront ainsi la première version moderne incarnée avec cette intensité théâtrale. Un témoignage indispensable pour redécouvrir Stefano Landi, ce précurseur du baroque trop longtemps occulté. À l’annonce du disque, une seule envie nous prend : réentendre cette fresque sonore où la mort d’un héros donne naissance à ce pur chef-d’œuvre lyrique !
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CRITIQUE, opéra. VERSAILLES, Salon d’Hercules, le 18 juin 2025. LANDI : La Morte d’Orfeo (en version concertante). J. Sancho, H. Bennani, P. Figuier, I. Druet… Les Epopées, Stéphane Fuget (direction). Crédit photo © Emmanuel Andrieu