samedi 5 juillet 2025

CRITIQUE, opéra. LA SEINE MUSICALE, le 16 mai 2025. Robert SCHUMANN : Le Paradis et la Péri (Leipzig, 1843). Mandy Fredrich, Victoire Bunel, Sebastian Kohlhepp… Insula Orchestra, Choeur Accentus. Daniela Kerck (mise en scène), Astrid Steiner (vidéo), Laurence Équilbey (direction)

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On attendait beaucoup du Paradis et la Péri, somptueux oratorio de Robert Schumann (1842-43) car Insula Orchestra annonçait en quasi clôture de sa saison en cours, un spectacle total, associant au déroulement scénique – de fait opératique -, au chœur Accentus, à l’Orchestre sur instruments historiques, en effectif complet, un déploiement vidéo, prolongeant l’action scénique… ce qui ce soir, s’avère plutôt réussi. La partition plonge dans le romantisme germanique le plus sombre, mais aussi suggère dans le cas de la Péri déchue, une trajectoire certes semée d’épreuves et d’échecs, surtout une fin salvatrice qui permet sa rédemption finale.

 

 

CHANT, THÉÂTRE, VIDÉO : UN SPECTACLE TOTAL

Le Paradis et la Péri par Insula Orchestra/ Laurence Equilbey © Julien Benhamou

 

Le sujet est emprunté à l’épopée orientale « Lalla Rookh » (1817) de Thomas Moore. Toute la musique de Schumann, malgré le format puissamment symphonique de l’oratorio, semble prolonger le genre du lied, expression la plus raffinée des champs intimes de l’âme humaine ; la musique explore et dévoile la vibration intérieure des émotions aussi multiples que souterraines. En fin psychologue, le compositeur que porte un tempérament conquérant, victorieux [à l’inverse de ce que fut sa fin, marquée par l’effondrement psychique], exprime toutes les nuances du sentiment, dans un dramatisme qui va crescendo ; Schumann édifie comme un rite de passage et au delà, une manière de labyrinthe émotionnel dont les instruments expriment doutes, espoirs, accablement de la Péri, avant sa volonté finale, impérieuse et ardente, qui affirme en fin de parcours, une héroïne transfigurée, confiante, déterminée.

Toute la partition permet l’accomplissement de cette transcendance espérée, enfin réalisée, l’affirmation d’une œuvre progressive qui s’élève par détermination vers la lumière [tout le déroulement de la 3è et dernière partie, ce soir après l’entracte]. Mais auparavant le compositeur sait exprimer 1001 nuances de désolation, de misère ou de terreur où jaillit la pureté d’un acte d’une noblesse morale absolue : ce que recherche la Péri pour obtenir enfin l’accès au Paradis.
Le chœur [ACCENTUS] et les solistes cisèlent dans la sobriété et une intensité maîtrisée chaque sentiment que Schumann a serti dans une somptueuse enveloppe orchestrale : si les cordes, bois et vents sont bien engagés, le relief des cuivres se fait souvent (trop) timide. Répartis dans la fosse au devant de la scène, les instrumentistes réalisent l’éloquente texture schumannienne avec infiniment de tact et de mesure, permettant aux solistes sur les planches de ciseler chacun leur partie, leur texte exalté, imploratif, s’apparentant souvent au lied.

 

D’UN JAILLISSEMENT NOIR PRESQUE CYNIQUE,
UNE POÉTIQUE DE LA TRANSCENDANCE

LAURENCE ÉQUILBEY et la metteure en scène DANIELA KERCK ont été bien inspirées de procéder à une relecture attentive du texte, ôtant à juste titre ses références plutôt datées, relevant d’une religiosité passée de mode, voire d’un orientalisme [persan] en réalité anecdotique, … pour accentuer l’universalité de son sujet central qui est la transcendance.
Ainsi pour obtenir enfin l’ouverture des portes de lumière et donc l’accès au Paradis, la Péri à demi ailée [preuve qu’il ne suffit pas d’avoir deux ailes pour s’élever mais que le salut s’obtient aussi par un cheminement spirituel total] fait don d’offrandes de plus en plus pures, – la dernière [les larmes d’un coupable repenti] suscitant finalement l’ouverture attendue.

Ainsi, créature céleste, la Péri traversant le ciel terrestre, rejoint dans sa quête, l’Inde, l’Afrique, l’Égypte… A chaque étape elle éprouve fragilité et vanité de la condition humaine, – terrassée par la guerre, la peste, la haine fratricide…
L’oeuvre est donc aussi en sous texte, un manifeste de compassion et d’humanisme, le sort de la Péri étant lié étroitement à sa faculté à s’émouvoir, et à offrir en conséquence, ce qui semble être la manifestation la plus admirable du sacrifice. Ainsi l’enfant en Inde qui défie le tyran au prix de sa vie ; la fiancée qui embrasse son aimé pestiféré en toute connaissance de cause et par amour ; le cas du coupable repenti, ému par sa victime, serait ici le cas le plus décisif de cette quête fraternelle.

 

Le Paradis et la Péri par Insula Orchestra / Laurence Equilbey © Julien Benhamou

 

 

LAURENCE EQUILBEY, familière à présent du dispositif d’opéra total associant chant, théâtre, vidéo [cf. son dernier spectacle « Beethoven Wars » d’une splendide inventivité lui aussi : LIRE notre critique du spectacle Beethoven Wars par Laurence Equilbey, mai 2024 : https://www.classiquenews.com/critique-concert-la-seine-musicale-le-26-mai-2024-beethoven-wars-insula-orchestra-accentus-laurence-equilbey/] a bien mesuré tous les enjeux de l’oratorio schumannien, plus audacieux et moderne qu’il n’y paraît. La forme en un continuum de plus en plus exalté, fusionne action lyrique et parure orchestrale comme une force irrésistible à la fois tragique et magique, ininterrompu, notion moderne qui suscite l’admiration du public et aussi celle de Wagner très admiratif dont le Lohengrin trouve des échos directs chez Schumann.

De même, sous la direction de Laurence Equilbey, le spectateur aura pu remarquer la profondeur prenante de certains chœurs comme celui de déploration chez les égyptiens terrassés par la peste, qui préfigurent la couleur et la gravité sourde du Requiem de Brahms (cette dernière œuvre, mise en scène, dans un dispositif complet, sera d’ailleurs l’un des temps forts de la prochaine saison 2025 – 2026).

L’apport des instruments d’époque rétablit le juste équilibre cordes / bois / vents /cuivres… Laurence Equilbey ciselant en particulier le flux Mendelssohnien de la première partie dans une lecture plus intimiste que dramatique. Une vision d’autant plus intime conçue comme une vanité que la cheffe ajoute deux ballades (magnifiquement chantées par accentus) au début et en fin de première partie : rappel poétique des plus bouleversants ; chacun ici bas disparaîtra retournant à la poussière [première ballade], pendant de la seconde (John Anderson), tout aussi bouleversante dans son dénuement d’une justesse absolue. Là s’inscrit ce réalisme stricte que propose Laurence Equilbey qui met en doute la sincérité du tyran repenti à la fin, évoquant l’enfant agenouillé de Maurizio Cattelan (cf. son entretien publié dans le livret programme)… Voilà qui nuance et enrichit magnifiquement le geste artistique, et qui tend à l’appui des somptueux phrasés orchestraux, à exprimer de l’oratorio que Schumann tenait pour son œuvre la plus aboutie, ce jaillissement noir voire cynique et glaçant.

 

PLATEAU CONVAINCANT

Pour étayer son oratorio, et enrichir une action proche de l’opéra, Schumann ajoute plusieurs personnages clés qui accompagnent la Péri dans son cheminement mystique éprouvant. Parmi la distribution vocale, se distingue l’ange noir de la très convaincante VICTOIRE BUNEL, hiératique, qui en thuriféraire sculpturale, tel une Isis romantique, accompagne à chaque séquence, les victimes foudroyées et sait prononcer solennelle, l’arrêté attendu : les portes vont-elles s’ouvrir?

Le narrateur [SEBASTIAN KOHLHEPP] qui décrit et commente chaque avancée de la Péri, précisant les enjeux de son parcours, ne manque pas d’aplomb et de crédibilité autant scénique que vocale ; le ténor ici grimé en Schumann lui-même, convainc par son sens du texte et un chant parfaitement articulé. De même l’alto AGATA SCHMIDT concourt à la force du chant et de l’action.
Enfin saluons la prestation de la soprano MANDY FREDRICH dans le rôle-titre, qui remplace l’interprète initiale portée souffrante : chant vif et engagé, la soprano qui a rejoint la production pour la générale, c’est à dire quelques jours à peine avant la première (!), affirme une belle flamme scénique et vocale, en particulier dans la dernière partie qui requiert ce chant exalté, impliqué, en fusion intime avec l’Orchestre, dans une courbe ascensionnelle menant à l’éblouissement et à la victoire finale.

 

Le Paradis et la Péri par Insula Orchestra / Laurence Equilbey – la tableau final (le repentir du coupable) © Julien Benhamou

 

 

 

 

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CRITIQUE, opéra. LA SEINE MUSICALE, le 16 mai 2025. Robert SCHUMANN : Le Paradis et la Péri (Leipzig, 1843). Insula Orchestra, accentus. Laurence Équilbey (direction), Daniela Kerck, (mise en scène) Astrid Steiner (vidéo) – Crédit photos © Julien Benhamou / Insula Orchestra mai 2025

 

 

 

LIRE notre critique du précédent spectacle d’INSULA ORCHESTRA,  » Beethoven Wars « , spectacle total en création à La Seine Musicale (mai 2024) :

CRITIQUE, concert (création). BOULOGNE-BILLANCOURT, la Seine Musicale, le 26 mai 2024. BEETHOVEN WARS : Insula Orchestra / Choeur Accentus / Laurence Equilbey (direction).

 

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