Concerto di voce et di viole
La musique baroque a pris son essor dans les années 1960 et aujourd’ hui la mode s’en est emparée pour le meilleur et parfois le pire. Ainsi s‘il est bien rare (mais cela existe encore !), de jouer faux pour faire baroque. Il est plus habituel de faire du cross over ou de convertir des voix d’opéra au baroque ou de donner des concerts dans de salles un peu trop vastes en se servant de « l’étiquette baroque ». Des résultats séduisants sont parfois obtenus mais l’esprit d’ouverture et de surprise, si intimement baroque, disparaît. Les grosses machines nous privent de la magie délicate des instants féeriques du premier baroque, quand, dans une atmosphère chambriste, le public découvrait à la fois un nouvel instrument, un compositeur oublié , en une acoustique adaptée. La viole a été de ces instruments pionniers et aujourd’hui si elle a droit de citer avec noblesse, son héraut, Jordi Savall, y est pour beaucoup. Des violistes de talents prennent la suite, tandis que le maître réserve de son précieux temps pour donner encore de superbes récitals, seul avec son instrument de prédilection.
Ce soir est à marquer d’une pierre angulaire tant il s’est passé une chose rare et intense. L’église des Billettes, à l’acoustique excellente, était pleine comme un œuf. La concentration du public dans la salle était quasi religieuse. L’entrée des artistes a également été marquée par une grande émotion perceptible dans un trac bien géré, (quels sourires !), mais qui a mis du temps à se dissiper. Claire Lefilliâtre fait partie du continent baroque avec les plus grands. Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre et La Fenice de Jean Tubéry peuvent s’enorgueillir de sa voix si belle à la technique parfaite et de sa diction si pleine de sens. Qui chante mieux des airs de cours nobles autant que malicieux ? Qui vocalise mieux avec le cornet à bouquin ?
En acceptant de prêter son concours au projet de la violiste Françoise Enock, en soutenant la création du consort de viole la Verginella, elle a marqué son amour pour la musique de chambre la plus admirablement baroque. Kaori Uemura au dessus de viole (comme un gros violon sur les genoux), Sylvia Abramowicz au ténor de viole, Isabella Saint-Yves à la basse de viole et Françoise Enock au violone (ancêtre de la contrebasse) avec Marie Bournisien à la harpe baroque capable de soutenir à la basse continue comme de chanter avec grâce, toutes les cinq forment un consort de viole de rêve. Les sonorités sont d’une douceur sensuelle admirable. L’écoute entre les artistes leur permet des nuances infimes et des phrasés au galbe idéal. Sans parler des pizzicatti du violone de Françoise Enock, d’une élasticité irréelle. La superbe technique et la musicalité de Marie Bournisien à la harpe est un enchantement qui éclate dans une Toccata solo mais illumine à chacune de ses interventions.
Dès le début du concert l’émotion perceptible, les liens d’amour entre les artistes et la salle ont porté une émotion toute particulière. Les notes comme suspendue de Françoise Enock trouvant le prolongement exact en termes de beauté sonore et de nuance chez les soeurs de musicalité autours d’elle afin de développer une fugue subtile. La magie s’installe tandis que l’oreille ravie anticipe la reprise du thème par l’une ou l’autre violiste. Mais comment cette musique si subtile a pu rester inconnue si longtemps ? Le programme nous apprend qu’il s’agit d’une composition de Giovanni Maria Trabaci, napolitain ayant écrit ses livres pour orgue sur quatre portées distinctes permettant une adaptation facile et fluide pour les violes capables de chanter à merveille cette mélodie si suave. Toutes les interventions instrumentales seront de cet admirable compositeur. La Toccata seconda per l’arpa se révélant d’une virtuosité inattendue. Les doigts surs de Marie Bournisen semblent former des notes qui pleurent de joie et de mélancolie. La partie purement musicale qui entoure les chants est donc d’une qualité rare, et sa réalisation probablement unique est absolument convaincante par ce beau consort de viole. Quand on sait la rareté de ce répertoire dans la péninsule, on mesure la riche idée de Françoise Enock.
Mais la surprise de l’appropriation d’un répertoire par des instruments différents prépare celle de redécouverte des madrigaux polyphoniques de Monteverdi à voix humaine seule portant le texte et quatre voix de viole. Car on le sait, la viole peut chanter comme la voix humaine mais sans les mots. Claire Lefilliâtre est donc la seule à porter les mots avec sa diction si évidente, les autres voix étant tenues par les instruments chanteurs par excellence. Le résultat est confondant, le texte est magnifié et les équilibres entre les voix sont différents mais riches de nouvelles beautés. La harpe apportant par moment une belle lumière. Cette pratique était tout à fait encouragée par les madrigalistes en fonction du nombre d’interprètes dont on disposait. L’expérience du concert de ce soir porte une couleur et une texture d’une délicatesse de velours rouge cramoisi qui enchante et ravi la public. Tant de douceur et de subtilité aristocratique nous rendent un Monteverdi familier et nouveau à la fois. La voix de Claire Lefilliâtre garde sa droiture sans vibrato et ses harmoniques mordorées font merveille dans les moments plus douloureux. La voix trouve les couleurs exactes du texte, oscillant entre douleur, langueur, joie, soupirs et une pointe d’humour quand il convient. Le charme de l’interprète achevant de faire fondre le public. Le dramatisme du Lamento d’Arianna est préparé par une désolation des violes en pleurs directement enchaînés par les accords de la harpe pour débuter le grand lamento, seule partie survivante de l’opéra perdu de Monteverdi. On sait que le maître de Crémone a repris deux fois cette superbe pièce tant il l’aimait. Dans la musique sacrée pour les Pianto delle Madonna et dans son sixième livre de Madrigaux. Rajoutant, à des moments choisis avec l’intelligence du cœur, les parties du Madrigal à cinq voix, le résultat de l’interprétation de ce soir magnifie les affects par la limpidité du texte et la richesse harmonique du madrigal. La qualité de ce travail de recréation prouve la valeur musicologique du projet. La variété des accompagnements dans le si délicieux Se Dolce é’l tormento est aussi un véritable régal. Chaque strophe apportant sa surprise de duos, trios ou solo de harpe ou de pizziciati du violone !
Le charme admirable de ce fragile équilibre constamment à la merci d’une écoute moins attentive exige des musiciennes une concentration énorme, mais qui n’empêche pas les échanges de regards complices et les beaux sourires. Cette texture de velours assorti de couleurs profondes d’un rouge de passion, font comprendre que cette association de talents va grandir et offrir de bien grandes émotions à un public qui ne demande qu’à se laisser conquérir comme l’a été le nombreux public de l’église des Billettes ce soir remercié de ses applaudissement généreux par trois bis.
Nous souhaitons une longue vie à l’ensemble la Verginella et à Claire Lefilliâtre, Dames amies et si subtiles musiciennes. Si les fées musiciennes existent, nous en avons rencontré ce soir… de bien belles et baroques dans l’âme ! Leur premier concert ensemble en promet de très beaux !
Paris. Eglise des Billettes, le 2 décembre 2001. Claudio Monteverdi (1597-1643) : Madrigaux, Scherzi Musicali et ariose vaghezze. Giovanni Maria Trabaci (1575-1647) : Extraits de deux livres de Ricercate, canzoni et altri varij capricci. Claire Lefilliâtre, soprano. Ensemble La Verginella : Kaori Uemura, dessus de viole ; Sylvia Abramowicz, ténor de viole ; Isabella Saint-Yves, base de viole ; Françoise Enock, violone ; Marie Bournisien, harpe.