Il Trittico de Giacomo Puccini, actuellement présenté à l’Opéra Bastille – dans une production (issue du Festival de Salzbourg) réunissant Asmik Grigorian dans les trois rôles féminins principaux, Christoph Loy à la mise en scène et Carlo Rizzi à la direction musicale -, est un événement lyrique d’une rare puissance, où la cohérence artistique et émotionnelle atteint des sommets. Ce triptyque puccinien – Il Tabarro, Suor Angelicaet Gianni Schicchi (ici inversé en faisant commencer le spectacle par Gianni Schicchi et finir avec Suor Angelica, pour mieux respecter le crescendo émotionnel des trois partitions pucciniennes…), bien que composé de trois opéras aux tonalités contrastées, trouve ici une interprétation unifiée, profondément humaine, portée par une distribution exceptionnelle, à commencer par Asmik Grigorian, qui livre une incarnation bouleversante dans ses trois rôles.
La soprano lituanienne, déjà acclamée dans la cité autrichienne pour ses interprétations de Salomé et Tosca, relève ici un défi d’ampleur : incarner les trois héroïnes principales, chacune radicalement différente. Dans Gianni Schicchi, elle incarne Lauretta, déployant une voix plus légère, presque espiègle, tout en gardant une présence scénique irrésistible. Son « O mio babbino caro », sans mièvrerie, est un moment de grâce absolue. Dans Il Tabarro, elle est Giorgetta, épouse tourmentée, prisonnière d’un mariage sans amour. Son timbre à la fois chaud et tranchant, son jeu physique intense, traduisent une sensualité désespérée et une vulnérabilité poignante. Enfin, Suor Angelica est incontestablement son plus grand moment : son « Senza mamma » est déchirant, d’une pureté vocale et d’une expressivité qui rappellent les grandes tragédiennes lyriques. Elle incarne la douleur sacrée de la religieuse avec une sobriété bouleversante, et cette performance confirme Grigorian comme l’une des plus grandes chanteuses-actrices de sa génération, capable de traverser tous les registres – du vérisme sombre à la comédie piquante – avec une maîtrise stupéfiante.
Si Asmik Grigorian domine légitimement les critiques par son tour de force vocal et dramatique, les autres membres de la distribution méritent tout autant les éloges pour leur contribution à cette production magistrale d’Il Trittico. Puccini exige des chanteurs à la fois puissants et subtils, capables d’incarner des personnages complexes en quelques phrases musicales, et cette édition à l’Opéra Bastille comble toutes les attentes. Dans Gianni Schicchi, Misha Kiria est tout simplement irrésistible dans le rôle-titre. Son sens du timing comique, sa voix puissante et son charisme scénique font de lui le pivot de cette farce noire. Son « Ah! Birbante! » est un régal d’expressivité. Alexey Neklyudov apporte une fraîcheur juvénile et une voix rayonnante à son rôle, notamment dans son air « Firenze è come un albero fiorito », chanté avec une ardeur contagieuse. Tous les interprètes de la Famille Donati (dont Scott Wilde en Simone et Enkelejda Shkosa en Zita) forment un ensemble hilarant et parfaitement coordonné, alternant grotesque et cynisme avec brio. Dans Il Tabarro, Roman Burdenko impose une présence vocale et scénique formidable. Son monologue « Nulla! Silenzio! » est un moment d’une intensité poignante, où sa voix riche et son jeu empreint de rage contenue font de Michele bien plus qu’un mari trompé : un homme brisé par la vie. De son côté, Joshua Guerrero (Luigi) livre une interprétation ardente et désespérée du jeune amant. Son « Hai ben ragione » fuse avec une clarté et une puissance qui contrastent tragiquement avec son destin funeste, tandis qu’Enkelejda Shkosa apporte une touche à la fois grotesque et touchante à son rôle, avec un timbre chaud et une caractérisation savoureuse. Dans Suor Angelica, la légendaire soprano finlandaise Karita Mattila incarne une Zia Principessa à l’autorité glaçante. Sa voix assombrie par les ans, et son phrasé implacable font de leur duo avec Grigorian (« Nel silenzio ») l’un des sommets dramatiques de la soirée. Toutes les sœurs du couvent brillent par leur engagement, créant une atmosphère à la fois sacrée et oppressante, avec une mention spéciale pour la Genovieffa souple et gracieuse de Margarita Polonskaya.
Christoph Loy, connu pour son approche introspective, opte pour une esthétique dépouillée mais hautement symbolique. Plutôt que de coller au réalisme traditionnel, il propose un cadre unifié : un même décor modulable (une structure de bois évoquant tour à tour la péniche de Il Tabarro, le cloître de Suor Angelica et la chambre mortuaire de Gianni Schicchi) souligne les thèmes communs — la mort, la culpabilité, la rédemption. Gianni Schicchi, plus dynamique, joue sur l’absurdité grinçante de la famille vorace, tout en gardant une noirceur sous-jacente. Il Tabarro devient une tragédie claustrophobique, où les corps s’entrechoquent dans l’ombre, tandis que la lumière (signée Olaf Winter) joue un rôle narratif crucial. Quant à Suor Angelica, sa mise en scène s’avère d’une sobriété monacale, presque cinématographique, centrée sur le visage de Grigorian, dont les micro-expressions racontent toute la douleur. Loy évite le pittoresque pour creuser l’âme des personnages, et cela fonctionne magnifiquement.
Enfin, sous la baguette de Carlo Rizzi, et à la tête d’un Orchestre de l’Opéra national de Paris des grands soirs, la musique de Puccini respire, explose et chuchote avec une précision diabolique. L’orchestre déploie une palette infinie : les piquants éclats comiques de Gianni Schicchi, où chaque instrument semble participer à la farce, les sombres grondements d’Il Tabarro, où les cuivres menaçants évoquent le destin implacable, ou encore les cordes envoûtantes et les harpes célestes de Suor Angelica, d’une spiritualité envoûtante. Rizzi capte parfaitement les nuances de chaque volet, tout en maintenant une cohérence musicale globale.
À ne manquer sous aucun prétexte – un des sommets de la saison lyrique parisienne !…
________________________________
CRITIQUE, opéra. PARIS, Opéra Bastille, le 2 mai 2025. PUCCINI : Il Trittico. A. Grigorian, R. Burdenko, M. Kiria, J. Guerrero, K. Mattila… Christoph Loy / Carlo Rizzi. Crédit photographique © Guergana Damianova
VIDEO: Teaser d’ « Il Trittico » par Christoph Loy à l’Opéra Bastille
_______________________________________