Premier jalon de ce parcours littéraire: la figure de Don Quichotte. Le panache et la fougue de l’ouverture convainquent (sens du théâtre évident); puis on aime ce balancement libre entre élégance et mordant (réveil de Quixotte); l’attaque du chevalier contre les moulins à vent relève à juste titre d’un insecte pas d’un héros mais la précipitation pleine de feu et de passion lyrique (avec un violon solo chauffé à blanc, entraînant ses partenaires) relance l’attention; jamais en reste d’une idée souple si elle sert mieux le caractère du tableau, les Esprits Animaux offrent une superbe retenue et une mesure quasi chorégraphique pour la pudeur amoureuse qui saisit ensuite le héros dans l’exposition de ses soupirs: voici toute la grâce dont sont capables les jeunes instrumentistes ; puis c’est un beau contraste des deux allures des montures appareillées mais si différentes: Rosinante et l’âne de Sanche… Et pour un chevalier aussi hyperactif et habité, le coucher est encore une série d’assauts impétueux, bousculant une pensée qui peine à trouver le sommeil. Versatilité en diable, vitalité de chaque instant, ces instruments bouillonnent et tourbillonnent, tempêtent et soufflent. Ce souci du détail et des accents ne sacrifient jamais la cohérence ni la ligne dramatique. Tel est le secret de leur réussite.
Somptuosité tendre et solennelle des deux flûtes elles aussi accouplées dans le Concerto en mi mineur pour flûte et traverso: subtilité des timbres distincts et complémentaires, reliefs, accents, précision des attaques, vitalité là encore du continuo… on s’incline face au naturel narratif, à la flexibilité des rythmes magnifiquement approchés, vifs ou lents… La versatilité des Esprits Animaux captive : tout cela respire en une constante vitalité expressive, où les timbres associés gagnent une lisibilité palpitante (largo II).
Félinité jubilante
Après Don Quichotte, place aux tableaux animés de la Gulliver Suite: 5 épisodes dramatiquement forts et caractérisés qui fondent davantage l’idée de ce voyage thématisé où la musique traverse et enflamme plusieurs contrées littéraires: belle miniature précise et agile de la chaconne des Liliputiens; les gigue, rêverie et loure qui suivent soulignent encore l’adaptabilité tranquille et très imaginative des interprètes.
Le second Concerto pour 2 flütes TWV 52:a 2 est plus grave, d’un balancement solennel et nostalgique qui revisite l’éclat et la pompe crépusculaire du Grand Siècle français: immersion de Telemann chez François Couperin? Si dans le premier Concerto TWV 52:e 1, Les Esprits Anmiaux jouaient sur l’éruptive et élastique pulsion des rebonds, ici, ce sont la profondeur et une retenue toute française, fabuleusement chorégraphique elle aussi qui s’impose… le geste nous semble encore plus nettement abouti.
3è et dernier volet de la thématique en terre littéraire, les 5 portraits de femmes (sujets rares à part Didon évidemment) affirment le génie de Telemann au tournant de l’année 1728, dans l’art du portrait, portrait de fantaisie donc fulgurant et passionné, à la Fragonard. Xantippe (vivacité), Lucretia (langoureuse et nostalgique), Corinna (tendre), Clelia (piquante), surtout Didon (douloureuse et agitée tout à tour)…
Attention à l’architecture des tonalités, au jeu des timbres alternés, dialogués, affrontés, vraie joie voire jubilation du geste musical… il ne manque rien aux interprètes des Esprits Animaux: ils ont la fougue, le raffinement… une musicalité qui devient souvent miracle de juvénilité jaillissante, au diapason enchanteur de partitions magnifiquement défendues. Très belle révélation: à de nouveaux interprètes électrisants qui savent enflammer un cycle de partition en un chambrisme libéré, le programme ajoute plusieurs partitions méconnues d’un Telemann virtuose, aimant le pastiche, l’érudition vivante, la pochade fiévreuse et enivrante. Voici l’une des réalisations les plus exaltantes du label Ambronay éditions.
Georg Philipp Telemann (1681-1767): Un voyage à travers la littérature. Burlesque de Quixotte TWV 55G:10. Concertos pour deux flûtes TWV 52:e 1, TWV 52:a 2. Gulliver Suite (1728). Introduzzione à tre (Der Getreue Music Meister, 1728-1729), TWV 42:C 1) Conclusion en mi mineur (Musique de Table, TWV 50:10). Les Esprits Animaux.