mardi 6 mai 2025

Lyon. Salle Molière, les 9, 11 et 13 octobre 2011. Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Intégrale des quatuors à cordes. Quatuor Debussy.

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Dimitri Chostakovitch,
Intégrale des Quatuors
Quatuor Debussy

Somme de l’art du quatuor à cordes au XXe, les 15 de
Chostakovitch, écrits entre 1938 et 1974, sont aussi un voyage de forte
émotion pour les auditeurs. En écho des représentations du « Nez » à
l’Opéra, le Quatuor Debussy – spécialiste de cet ensemble qu’il a
enregistré au disque – a donné cette intégrale pour un public fervent de
ces trois séances-modèle dans des conditions exemplaires.

Jdanov et l’art de la belote

Pauvre Dimitri ! Ou : mais admirable Dimitri ! Combien de fois sa
liberté de compositeur ne fut-elle pas agressée, menacée en son essence
même, et – pis encore, peut-être – par le présumé-coupable qui se
retournait contre lui-même pour faire allégeance et promettre qu’il ne
recommencerait plus ! Deux grandes crises pilotées par l’orthodoxie
esthétique soviétique faillirent abattre en son pays même celui qui
voulait rester « Russe, Russe, Russe, jusqu’à la moelle des os » (selon
la formule bien antérieure de Tchaikovski) : 1936, avec les attaques
officielles (et déjà rétrospectives) contre son opéra Lady Macbeth de
Mzensk, et 1948, « rebelote » jdanovienne… Il se soumit, ou fit
semblant, ou fit semblant de faire comme si… Mais autant ses symphonies
constituent un révélateur spectrographique sur toute la carrière (de la
1ère en 1926 à la 15e en 1971), autant ses quatuors -15, presque le
nombre beethovénien, son modèle plus ou moins avoué -, qui commencent
nettement plus tard (le 1er en 1938, et tous les autres à partir de
1944, jusqu’à l’ultime en 1974) sont une entité plus tournée vers
l’intériorité. « Cœur révélateur » de l’immensité des tensions et des
rares embellies où la lumière se donne pleinement, ce laboratoire d’une «
poésie des temps de manque », disait un romantique allemand, il faut le
découvrir, et puis encore le méditer, en une jouissance sonore et
philosophique qui est aussi et souvent douleur : « une terrible beauté
», selon la phrase de Yeats placée en exergue d’une Biennale lyonnaise
des Arts dont tout invite ici à prendre la mesure, en cet automne 2011.

Un auteur à auto- contradiction militante

« Accrochée » – si on l’ose dire – à son « Nez » par l’Opéra de Lyon,
voici donc une intégrale en trois séquences d’un… corpus déterminant
pour l’histoire chambriste du XXe. Et fort logiquement demandée aux «
Debussy », dont on peut dire sans aucun chauvinisme d’entre Rhône et
Saône qu’ils appartiennent « au meilleur » (qu’est-ce qu’il faudrait
énoncer : l’élite ou l’excellence, cela fait langue –de- bois -de- qui-
vous- savez ; groupe de tête, top et pole-position : catégories muscle
et moteur ; Gotha, « vieux style » …) des quatuors européens. Les
Debussy ont fini de graver au disque cette intégrale (ARION), ce qui
accentue leur autorité internationale en la matière, mais on sait que
rien ne remplace la situation de juste distance sonore et surtout de
circulation émotive des valeurs musicales en concert, surtout quand le
cadre acoustique permet d’approcher un idéal de définition : pas trop
vaste, rassemblée sur son drôle de quadrilatère à vêture kitsch (et là,
les clins d’œil du sarcasme dimitrien s’imaginent en franche
délectation), la Salle Molière convient en tous points. Un public
attentif, chaleureux quand sonne l’heure de l’applaudissement
(c’est-à-dire en laissant avant ses éclats un respectueux fragment de
silence), a pu entreprendre ce voyage en trois étapes. Le 1er violon
(Christophe Collette) et l’altiste (Vincent Deprecq) sont « de fondation
», le 2nd violon ( Dorian Lamotte) et le violoncelliste (Fabrice Bihan)
sont arrivés récemment, mais l’homogénéité sonore et timbrique, la
conscience communautaire sont sans faille. Le Quatuor avait été « adoubé
» par Madame Chostakovitch, et c’est justice, car au-delà de ses
évidentes qualités, – extrêmes précision et clarté, pouvoir d’analyse,
chaleur lyrique alternant sans soupçon d’emphase avec une rythmique
déchaînée mais sous contrôle, alliance des personnalités instrumentales
pour la constitution fusionnelle d’une identité, recherche de partitions
rares -, il y a eu et demeure un désir et un sens de la synthèse pour
composer le visage d’un auteur qui s’est toujours porté à lui-même
contradiction militante.

Gogol, Tolstoi et Dostoievski

Sous cet angle, en quelles perplexités Chostakovitch ne plonge-t-il pas,
exemplaire Eautontimoroumenos (selon le titre du dramaturge alexandrin
Ménandre : « celui qui se punit lui-même »), en perpétuel danger de
volte-face dès lors même qu’il lui semble avoir trouvé les moyens de
faire monter au jour son grand secret ? Peut-être, pour assembler ce
puzzle déconcertant et parfois irritant – tellement d’attitudes, de
dogmes stylistiques empruntés, reniés, remis en exergue puis à nouveau
cachés -, les Debussy ont-ils songé aux mots d’Arkel à la fin de Pelléas
: « L’âme humaine est très silencieuse. L’âme humaine aime à s’en aller
seule. Mais la tristesse de tout ce qu’on voit… » ? Donc, toujours la
solitude, et quelque chose de «l’ innommable », si propre à la manière
d’être Russe, entre les grincements fantasmatiques de Gogol, la lyrique
des « héros positifs » de Tolstoï dans Guerre et Paix, la mémoire que le
vrai de chaque être réside dans ce « souterrain », ce « sous-sol »
explorés par Dostoievski…

Venu du lointain

Quoi qu’il en soit des hypothèses psychologisantes, les auditeurs de
cette intégrale auront eu la conscience d’un grand souffle, d’une audace
provocante mêlée à de bouleversantes tendresses. Pour n’avoir pu en
écouter que les deux-tiers, nous savons que l’essentiel a été scruté,
mis en lumière, sans affaiblissement d’inspiration, avec une magnifique
intuition de la forme temporelle et émotionnelle dans chaque moment – et
parfois enclave- de cette « aventure des 15 ». On admire ainsi que dans
une même coulée de temps les Debussy aient pu se faire si légèrement et
harmonieusement clairs-mozartiens (Le 1er, de 1938), après les
profondeurs troublantes du 10e (1964). Modèle d’alternance inspirée, que
ce 10e « vu » par les Debussy : refuge et chanson d’enfance, puis
fureur de (sur)vivre, rageuse et râpeuse, dilemme du beau et de la
laideur ; densité déchirante, couleur et matière de passé, Aus der Ferne
(venu du lointain) si cher au romantisme, de quel horizon vers l’infini
?; et mélange d’ironie dansante comme de nostalgie pour terminer …

Une Sonate des Spectres

Et bien sûr, le sommet sublime – judicieusement placé en fin du parcours
– de l’ultime 15e. Cette somme de 6 mouvements lents est
vertigineusement repliée sur une vision mortifère, hanté d’une Elégie
tremblante, trouée par le déchirement de lancés et griffures
impitoyables (Sérénade), en échos fugitifs du chant vieux-russe qui
traverse les plaines et les temps pour armaturer une Marche Funèbre, et
finissant par se perdre au labyrinthe de son errance, « humaine, trop
humaine ». Les Debussy sont là bouleversants de concentration
introspective, de métaphysique sonore éperdue, d’énigme au ralenti, et
leur « Sonate des spectres » terminale va chercher « au lointain » de
chaque auditeur la part de mystère, légitime et troublée, qui justifie
en profondeur la présence à toute
cérémonie de grand concert.

Vipères titistes et faux-Nez

Et puis, parce que les Debussy sont « comme ça », et tellement en accord
avec « leur » compositeur si composite, on conclura par des bis non
exempts d’ironie. De même que le talent théâtralisant de ces
instrumentistes si riches en contrastes nous avait autorisé à écouter,
en prélude à certaines séquences, quelques propos et récits de
Chostakovitch – humoriste doutant de lui et de tout au monde -, ou
citations de rapports « officiels », c’était au bon vieux temps des «
hyènes dactylographes, des vipères titistes et de la dénonciation du
formalisme petit-bourgeois »… De quoi s’aider à rejaillir en éloge de la
liberté-partout-et-toujours, et histoire de remettre un peu de Gogol
moderne dans le jeu, avec vrais ou faux Nez en lieu et place de visage
pour dénoncer la sottise autoritaire de tous les temps.

Lyon. Salle Molière, les 9, 11 et 13 octobre 2011. Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Intégrale des quatuors à cordes. Quatuor Debussy.

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