A Montfort-l’Amaury…
Le beau, l’émouvant duo, infiniment accordé que celui de Nelson Goerner et Valeriy Sokolov : deux artistes secrets, et dont le lyrisme ne se « montre » guère qu’en arrière-plan de magnifiques capacités de technique sublimée. Et quel meilleur miroir que le Ravel d’une 2nde Sonate (1927), inscrite dans les dernières années d’une vie qui serait bientôt noyée » dans le brouillard mental ! Ici le compositeur assemble, horloger provocateur, mariant deux instruments qu’il avait déclarés ennemis, allant (peut-être) puiser au jazz des pulsations dérangeantes et excitantes. L’allegretto initial permet déjà aux interprètes de suggérer leur émotion fondée sur des sonorités d’extrême finesse, comme rétractée par la distanciation (très « Montfort l’Amaury » : mécanismes de montre, automates, sophistication symbolique d’un décor en Maison de Poupée…) tant cultivée par Ravel. Des transparences parfois s’entrouvrent sur la générosité, des éclaircies semblent se perdre en calcul infinitésimal des lumières. N.Goerner et V.Sokolov excellent en ce jeu complexe, de même qu’ensuite dans le Blues, avec son étrangeté rythmique omniprésente des pizz. qui font sentir l’écoulement du temps : V.Sokolov griffe d’un art subtil ses cordes d’un doigt précautionneux et pourtant presque distrait, pour mieux céder à une violence déferlante. Histoire de temps encore que conte le Perpetuum Mobile, lancée en course à l’abîme où l’on s’enrage à la poursuite d’une sorte de « Dialogue de l’Ombre Double », piano et violon réconciliés.
Prokofiev, Sonate-miroir
Le 2e visage est celui de Prokofiev, d’abord dans 5 Mélodies où passent tour à tour la plaisanterie délicatement rieuse, un cache d’émotion passionnée, le mystère ondulant de sa pénombre terminale. Quant à la 1ère Sonate, elle se fait aussi miroir passionnant du compositeur russe. N.Goerner y fait écouter une gravité, parfois un terrible glas, comme si son instrument devait sonner avec la densité âpre d’un orgue, tandis que V.Sokolov « tourbillonne ». Le pianiste et le violoniste s’accordent en andante pour leur jeu de questions-réponses s’élèvant au chant ardent et à une forme de mélancolie qui surprennent toujours quand Prokofiev s’épanche. Cela basculera dans le finale en « feu d’artifice », à la coda d’insectes fascinés par la lumière du lampadaire…Le duo conclut en un bis au charme simple et tchaïkovskien ce récital d’accord exemplaire et cédant si peu à la vanité démonstrative. (23 juillet, 14h30)
Un théâtre instrumental ou Pentalog
On a parfois plaisir à constater que le Festival, au-delà du goût pour les interprètes-un-peu-compositeurs, peut donner la parole à des créateurs… dont c’est avant tout le métier.Ainsi en va-t-il du Pentalog commandé (en duo avec le Concertgebouw d’Amsterdam) à Richard Dubugnon. Et l’auteur la prend, cette parole, pour présenter au public ce Pentalolog d’une relative difficulté d’accès immédiat. Y mêlant quelques touches d’humour agréable, il donne les grandes lignes de ce Quintette qui dit plus savamment son nom grec, en définit avec clarté les « personnages » dont il annonce qu’ils dialogueront en ce théâtre instrumental. Les spectateurs pourront imaginer un récit tout en cherchant les phases d’un plan de pièce (3,4,5 actes ?). Et s’il s’agissait « simplement » d’une conversation de salon, d’un échange brillant et crypto-philosophique tel qu’on l’écouterait à Clarens (Jean-Jacques Rousseau), au Grandval (Diderot), à Coppet (Madame de Staël) ou à Weimar (Goethe) ? Bien vite, on saura que c’est plus gris et noir, tourmenté, un peu haletant. On dira même d’emblée que la violence des propositions est dominatrice, avec des butées sur le silence, un certain vertige, des ponctuations énergiques de pizz, un obsédant motif rythmique, et plus loin des fuites en avant, des glissandi en unisson.
Eloge de la solitude
On comprendra plutôt que les rapports instaurés constituent un éloge de la solitude, en tout cas un constat d’une communication impossible, sinon un risque de dérapage en absurdie grinçante. Est annoncé aussi un meneur de jeu qui serait le 1er violon (brillantissime et cher leader Renaud Capuçon) et auquel la bande des 4 ferait allégeance (Gautier, le frère violoncelliste ; le 2nd violon, Kirill Troussov ; les altistes Barbara Buntrock et Lawrence Power). Et ce qui demeure sous le signe général de l’affrontement peut ensuite faire surgir une mélodie empruntée par le violoncelle au violon, ou l’inclusion d’une séuqnce calme. A travers les Nouvelles Aventures et voyage métaphorique du Log(os), on trouvera même une belle enclave où l’échange se fait tendre et passionné….Enfin, après retour des pizz, et esquive de marche militaire grotesque (oh mahler ?), ce Pentalog fort séduisant parmi ses aspérités conclut comme une entrée en obscurité, peut-être un apaisement, en tout cas une raréfaction très impressionnante du son, aux limites de la poésie murmurée.
Paysages âpres et mémoriels
Après cette ample architecture fort bien visitée par un public conquis, le compositeur irano-américain Behzad Ranjbaran présente lui aussi – mais les non ou mal-anglophones ont du mal à suivre le propos liminaire – ses Fountains of Fin. Il s’agit cette fois d’un Trio ( la flûtiste Eugenia Zukermann, l’altiste Ye-Eun Choi, le violoncelliste Maximilian Hornung), de langage fort séduisant, d’une réelle séduction sonore, éloge des timbres assemblés qui exalte – notamment la flûte – des valeurs de récit subtilement paysagiste et mémoriel. On trouve paradoxalement un climat plus âpre en 2nde partie du concert, où un autre Quintette – non cryptiquement nommé -, celui de Sibelius, est traduit avec grandeur et souffle (le pianiste L.Williams, K.Troussov, Y-E.Choi, L.Power, M.Hornung). C’est bien l’ardeur post-romantique qui donne à cette partition pas si connue son climat qu’il est évidemment facile d’appeler nordique et légendaire, et qu’embellit constamment le charme des Lointains. L’inspiration culmine dans un andante de profonde mélancolie, couleur de mémoire, dont la coda réunit autour d’un piano tout embrumé d’arpèges. Le finale mélange exaltation, unissons, trous de silence, parfois discours en rupture. L’interprétation – rassemblant « à la verbière » des instrumentistes venus d’horizons divers – capte par sa lyrique cohésion. (24 juillet, 11h)
Un sourire d’enfant
Il paraît que cela se dit encore, alors : « Respect ! » Un pianiste d’une immense expérience parcourt une fois encore les partitions les plus décisives, celles qui colorent une vie en toutes ses étapes, et dès qu’on arrive à les maîtriser, y inscrivent les marques d’un art vécu : courage, ardeur, joie, désespoir…Stephen Kovacevich s’avance vers le piano à pas mesurés, sourit d’un sourire d’enfant sage et si gentil, on dirait qu’il se refuse – comme certains de ses collègues le feraient ou rêveraient de le faire – à entrer par violence d’autorité dans la conscience de ses auditeurs. Et avec douceur incite à venir contempler des paysages aimés. Pourtant le message beethovénien qu’il porte est rude, même dans l’ironie elliptique de 4 Bagatelles. La 31e Sonate est, elle, leçon de vie, de toute une vie, en sa construction révolutionnante qui se moque de la démarche devenue classique et qu’alors le compositeur juge dépassée. Stephen Kovacevich, qui l’a beaucoup jouée, ou même enregistrée dans une intégrale mémorable, la rend presque familière, lui enlevant le caractère hautain et intimidant de sa démarche altière et nouvelle à chaque tournant.
Le Journal d’une confidence beethovénienne
Certes la puissance du pianiste est là, qui surgit dans le trille du moderato, cet élément capital de la pensée beethovénienne, omniprésent vecteur de la pulsion vitale. Elle demeure pourtant tributaire – vassale ? – de la douceur que porte la mélodie initiale de ce cantabile. Il est un 3e personnage que S.Kovacevich fait apparaître avec une sorte de sécheresse brutale, un bousculement paradoxal, et qui semble si contraire à son propre caractère : dans le pseudo-scherzo, peut-être un fantôme de la jeunesse, ce double chant populaire dont il convient d’expulser le surgissement de transition ? Ou pour mieux en déduire le sublime du récitatif, qui se fait humble supplication – cette fois tout à fait dans le « ton » rendu visible et audible du pianiste -, et alors peut jaillir l’infinie désolation du 1er adagio, emblème du désespoir et qui le resterait si par l’un des mouvements dialectiques les plus audacieux de l’histoire musicale Beethoven n’en tirait la substance opposée de la Fugue. Cette Fugue, qui sera donc reprise, d’abord inversée après le retour de l’arioso dolente, S.Kovacevich en souligne les accords-piliers qui mèneront au triomphe, et peut-être perçoit-on une certaine impatience d’en finir, une possible fatigue digitale, une appréhension, qui sait : mais tout cela, « humain, trop humain » aura surtout été déchiffré par l’auditeur embarqué dans l’aventure comme dans les pages confidentielles d’un Journal auquel s’identifie l’interprète : entre « coups frappés à la porte du destin » et déchaînement exultant des forces retrouvées dans l’ardeur solaire…
D.960 et Intranquillité
C’est évidemment un tout autre monde-sonate que celui de Schubert dans l’ultime D.960, immense poème dont S.Kovacevich saisit comme à bras-le-corps le Très Long Temps, et qu’il fait sien dans un esprit de liberté qui cependant répudie tout alanguissement, et même – ce qui n’est pas une certaine conception de tension-détente propre à Schubert, dans ses dernières œuvres particulièrement – semble poursuivi par un invisible adversaire. Le molto moderato est abordé avec une urgence tragique, un sentiment de force qui parfois fait songer à ce que le 7e art nomme un « montage cut », coupant sèchement le trille à la basse, l’isolant sur silence, et bâtissant un discours inquiet, où aucun privilège ne sera laissé à la mémoire-refuge, pourtant l’une des clés souhaitables de ce paysage… Sauf dans l’intermède central à la lumière tournante des modalités, qui évoque de poignante façon quelque chose qui s’est perdu, et cela s’appelle tout à coup mélancolie… L’andante est aussi halé vers l’intensité d’un « arioso dolente » mais qui sans le balancement dialectique d’une Fugue salvatrice s’immerge dans un tourbillon surgi de nulle part : le pianiste, avant de retrouver la symétrie du chant de douleur, s’arrête sur le vide avec stupeur brutalisée. Là encore, vision d’un Temps-butoir qui ne convainc pas nécessairement les « schubertiens-lents », au nombre desquels il est permis de se ranger, parfois !
Ainsi en va-t-il encore du scherzo, joué à l’accéléré, moment d’éclaircie chez Schubert et dont le trio, si tendrement expressif, pourrait se montrer ombreux en son intense nostalgie. Et le grand finale du Wanderer, voyage ouvert par une note-pivot faite ici impérieux appel, S.Kovacevich l’aimante vers un maelstrom de fureur, le conduit enfin vers une coda qui sonne étrange, à la limite du fantastique. Livre de l’Intranquillité, aurait proposé Pessoa ? Mais peut-être, certains soirs, Stephen Kovacevich joue-t-il « très lent » : ce serait le privilège d’une décision de Wanderer qui a gagné le droit de se retourner contradictoirement sur les chemins d’avant le Poteau Indicateur. On saisira mieux cette hypothèse quand un bis de Bach, apaisant fureurs et troubles, apporte une danse harmonieuse sous le signe de la grâce, rétablissant un frémissement presque tendre qui est dans la nature même de l’interprète et de son histoire. (24 juillet, 20h)
Festival de Verbier, 23 et 24 juillet 2011. Ravel et Prokofiev par N.Goerner et V.Sokolov. Richard Dubugnon, B.Ranjbaran, Sibelius, Quintettes et Trio. Sonates Beethoven (op.110), Schubert (D.960), par Stephen Kovacevich.