(1883-1944)
Francesca da Rimini
(Turin, 1914)
tragédie en 4 actes
France Musique
Samedi 19 février 2011 à 19h, en direct de l’Opéra Bastille
Saluons l’esprit défricheur du directeur de l’Opéra, Nicolas Joel: après Mireille, Mathis le Peintre, voici Francesca da Rimini
(1914), partition nouvelle qui fait donc son entrée au répertoire de la
Maison parisienne. C’est une fresque médiévale et vériste d’après la
tragédie fleuve de D’Annunzio (lui-même inspiré de Dante). La mission de
l’Institution est aussi de nous offrir de superbes découvertes, la
partition de Riccardo Zandonai, en est une. Et de taille. L’élève de
Mascagni, renouvelle très vite la leçon apprise: son vérisme sait être
poétique et symphoniquement original. Avec Francesca da Rimini, Zandonai
, âgé de 30 ans, laisse une oeuvre maîtresse, d’une unité forte liée en
partie à l’excellente adaptation du texte de D’Annunzio, réalisée par
Tito Ricordi…
Passons les nombreuses critiques infondées quant aux soit-disantes « kitcheries »
confuses, inutiles et insupportables de la mise en scène et des décors:
il suffit de lire 3 lignes du livret programme, -toujours d’excellente
qualité éditoriale-, pour comprendre et mesurer la cohérence de la
réalisation.
C’est un choix visuel qui prend son sens dans le respect de la partition et par référence à sa genèse… Le metteur en scène, Giancarlo del Monaco,
fils du ténor Mario del Monaco -lequel chanta le rôle de Paolo-,
inscrit l’ensemble du dispositif scénographique dans le sillon de la
source littéraire dont émane l’opéra de Zandonai: partout l’image et la
figure du poète Gabriele D’Annunzio sont implicitement présentes.
Chez D’Annunzio
Sur l’immense voile de scène d’abord, où son masque
mortuaire paraît, semblant flotter dans l’espace et dormir du sommeil
des justes; l’effigie paraît aussi sur l’un des murs de la chambre de
Francesca (III et IV)… C’est aussi, surtout, le décor de la villa du
poète italien, dénommée Il Vittoriale degli Italiani,
qui est reproduit littéralement: monumentalisme néopompéien, en noir,
rouge et or, avec ses marbres antiques et ses statues alanguies de la
Renaissance… l’accumulation des objets, ce clinquant suranné mi
symboliste mi décoratif recomposent sur les planches de Bastille,
l’ambiance de la villa mausolée qu’a édifié le poète soldat sur l’une
des collines surplombant le lac de Garde. Le lieu où vécut D’Annunzio
dans une ambiance d’antiquaire et de collectionneur (en particulier le
lit du poète surplombé par une allégorie nue de Michel-Ange) y est
explicitement évoqué. Tout le climat érotique et fantastique, symboliste
et « décadent », propre à l’artiste, s’affirme ici.
Il rappelle l’oeuvre poétique de D’Annunzio à son époque,
qui est une relecture du mythe médiéval de Francesca da Rimini, …
sous le filtre des images et des thèmes chers au mouvement Liberty
italien: raffinement des images, accumulation des références historiques
et esthétiques, éclectisme stylistique, mystère, allusion, mais aussi
brutalité et cruauté… Cette distanciation historique justifie d’emblée
l’idée de transposer l’action de l’opéra, non pas dans ce Moyen Age
inspiré de Dante, mais bien à l’époque de D’Annunzio.
D’autant que Zandonai reste frappé par le texte de D’annunzio: c’est
moins le sujet légendaire que la propre vision du poète, ample pièce de 5
actes qui inspire son idée d’écrire un opéra tragique. Après un
arrangement d’un montant de… 20.000 lires, les droits furent cédés et
les espèces négociées, versées dans la cassette du poète. Le texte
original fut soumis à un régime minceur pour entrer dans le format
lyrique: l’intrigue gagna en rapidité, précipitation, impact et
contrastes. Le résultat nous est offert sur la scène parisienne avec un
brio indiscutable.
Tout prend alors un sens dans ce jeu de références, où Giancarlo del Monaco
souligne l’attraction de la figure de D’Annunzio dans le travail du
compositeur: visuellement, les parfums entêtants voire dérangeants du
style Liberty marquent l’ensemble de la réalisation: au néoclassicisme
du palais Malatesta dont nous avons parlé, répond exacerbation des
couleurs des costumes (bleu nuit pour les deux jeunes gens), l’opulence
des étoffes (qui couvre la table du repas au IV…), cet orientalisme
néo antique à la Alma Tadema, cet éclectisme propre au tournant des deux
siècles (XIX/XXè)… créé en 1914, l’opéra de Zandonai en exprime alors
l’ultime essor.
Découverte majeure
de certaines pages, qui n’empêchent pas cependant, l’atmosphère plus
éthérée d’autres, réellement très réussies comme le duo des amants
maudits (dans la chambre de Francesca au III): ce wagnérisme vériste,
revisitant Puccini, Strauss et Debussy, pas moins… et aussi Massenet.
des pages amoureuses, soulignons la justesse des duos de Francesca avec
sa soeur (I), avec sa suivante (début de la dernière scène au IV): ici
et là, expression angélique de féminités juvéniles et meurtries,
frustrées et impuissantes.
Voici un opéra de langueur, où l’amour est un poison
vénéneux qui embrase et brûle les coeurs qu’il attise. Désirante, mariée
contre sa volonté à un homme qu’elle n’aime pas, Francesca se languit
d’une vie meilleure en évoquant comme un mélopée douloureuse l’union
illégitime, moins du couple mythique Tristan/Yseult que celui de
Lancelot avec la Reine Guenièvre… pourtant mariée (elle aussi) au Roi
Arthur. Ici les légendes se mêlent: il y a évidemment un parallèle
poétique entre Francesca/Paolo/Giovanni, et Guenièvre/Lancelot/Arthur,
sans omettre Yseult/Tristan/Mark…
c’est pourquoi le premier tableau qui est celui de la rencontre de
Francesca et de son futur époux, Giovanni Malatesta (le Boiteux),
devient celui idyllique, fleuri, fantasmé, de Francesca et de Paolo (le
beau): verger fleuri et salon d’hiver très encombré, l’espace se fait
chambre des futurs amants. C’est à peine si le metteur en scène précise
qu’il s’agit en définitive d’une tromperie: Francesca, princesse de
Rimini, a accepté ce mariage avec le clan Malatesta en pensant qu’elle
épouserait le Beau, et non le Borgne… on comprend désormais sa
rancoeur et l’envie d’en changer.
proche de l’excellence: difficile de regrouper d’aussi passionnants
chanteurs. D’abord, le couple des frères ignobles et pervers: Giovanni
et Malatestino. Ames possédées par la barbarie guerrière, le Boîteux et
le Borgne sont des tares humaines; ils apportent en particulier dans les
actes III et IV, cette couleur de la cruauté sadique: le premier est un
infirme en fauteuil mais non moins dominant sanguin (mordant et félin George Gagnidze); le second bossu (impeccable William Joyner)
louvoie, courtise (Francesca), et décapite (pendant la scène du repas)
ce rival gibelin, fait prisonnier après la bataille du II… Zandonai
réserve au 3è fils Malatesta, un épisode prosodique saisissant quand
Malatestino dénonce à l’époux, la relation coupable de sa femme avec
Paolo… grand moment de vérisme shakespearien, revisitant Verdi et
Puccini (fin de la scène dans une salle du palais, au IV).
Face à ce couple noir,
les deux amants « nocturnes » sont exaltés, beaux, voués au monde de la
nuit: Francesca et Paolo fusionnent en une extase suspendue pendant tout
le tableau de la chambre de Francesca (II) où Zandonai renouvelle
l’acte extatique du Tristan Wagnérien…Voix puissante et jamais
couverte par l’orchestre (pourtant omniprésent, y compris sur scène), Svetla Vassileva
sait compenser son manque de subtilité et de phrasé par un timbre chaud
et opulent: c’est aussi une actrice naturelle qui rappelle combien
Zandonai écrit certes un rôle vocalement écrasant mais exige aussi un
vrai tempérament théâtral pour incarner Francesca, personnage
initialement façonné par D’Annunzio pour sa muse et maîtresse, l’actrice
Eleonora Duse.
post romantisme byzantin et oriental propre à l’esthétique début du
siècle, Roberto Alagna proclame avec de vrais moyens et
une technique infaillible, cet amour sensuel auquel rien ne résiste; et
Francesca s’enflamme dans ses bras, consciente de l’adultère commis,
mais si heureuse toute abandonnée à cet idéal qui est le vrai sujet de
l’opéra: fusion des êtres, langueur et volupté empoisonnée, d’une
irrésistible attraction, selon le modèle de Zandonai dans ce domaine,
Wagner et son Tristan magicien.
pour ciseler l’orchestration flamboyante de la partition: solo de
violon et de contrebasse, flûtes et hautbois, mais aussi percussion à
l’envi, … l’Orchestre national de l’Opéra de Paris
montre à nouveau un niveau captivant. Rugissements, rythmes opiniâtres,
accents vaporeux… l’éclectisme hyperactif de la fosse diffuse ses
parfums envoûtants comme un encensoir. Le public applaudit non sans
raison cet intense moment de théâtre vocal qui est aussi une grande
découverte musicale. A l’affiche de l’Opéra Bastille, jusqu’au 21 février 2011.
Lire aussi l’argument (synopsis) de Francesca da Rimini de Riccardo Zandonai (1914)
Illustrations: Riccardo Zandonai, Gabriele D’Annunzio, Paolo et Francesca par le peintre Anselme Feuerbach (DR)