vendredi 2 mai 2025

CRITIQUE, opéra. DIJON, le 30 mars 2024. JS BACH : La Passion selon Saint-Jean. Sasha Waltz, Leonardo Garcia Alarcon (création française)

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Dès le début de la partition, le geste et la vision du chef Leonardo Garcia Alarcon révèlent d’évidentes affinités avec l’écriture de BACH. Sa Passion ainsi chorégraphiée par Sasha Waltz (déjà complice pour un Orfeo précédent) est proposée en création française à l’Opéra de Dijon [après avoir été créée au festival de Pâques de Salzbourg, avant d’être présentée en fin d’année au public parisien… les 4 et 5 novembre au TCE].

 

 

Jouer l’œuvre aussi en mars 2024 est d’autant plus opportun que sont célébrés ainsi les 300 ans de la création de l’œuvre (créée à Leipzig le Vendredi Saint 7 avril 1724). De surcroît au moment du Week end Pascal. La direction affirme non sans raison une tendresse infinie et des pianissimi comme des diminuandi qui respirent et insufflent à l’ensemble de la lecture une humanité autant puissante que bouleversante. La disposition instrumentale est particulièrement bénéfique : le chef est situé à cour, dirigeant deux groupes instrumentaux, placés de part et d’autre de la scène, où évoluent les danseurs. Les chœurs pour les chorals sont réalisés par les choristes face au public et aussi par un renfort de chanteurs, assis parmi le public, qui se lèvent alors dans les allées de circulation pour entonner le chant (en majorité les chorals).

Les options choisies par le chef de la Cappella Mediterranea sont idéales et restituent la force dramatique des séquences de sorte que, comme l’a avancé Sasha Waltz, la Saint-Jean est un véritable opéra… mais un opéra avec un texte et l’on regrette que, option assumée et compréhensible, la chorégraphe ait choisi de ne pas afficher le texte de la Passion. Pour nous cette absence de la source qui permet au spectateur de se faire sa propre opinion sur l’articulation du sens nous est dommageable. Il est pourtant primordial de pouvoir accéder à l’origine, à la source, d’autant que le texte de la Passion structure chez Bach tout le discours musical. Comment il permet à la rhétorique musicale de servir l’expression d’une foi toujours éprouvée, jamais atténuée.

 

 

Fusion idéale du dansé, du chanté, du joué

 

Cette seule réserve étant énoncée, on s’incline devant l’imbrication aussi réussie du dansé, du chanté, du joué ; les instrumentistes et les chanteurs du chœur de Namur dansent ; les solistes de même, souvent étroitement associés aux mouvements des danseurs ; l’œuvre totale surgit dans cette équation qui fusionne les disciplines, avec autant d’esthétisme…. ténébriste, expressionniste, caravagesque, dans une gestion maîtrisée des mouvements, dans un équilibre des groupes qui font évidemment référence aux tableaux sur les thèmes christiques, des Primitifs aux Baroques. C’est d’ailleurs par un jeu subtil des lumières que gestes, regards, attitudes sont sculptés à la façon des grands faiseurs d’images ; même le cadre d’un polyptique est directement suggéré en bord de scène ; un groupe affligé comme au pied de la croix, où figurent les 2 premiers violons, semble incarner dans l’idée d’un retable qui les résument tous, tous les tableaux de l’histoire de la peintre occidentale classique, citant en premier chef, déplorations et descentes de croix des peintres flamands, en particulier Roger van der Weyden.

Tout renvoie à une humanité oppressée, soumise, suppliciée dans un contexte totalitaire [Ponce Pilate y est particulièrement infect en donneur d’ordre] tandis que Jésus de blanc vêtu incarne au centre de cette scène tragique, le symbole même du Sacrifice.
Le corps dénudé, déconstruit, qu’il soit solo ou en groupe [souvent éclaté en trios simultanés] exprime l’idée même de la Passion : Jésus martyrisé, foule haineuse, pouvoir inflexible et glaçant. Au delà du sujet christique, le spectacle touche au cœur en invoquant une humanité qu’il nous importe de retrouver ; l’homme mis à nu est en quête de sa nature pacifiée. La nudité qui paraît sur scène, est celle des origines. Première, primitive, elle exhorte chacun de nous à faire notre propre autocritique ; de revenir à cette page blanche, cet état d’avant et qui précède la fatalité présente, pour que s’écrive un ère nouvelle.
Les spectateurs choqués de voir des corps d’hommes et de femmes nu/es devraient surtout s’interroger sur le sens de ce qu’ils voient [d’où la nécessité pour nous au moment du spectacle de donner accès au texte originel grâce aux sous titres].

La compassion et la tendresse, cette douceur enveloppante que produit constamment la musique de Bach (en particulier à travers les airs solistes) prend corps dans la chorégraphie millimétrée de Sasha Waltz : c’est comme si BACH nous rappelait à notre véritable essence, compassionnelle et fraternelle. En cela le sens des nuances du chef éclaire la profondeur et la justesse du spectacle. Dès l’admirable air pour ténor, et l’un des plus longs, d’une tendresse irrésistible (« Erwäge, wie sein blutegefärbter Rücken » / Considérez son dos taché de sang), s’incarne l’esprit de la Passion dans l’amour et la compassion fraternelle, valeurs si essentielle pour notre humanité.

 

Passion de compassion et de tendresse

 

Visuellement les danseurs composent des tableaux souvent sublimes ou malgré la violence et l’agressivité de la foule, ou l’action sadique des bourreaux flanqués de lances acérées, elles aussi parfaitement théâtralisées, l’esprit du groupe, l’élan solidaire, ce courant qui semble passer de corps en corps et qui fait la cohésion comme la fluidité des déplacements, portent la danse qui innervant la musique constamment, ne l’illustre jamais, mais en exalte subtilement l’énergie, les aspirations.

Comme une mer de cordes qui jaillit des profondeurs de la terre, s’affirme la justesse de l’air « Eilt, ihr angefochtnen Seelen » / pressez vous âmes inquiètes » où la noblesse caressante du baryton exhorte les fidèles à se presser vers le Golgotha où Jésus se livre…
On n’oubliera pas de sitôt le fameux air de révélation et de renoncement dont l’épure instrumentale dit comme souvent chez Bach, l’intensité spirituelle en jeu : « Est ist vollbracht » / tout est accompli, où le violoncelle solo sur scène et la musicalité du contre-ténor expriment alors l’ultime accomplissement de Jésus et son dernier combat où ses forces sont exténuées (la séquence s’achève dans le noir profond, les musiciens jouant / chantant dans la nuit de la Passion).
En un autre contraste saisissant, succède la grâce absolue de « Mein teurer Heiland, lass dich fragen » / Mon Sauveur bien-aimé, écoute ma demande… pour baryton et le chœur transcendé), où toute tension est miraculeusement abolie y compris surtout dans l’ondulation fluide aérienne des danseurs sur la scène.
Puis tout s’enchaîne ensuite jusqu’au nouveau sommet pour soprano (« Zerfließe, mein Herze » / « Déborde mon âme dans les flots de larmes…avec les deux flûtes où brille la geste aérienne de la danseuse vedette qui exprime la mort de Jésus. De l’affliction au plus profond de la douleur et du deuil rebondit alors un sentiment de compassion salvateur, sur le temps compté, mesuré, indiqué par le balancier des 2 hautbois et des 2 flûtes. On ne citera pas séparément chaque soliste, tant il s’agit ici d’un esprit de troupe ; chacun incarnant à un même niveau d’engagement et de sincérité, la totalité tragique qui se déploie.

Mais tout n’est pas encore réalisé : les magiciens de cette production réservent d’autres trouvailles miraculeuses d’une puissance poétique impressionnante comme ses miroirs que portent les danseurs en fin de partie et qui suggèrent le monde d’en haut (en renvoyant l’image des cintres illuminés au dessus de la scène), un monde inaccessible mais omniprésent ; le tableau produit un nouveau choc visuel, référence aux promesses célestes, à la Rédemption à venir ; jusqu’au dernier chœur qui referme la Passion comme l’ultime page d’un prodigieux livre des merveilles (« Ruht wohl, ihr heiligen Gebeine » / Reposez en paix, restes sacrés) : la précision, la transparence, la vitalité du chœur, lequel réalise ce soir des chorals d’une beauté renversante… et l’activité ardente des instruments agissent comme un baume rassérénant et régénérateur.
Car c’est moins la barbarie pourtant constamment présente que la profonde poésie qui s’affirme en cours d’action.

Au final, l’auditeur est comblé, et le spectateur demeure saisi par la beauté des séquences et aussi la violence de certains épisodes qui contrastent avec la tendresse des airs pour solistes. Le point culminant de cette scène tragique est ce moment où des coups secs sur le bois du plateau déchirent l’espace : coups des charpentiers qui frappent sur le sol ; ils suggèrent l’édification de la croix du Martyre. Séquence bouleversante. D’autres images fulgurantes traversent la scène : l’immense couronne d’épines portée par le danseur aux gestes suppliciés ; les planches du supplice qui se multiplient portées par le groupe, avant de tomber, frappant à nouveau le sol dans une déflagration assassine ; de ce spectacle profus et jamais diffus, aux images fortes qui font sens, s’affirme a contrario une vision unitaire d’une beauté inoubliable.

 

 

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CRITIQUE, opéra. DIJON, le 30 mars 2024. JS BACH : La Passion selon Saint-Jean. Sasha Waltz, Leonardo Garcia Alarcon (création française)

Photos : Mars 2024 / Passion selon Saint-Jean / Opéra de Dijon création française / Sasha Waltz / Leonardo Garcia Alarcon © Mirco Magliocca

 

LIRE aussi notre présentation annonce / avec notre entretien avec Leonardo Garcia Alarcon : https://www.classiquenews.com/opera-de-dijon-les-30-et-31-mars-2024-js-bach-la-passion-selon-saint-jean-1724-sasha-waltz-leonardo-garcia-alarcon/

 

Distribution

Sasha Waltz & Guests
Direction musicale : Leonardo Garcia Alarcon
Ensemble Cappella Mediterranea
Chœur de chambre de Namur
Chœur de l’Opéra de Dijon

Mise en scène et chorégraphie : Sasha Waltz
Costumes : Bernd Skodzig
Décors : Heike Schuppelius
Lumières : David Finn
Intervention sonore : Diego Noguera Berger

Soprano : Sophie Junker
Pilate : Georg Nigl
Jésus : Christian Immler
Contre-ténor : Benno Schachtner
Évangéliste : Valerio Contaldo
Ténor : Mark Milhofer
Ancilla : Estelle Lefort*
Servus : Augustin Laudet*
Pierre : Rafaël Galaz Ramirez*
* artistes lyriques du Chœur de chambre de Namur

 

 

agenda

La Passion selon Saint-Jean par LG Alarcon / Sasha Waltz au TCE, PARIS, les 4 et 5 nov 2024 : https://www.theatrechampselysees.fr/saison-2020-2021/opera-en-concert-et-oratorio/passion-selon-saint-jean-1

 

 

 

 

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