mercredi 14 mai 2025

CRITIQUE, opéra. FRIBOURG, Théâtre de l’Equilibre (du 29 décembre 2023 au 7 janvier 2024). ROSSINI : Guillaume Tell. E. Fardini, J. Soon, R. Croach… Julien Chavaz / Fergus Sheil.

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

Né en 2018 de la fusion de l’Opéra de Fribourg et de la compagnie lyrique Opéra Louise, le Nouvel Opéra Fribourg (NOF) s’était donné comme mission à l’époque d’« enjamber les barrières isolant le lyrique de la création scénique contemporaine » : les mots sont de son ancien directeur général Julien Chavaz, parti depuis peu pour le Théâtre de Magdebourg en Allemagne, mais qui signe la mise en scène de ce Guillaume Tell de Gioacchino Rossini – et dont le travail continue de coller à la mission fixée alors… 

 

 

Dramatisant ostensiblement le conte populaire médiéval du soulèvement suisse contre ses suzerains autrichiens, l’histoire révolutionnaire de Guillaume Tell s’est adressée à un large public dans toute l’Europe du XIXe siècle. Le simple récit d’un homme de plein air courageux et charismatique aidant à conduire sa communauté de la tyrannie vers la liberté a évoqué (et évoque toujours) différentes luttes, lieux et époques. Il n’est pas déraisonnable de voir cet opéra comme un récit symbolique de l’histoire, et cette production hautement stylisée adopte clairement ce point de vue. Faisant fi des règles du Grand Opéra dont l’ouvrage rossinien est le paradigme, c’est en effet une mise en scène qui vise à l’épure théâtrale que Julien Chavaz propose ici (après que l’Irish National Opera de Dublin en ait eu la primeur en 2022). Avec les lignes épurées du décor en bois (signé Jamie Vartan, courbées du sol au mur de chaque côté comme l’intérieur d’un nouveau navire (ce qui a l’effet de prodigieusement renvoyer la voix des chanteurs vers la salle pour un effet garanti !), l’espace est magnifiquement moderne, voire sculptural, conférant une vive abstraction à tout ce qui se passe sur scène. Nous sommes donc loin du romantisme de la Suisse des cartes postales.  

Même si elle n’est pas neuve, une autre idée forte du spectacle repose sur la binarité dans les couleurs des costumes conçus par Séverine Besson, uniquement de couleur ocre ou rouge. La couleur ocre clair représente l’innocence du peuple suisse, vivant en harmonie avec la nature, alors que les oppresseurs autrichiens portent des costumes d’un rouge sang vif. Au fur et à mesure que l’opéra avance, les vêtements des villageois suisses sont éclaboussés de rouge, soit à mesure que l’invasion s’intensifie. Les Autrichiens ont parfois de grands masques d’oiseaux (Gessler ayant le plus grand masque de tous qui représente son chapeau devant lequel ils doivent s’incliner dans l’acte III) tandis que certaines Suissesses ont des bois et des cornes. L’effet est mêlé d’originalité, assombri par une simplicité réductrice et un surréalisme mystifiant.

 

 

La nature de cette histoire et de ce style de théâtre repose cependant sur l’expérience collective, et pour cela le rôle du chœur est central. L’approche du mouvement scénique du jeune metteur en scène suisse souligne cela, situant le chœur comme une sorte de machine scénique humaine, les mouvements et les gestes s’assemblant d’une manière qui rappelle les styles théâtraux expressionnistes. L’histoire reflétant à la fois les effets déshumanisants du régime totalitaire par la terreur ainsi que le potentiel rédempteur de l’énergie communautaire, la musique de cet opéra commence et se termine par le chant du chœur (ici un Choeur du NOF au-delà de tout reproche !). Le fait que ce chant soit si fluide et expressif reflète la profondeur de l’expérience des lignes de chant, ainsi que de l’équipe artistique qui se cache derrière. Il y a beaucoup à apprécier dans leur travail tout au long de la soirée, notamment dans les chœurs puissants qui concluent les troisième et quatrième actes.

Et pour que notre bonheur soit complet, ainsi que celui des spectateurs fribourgeois venus en nombre en cette soirée de la St Sylvestre, le plateau comme la partie orchestrale suscitent l’enthousiasme. Dans le rôle-titre, le baryton français Edwin Fardini domine sa partie avec son superbe phrasé, sa diction parfaite et sa belle science des nuances et des coloris. Le comédien n’est pas en reste et il anime son personnage avec une fierté et une force de conviction qui le sortent des clichés habituels. Dans le rôle d’Arnold, le jeune ténor coréen Jihoon Son ne lui est pas inférieur, et la manière claironnante avec laquelle il aligne les aigus impressionne fortement la soirée durant, jusqu’à l’impeccable contre-Ut longuement tenu qui clôt le fameux air “Asile héréditaire”. Quant à la Mathilde de la soprano irlandaise Rachel Croash, elle constitue une vraie surprise : voix riche et ample sur toute l’étendue, parfaitement maîtrisée et contrôlée, elle éblouit tant par ses sonorités somptueuses que par son art du souffle. Un bémol cependant, son français est vraiment perfectible…

Les rôles secondaires, foisonnants et pré-éminents dans cet opéra, sont tous satisfaisants (hors le Gessler à bout de voix de Graeme Denby, une plus lamentables prestations qu’il nous ait été donnée d’entendre, et qui tire vers la bas cette soirée par ailleurs en tous points irréprochable et électrisante !). Eva Kroon campe ainsi une Hedwige intense et Iris Keller un Jemmy agile et percutant. Le Melchtal de Benjamin Schilperoort et le Leuthold de Gyula Nagy sont d’un très bon relief, tandis que le jeune et brillant ténor coréen Kiup Lee est une superbe découverte dans les courtes interventions de Ruodi.

Au pupitre, le chef irlandais Fergus Sheil – directeur artistique et musical de l’Irish National Opera (qu’il a fondé) – enthousiasme au plus haut point. Sa direction fiévreuse est tout simplement magistrale, et l’Orchestre de Chambre Fribourgeois le suit dans toutes ses intentions, que ce soit dans les airs élégiaques évoquant La Donna del lago ou dans les grands ensembles alla Moïse et Pharaon. On admire notamment sa maîtrise des équilibres sonores propres à cette immense fresque lyrique, avec un sens aigu de la caractérisation des atmosphères et de la psychologie des personnages.

Une grande soirée lyrique au Nouvel Opéra Fribourg qui laisse positivement augurer des ambitions du nouveau directeur de l’institution suisse, l’homme de théâtre argentin Leandro Suarez (plus qu’épaulé par Jérôme Kuhn, le fringant directeur artistique du NOF). Nous pourrons juger sur pièce avec le prochain titre de la saison, les également très « suisses » Aventures du roi Pausole d’Arthur Honegger, les 17&18 février prochain !

 

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CRITIQUE, opéra. FRIBOURG, Théâtre de l’Equilibre (du 29 décembre 2023 au 7 janvier 2024). ROSSINI : Guillaume Tell. E. Fardini, J. Soon, R. Croach…  Julien Chavaz / Fergus Sheil. Photos © Aurélie Ayer.

 

VIDEO : Kono Kim chante “Asile héréditaire” dans la production de Guillaume Tell par Julien Chavaz à l’Irish National Opera (2022)

 

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