Bleecker street
d’orchestre et des acteurs, l’adéquation des voix aux rôles, cette
Sainte de Marseille tient du miracle.
L’auteur. N’en déplaise aux petits marquis pincés, qui font la
fine bouche, comme on la fit autrefois à Massenet, trop ou pas assez
wagnérien, à Puccini, trop heureux en mélodie, tous trop heureux en
succès, comme ils la faisaient naguère encore à Britten, trop éloigné
des modes musicales, Menotti est un grand compositeur, doublé d’un
grand librettiste et d’un metteur en scène et chef d’orchestre de ses
propres œuvres, hors du commun.
Depuis Wagner, on n’avait pas connu un homme de théâtre aussi complet.
Certes italien, mais surtout américain dans sa formation, comme Samuel
Barber, il ne subit pas le poids des courants musicaux européens et,
sans méconnaître la modernité, il s’affranchit du terrorisme musical
que fut, dans les années 50 -surtout en France où on le découvrait avec
pratiquement un demi-siècle de retard- ce sérialisme intégral et atonal
qui étouffa plus d’un talent, sans qu’aucune œuvre à la hauteur de
Schönberg et des chefs-d’œuvre de Berg, Lulu, Wozzeck, ne vienne
justifier et couronner cette dictature de la mode. On redécouvre aussi
Korngold, également méprisé pour ces fausses raisons, accusé de
néo-romantisme expressionniste comme Menotti le fut de puccinisme
tardif, comme si une telle filiation, au lieu d’être une gloire comme
on la faisait aux post-wagnériens, tel Strauss, devenait une injure. Il
est vrai que de Puccini, Menotti hérite une science subtile du maillage
harmonique, des accords tuilés dont la succession rapide fait changer
la couleur orchestrale, théâtralisée au mieux selon personnages ou
situations, dans une concision des plus dramatiques. Sans airs
découpés, mais plutôt des jaillissements lyriques au milieu d’une
mélodie continue, d’une conversation musicale très symphonique, on
trouve ici le même amour italien de la voix. Des chefs tels Toscanini,
Victorio de Sabata, Eugène Ormandy, Thomas Schippers, lui apportèrent
leur caution, leur onction. Donc…
L’œuvre. Le sujet ne vise pas la facilité racoleuse : années 50,
dans le quartier new-yorkais d’immigrés italiens de la Little Italy, à
Bleecker Street, une jeune malade, Annina, entre en transes, a des
visions et reçoit tous les ans, le Vendredi Saint, les stigmates du
Christ. Elle a, semble-t-il, opéré des guérisons miraculeuses. Le
voisinage accourt, chaque année, dévotion et curiosité, comme au
spectacle, pour la voir entrer en transes. Autant que stigmatisée,
elle est poussée, clouée, crucifiée dans sa « sainteté » ou sa névrose,
par une foule aussi mystique, névrosée ou hystérique qu’elle, au
désespoir de son frère Michèle, trop aimant, qui la voit
inéluctablement entrer dans le rôle des ces « saints inventés par la
foule », et au couvent, dans cette vocation, peut-être forcée de
prendre le voile.
Loin d’être des tableaux de genre pittoresque, même la procession à
l’italienne de San Gennaro, même la noce dans la tradition italienne,
sont intégrés directement à l’action car ici, comme le voulait Boileau
de la pièce classique, « tout court à l’événement », jusqu’à cette
maîtresse Desideria, chassée par sa mère, honnie par la communauté
parce qu’elle s’est donnée à l’homme qu’elle aime : au-delà de
l’anecdote sur les mœurs étriquées de ces dévots Italo-américains,
celle par qui le scandale arrive quand elle dénonce l’amour qu’elle
juge incestueux de Michele et de sa sœur, et le paie de sa vie, elle
est l’instrument du destin, jalouse d’une « sainte » qui lui arrache
son amant comme lui est jaloux de Dieu qui lui enlève sa sœur.
Dépassant donc tout folklore italien et new-yorkais, tout comme West
side history (1957), la Sainte de Bleecker street (1954) trouve, dans
le local, l’universel : combat du doute et de la foi, et pose le
problème, brûlant aujourd’hui, de l’identité des immigrés déchirés
entre deux cultures, hésitant entre l’une et l’autre comme le reproche
Michele à ses compatriotes : la tragédie pour lui c’est que, se
revendiquant Américain contre ces Italiens mal assimilés, tuant « à
l’italienne » sa maîtresse pour une question d’honneur familial, il est
doublement paria, rejeté par les siens et recherché par la police.
Mais il faut noter: avec ce sujet vériste, Menotti dote souvent son
texte anglais de rimes assonantes, qui accentuent le lyrisme de ses
courbes chantantes.
La réalisation. Impensable aujourd’hui, la multiplicité des
lieux proposés par Menotti (un appartement, un terrain vague, un
restaurant, une entrée de métro, etc) est judicieusement rendue par une
scénographie unique de Jami Vartan, une rue de New York avec le bas de
ses immeubles de briques, leurs échelles de secours, un sémaphore,
d’une précision, d’un réalisme ou hyperréalisme pratiquement
cinématographique ; deux machines à oblitérer les tickets et un
comptoir styliseront en leur temps entrée de métro et restaurant. Des
affiches, des ballons au couleurs italiennes, donnent la couleur locale
de la Little Italy tandis que les robes pimpantes de Katia Duflot,
colorent chronologiquement et les lumières de Simon Corder,
temporellement, l’action urbaine. La précision maniaque des didascalies
de Menotti, leur longueur, leur abondance, ses exigences du jeu
d’acteurs, semblent laisser peu d’espace à un autre metteur en scène
que lui-même. Pourtant, tout en respectant ce legs, Stephen Medcalf
réussit à faire une œuvre personnelle. D’entrée, cette grille qui
contient une foule valises à la main, fait de ces gens en attente du
spectacle de la sainte, une masse d’arrivants à la douane d’un port :
elle condense chronologiquement l’arrivée antérieure de ces
immigrants, futurs immigrés mal intégrés dans ce quartier de New York
dont ils font une « petite Italie ». La présence de journalistes et de
photographes pour guetter l’apparition de la sainte et de ses transes,
rappelle la scène similaire de La dolce vita de Fellini, d’où fut pris
d’ailleurs le terme de paparazzi, et insiste sur le voyeurisme de la
foule et sur cette importance de la presse pour se sentir exister aux
yeux des autres, comme le manifestera cocassement Maria Corona, la
marchande de journaux frustrée de notoriété. Belle trouvaille aussi, à
la fois psychologique et dramatique,: lors de la noce de Carmela et
Salvatore, l’euphorie de la boisson à profusion, l’abus qu’en font
Michele et Desideria, marginaux de la fête, en arrivent à expliquer
l’incident de langue de la maîtresse méprisée, qui ne se maîtrise plus,
et la bouteille cassée de rage de l’amante (et non le couteau prévu)
devient l’instrument de mort par son amant, donnant une logique
accidentelle de cause à effet de ce meurtre. On regrette d’autant plus,
dans ce contexte prenant de vérité, ce crucifié vivant en Christ aux
lampions d’un effet irréaliste kitsch, repris par l’apothéose de la
sainte. Quant à la direction d’acteurs, elle est digne aussi du cinéma.
L’interprétation. Aucune faille vocale non plus, des premiers au
plus petits rôles, tous remarquables d’engagement et de vérité humaine.
Issus des chœurs, leurs silhouettes bien campées, se dessinent,
trouvent leur juste place (Florence Laurent, Frédéric Leroy, Wilfried
Tissot, Jean-Pierre Revest, Jean-Marc Jonca et Jean-Michel Muscat,
comme ces toasts et couplets italiens à la mariée). Kévin Amiel, tout
jeune ténor, à l’espiègle personnalité, y va de son « brindisi » et
s’intègre sans se dissoudre dans cette masse d’hommes d’où se détache
le Salvatore de Marc Scoffoni, baryton, époux aux arrière-plans
inquiétants, allure de futur parrain tiré à quatre épingle et… au
couteau. Avec autant de netteté, en quelques répliques, Eduardo Melo,
impose la grâce de sa voix et de sa silhouette légère.
À côté de ces personnages, Juliette Galstian a la voix embuée des
nostalgies des grandes âmes trahies par la vie, la chaleur maternelle,
la générosité et l’émotion persuasive d’une croyante auprès d’une Maria
Corona, Sandrine Eyglier époustouflante, qui dénote par l’originalité
de sa mise et de ses réflexions, sorte de coryphée du chœur antique,
d’abord sceptique puis convaincue, elle garde une tendresse humaine
réconfortante même dans les passages humoristiques, grande voix de
lumière dans l’ombre de la vie. Nom qui semble prédestiné pour un
destin religieux auquel elle renonce pour le mariage, la Carmela de
Pascale Beaudin a un timbre délicieux d’oiseau renonçant à une cage
conventuelle sans doute pour sombrer dans celle du mariage à
l’italienne comme le pronostique Assunta résignée. Le bavardage si
touchant des deux femmes, avec Annina au milieu, rappelle le
nostalgique duo d’Eugène Onéguine entre la mère et la nourrice sur fond
de pépiement joyeux des filles. Don Marco, le prêtre bénéficie de la
voix de tonnerre de Dmitry Ulyanov qui sait se plier à la douceur
confidentielle et tendre du témoin confident et confesseur humain.
Rital new-yorkais par son costume, son collier de barbe et moustache,
Atilla B. Kiss, ténor lyrique au timbre incisif et percutant, puissant,
est le frère aimant et maudit, affronté à Dieu, au prêtre, à ses
voisins, au monde, éternel rebelle rejeté par tous et déjà par sa
sœur : il fait passer dans sa voix et son jeu tout le désarroi, le
désespoir d’un trop-plein d’amour inutile à ancrer Annina à la terre et
à lui, et le refus de la révélation d’un amour presque incestueux par
sa lucide amante le pousse à la tuer comme ultime déni, et aveuglement
sur ses sentiments excessifs : c’est un pathétique Don José qui tuerait
non l’objet de son désir mais le sujet qui le lui révèle.
Maîtresse rejetée et objet de la réprobation des voisins, en robe
d’abord aussi ardente que les désirs qu’elle a et peut inspirer
-prémonition de sang-, puis en stricte et seyante robe noire et chignon
de la dignité recherchée mais aussi de son propre deuil, Desideria, nom
qui dit fonction, est incarnée, au sens le plus charnellement plein du
terme, par Giuseppina Piunti, belle a damner un saint sinon une sainte,
actrice bouleversante, riche voix de flamme et d’ombre, impressionnante
figure aimante et tragique, revers charnel de la « sainte ».
Celle-ci, dirait-on, est « désincarnée » par Karen Vourc’h tant la
jeune chanteuse semble entrer comme une évidence dans cette enveloppe
charnelle éthérée, évanescente, de sainte vraie pour l’extérieur,
mystique à coup sûr dans son intérieur: fiévreuse, hallucinée, corps
souffrant, traduit par des sauts déchirants de la source vive de sa
voix, palpitation faible de vie dans ce pauvre sang fluant et fuyant
des stigmates, malgré l’amour du frère et du voisinage, elle nous fait
sentir qu’elle est déjà ailleurs, qu’elle a déjà largué les amarres du
monde. Une interprétation touchée par la grâce.
Mais le miracle de cette réussite n’existerait pas sans la passion du
chef Jonathan Webb, qui sait mettre en valeur les richesses de cet
orchestre puissant sans épuiser pour autant les chanteurs, tenant bien
en main un chœur mobile et volubile, parfaitement préparé par Pierre
Iodice.
Nouvelle production.
Jonathan Webb, direction. Stephen Medcalf, mise en scène. Orchestre et
Chœur (Pierre Iodice) de l’Opéra de Marseille. Direction musicale :
Jonathan Webb. Mise en scène : Stephen Medcalf ; décors : Jamie
Vartan ; Costumes : Katia Duflot ; lumières : Simon Corder.
Distribution : Annina : Karen Vourc’h ; Desideria : Giuseppina
Piunti ; Assunta Juliette Galstian ; Carmela : Pascale Beaudin ; Maria
Corona : Sandrine Eyglier ; Une jeune femme : Eduarda Melo ; Michele :
Attila Kiss ; Don Marco : Dmitry Ulyanov ; Salvatore : Marc Scoffoni ;
Un jeune homme : Kévin Amiel.
Illustrations: Christian Dresse
Concert exceptionnel solidarité pour Haïti
Il n’est pas indifférent de dire qu’entre deux représentations de The
Saint of Bleecker Street, d’un cœur unanime, orchestre, choristes et
solistes, avec l’appui de tout le personnel administratif et technique
de l’Opéra de Marseille, ont offert un magnifique concert au bénéfice
d’Haïti, qui a empli toute la salle, refusant même 900 entrées. On
soulignera, dans cette générosité externe, celle interne du chef
Jonathan Webb partageant la direction avec son brillant assistant
Didier Lucchesi et celle aussi des aînés faisant la part belle aux deux
jouvenceaux de la distribution, Eduarda Melo, ravissante Susanne et
Kévin Amiel, étourdissant d’aisance dans « Ah ! mes amis, quel jour de
fête ! », « l’Éverest des ténors » avec ses 9 contre ut successifs,
unis ensuite avec le chœur dans le « brindisi » de la Traviata qu’ils
ont vaillamment bissé. Les autres interprètes chantèrent des airs dans
leurs cordes, et Karen Vourc’h une envoûtante et rare mélodie a
cappella du compositeur arménien le Père Komitas.