Agonie de Mahagonny
A en juger par l’enthousiasme du public nantais, au terme du spectacle, la proposition a pleinement rempli son office, et convaincu les esprits. Comment oser parler encore (et très récemment dans un magazine spécialisé) d’opéra comme d’un genre mort et dépassé, ou même pourquoi encore (et toujours) s’étonner du succès des opéras du XXème siècle et des créations? Il suffit de recueillir partout en France la température in situ: l’opéra n’a jamais autant rempli les salles, y compris quand il s’agit de créations ou de spectacles inédits. Le fait que nous soyons à Nantes et non pas à Paris, prouve derechef, la vitalité stimulante des scènes en province.
S’agissant de Mahagonny, où réside la charge parodique et critique? dans son sujet principalement. Weill, très influencé par Brecht avec lequel il collabore étroitement depuis surtout l’Opéra de Quat’sous (1928), brosse le portrait scrupuleux de la fin de la civilisation quand une société neuve se livre sans mesure au profit et à l’argent, au détriment de toute valeur humaine.
Barbarie d’un monde déshumanisé

On est immédiatement séduit par le choeur des prostituées menée par Jenny, à son hymne à la fois poétique (à la lune d’Alabama: Alabama song), mélancolique et désespéré; par l’arrivée des quatre bûcherons d’Alaska (Jimmy et ses amis, pleins aux as, c’est à dire prêts à se faire plumer). Malgré la disparité des tableaux, la vraisemblance psychologique apporte une évidente continuité dramatique d’autant que dans le rôle-central, celui de Jim Mahoney, Andrew Rees apporte une réalisation qui ne manque ni de profondeur ni de sincérité: contre le projet initial des trois fondateurs maffieux, il veut croire au miracle d’une ville nouvelle: plein d’innocence à son arrivée, l’idéaliste Jim est un héros rebelle, surprenant même, qui est vite dépassé par la machine qu’il contribue à mettre en marche: c’est bien lui qui appelle à l’absence de toute entrave, de toute mesure… aucune interdiction désormais, d’aucune sorte. Rien de mieux pour que le règne de l’argent souverain ne finisse pas imposer sa loi comptable et écraser tout individu qui se dresse contre son essor.
Opéra prophétique
Sur la scène, enseignes lumineuse et néons accrocheurs, profils de buildings, pancartes aguicheuses, ou dénonciatrices dessinent le cadre de Mahagonny, nouvelle Babylone et préfiguration de Las Vegas, cités illusoires, véritable pièges à pigeons. Rien n’y manque: prostituées faciles, alcool à gogo, match de boxe (et ses paris à l’issue fatale), alimentation gargantuesque: tout est là, à disposition, pourvu que le client paye comptant. La peinture est d’un réalisme écoeurant, barbare, déshumanisé. Brecht et Weill nous assènent un opéra nouveau genre, entre cabaret et songs populaires, servis par un orchestre spécifique, aux accords rauques et acides (où dominent bois, vents, cuivres et percussions). Au cours de la soirée, la direction de Pascal Verrot -directeur musical de l’Orchestre de Picardie- (avec lequel il dirige ensuite, après Nantes et Angers, la reprise de la production à l’Opéra de Lille, lire ci-après), se bonifie: sculptant avec un tempérament croissant la course à l’abîme: dans Mahagonny, n’y-a-t-il pas aussi allusivement « agony »? Même si la tornade qui devait souffler la cité trop fière, disparaît par miracle, l’issue de cette communauté dépourvue de toute humanité, – où chacun a perdu son âme-, ne peut être que fatale. Le regard des auteurs est cynique et sans concession pour leurs personnages.
Anticapitalistes, Brecht et Weill, déjà en 1930, élaborent une scène militante, humaniste, prophétique. En 2009, où l’on ne sait pas encore quand cesseront les conséquences, déjà catastrophiques sur le plan social, de la crise boursière de 2008, on ne peut qu’être saisis par la justesse du propos. Dans une scénographie intelligente, sans apprêt ni décalage, vérité et actualité de la partition de 1930 n’en sont que plus criantes. Chapeau bas.
Nantes. Théâtre Graslin, samedi 21 février 2009. Kurt Weill (1900-1950) : Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (1930, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny), opéra en trois actes sur un livret de Bertolt Brecht. Avec Nuala Willis (Léocadia Begbick), Beau Palmer (Fatty), Nicholas Folwell (Moïse la Trinité), Jenny Hill (Elzbieta Szmytka), Andrew Rees (Jim Mahoney), Eric Huchet (Jack O’Brien, Tobby Higgins), Frédéric Caton (Joe). Orchestre National des Pays de la Loire. Choeur d’Angers Nantes Opéra. Fanfare de la 9è Brigade Blindée de Marine de Nantes. Pascal Verrot, direction. Patrice Caurier et Moshe Leiser, mise en scène.
A Nantes et à Angers (Angers Nantes Opéras),jusqu’au 15 mars 2009. Production reprise à l’Opéra de Lille, du 3 au 9 avril 2009.
Illustrations: © Jef Rabillon pour Angers Nantes Opéra
1. Andrew Rees (Jim Mahoney)
2. Nuala Willis (Léocadia Begbick)
3. Les prostituées à l’Hôtel de l’homme riche
4. Décadence de Mahagonny: l’agonie finale des habitants