Jun Märkl est connu comme fervent wagnérien, et ailleurs qu’à Lyon, chef lyrique. Il « transpose » ici avec son Orchestre de Lyon le 2nd acte de Tristan, et sa version de concert est exaltée par d’éminents solistes (L.Braun, J.F.West, N.Gubisch, F.J.Selig). L’ONL crée la 1ère commande faite au compositeur-résident, Thierry Escaich, des Nuits Hallucinées sur poèmes de Hugo, Corbière et Michaux.
Le drapé d’un manteau de nuit
C’est bien, les thématiques en concert, et cela force à écouter d’une autre (de son autre) oreille, renforçant en arrière-plan la pensée musicale qui n’a rien d’hostile à une sensuelle jouissance. Mais voyez comme on « reconstruit » les titres attirants : ce 24 mai, j’avais cru à un intitulé de « nuit ardente », alors que le Journal Officiel avait imprimé « Tristan, l’amour ultime » pour un acte de l’Opéra wagnérien par excellence qui demeure celui de la Nuit (amoureuse et mortelle). La présence d’une création de Thierry Escaich sur trois poèmes authentiquement nocturnes pouvait constituer le miroir agissant de ce 2nd acte, et on dira que dans le désir et l’intensité d’écoute comme dans l’ultérieur souvenir, ce concert demeure drapé d’un manteau de nuit.
Les Djinns du brillant Hugo
L’ouverture, il est vrai, ne s’accomplissait pas dans cette obscurité, à moins qu’on ne tienne Les Offrandes Oubliées (1930) du jeune Messiaen pour une illustration de l’enténèbrement du Golgotha, dans le premier volet du triptyque. Ce serait d’ailleurs consonant tout comme dans le 3e volet (l’Eucharistie), pour laisser au centre les terribles fureurs (noires ?) du péché : déjà la rhétorique mystique, avec ses douceurs (féneloniennes, ou sulpiciennes, selon l’humeur) qui « encadrent » l’horreur peccamineuse, bref la théâtralité du langage-messiaen. Centenaire de naissance (2008) oblige, et Jun Märkl fait cela très bien, commençant et terminant avec ses beaux gestes si souples qu’on se croirait immergé dans l’aquarium harmonique où Messiaen aura toujours aimé régénérer une part de sa synesthésie. Mais ensuite on attendait la création de l’oeuvre commandée par l’Orchestre à son compositeur-résident. Triade ici encore, mais ici le choix de Thierry Escaich s’est porté sur trois textes que la voix en avant de l’orchestre délivre en toute « audibilité », sans « vaporisation ou éclatement », et c’est d’abord ce respect de l’intelligibilité qui impressionne et force…le respect. D’autant que sans facilités pléonastiques – ainsi la coda des Djinns qui semblait appeler qu’on s’« efface » dans l’imperceptible mais exalte soudain le « bruit »-, chaque auteur en chacun des poèmes est saisi dans son principe pour une traduction vivante, parfois frémissante selon une agogique et une texture musicales très savantes. Les petites pulsations calées sur le syllabisme initial et terminal des Djinns, puis l’aspect électrique et violent de la progression augmentative du centre, la virtuosité du jeune et brillantissime Hugo trouvent leur équivalence dans un emportement fuyant et symétrique qui n’est pas sans appeler la référence d’un hommage à Berlioz. Raptus et violence du fugitif sont également présents dans le « vol d’étincelles » pour l’enfance « hallucinée » dans le Rondel de Tristan Corbière.
Cela fait houle, houle…
Mais la sombre mouvance, l’interrogation angoissée, le basculement sur les syllabes et la sonorité qui intériorise l’obsession (nuit, 11 fois nommée, et ses échos en u et ou) s’accomplissent avec grandeur, concentration, gravité par l’admirable Dans la nuit, l’un des poèmes les plus bouleversants de Michaux. Et là il paraît que Thierry Escaich, si habile en adéquation extravertie avec le Hugo prestidigitateur des Djinns, désire intérioriser le moi virtuose, et nous faire témoin d’une telle mue. D’où ces grondements comme d’un orage au lointain des mots, le grouillement aussi à l’intérieur des syllabes et des phonèmes, ces ponctuations sauvages et sans pitié, des unissons de cuivres, le trouble dans l’énonciation même, et la progressive raréfaction qui seule permet de rejoindre ce qui « fait houle, houle » dans le tréfonds de l’être : en somme, il reprend à un autre « Voyant », le Rimbaud des « Voyelles », la mission de dire, en musicien-« alchimiste », ce que le U « imprime aux grands fronts studieux ». Et ne s’en montre pas indigne. La porteuse de vocalité, Nora Gubisch, est étonnante, au milieu d’un orchestre foisonnant, interrogé dans toute sa complexité par Jun Märkl.
Le paroxysme infini de l’amour fou
Enfin vient le moment « suprême » pour le chef de l’O.N.L., si essentiellement wagnérien. Les extraits (en « parts entières », un acte) d’opéra ne sont pas que réduction : comme le noir-et-blanc de la photographie puis du cinéma dans une époque passée à la totalité colorée, la version de concert souligne et répartit les lignes de force, synthétise en la purifiant l’immense montée courbe du désir, met de côté le jour trop éclatant de la gestuelle et du décor pour sonder la nuit des pouvoirs de la musique, poésie certes wagnérienne mais avant tout ressourcée aux Hymnes romantiques de Novalis. Symboliquement on y éteint, sur ordre d’Isolde, la torche-signal de la rencontre…Jun Märkl et tous ses interprètes, vocaux et instrumentaux, concentrent donc sans faiblir un instant la grandeur éperdue de cette page sans limite ni exemple, cette heure d’amour fou aux couleurs de l’océan tout proche. Demeure le risque inévitable de l’inégalité entre les voix aux avant-postes et un orchestre à l’air trop libre, trop enveloppant malgré les précautions de la direction musicale. Mais la vaillance, l’intensité, la passion, la fusion obtenues de tous par le chef emportent la réticence. On y oublie jusqu’au peu de crédibilité gestuelle, fût-elle minimaliste, d’un Tristan (Jon Frederic West) aussi admirable vocalement que son Isolde peu à peu habitée par l’amour-et-la-mort (Lioba Braun, qui sait justement montrer la montée en elle de la possession). On y admire à leurs côtés la sombre et déchirante prophétesse Brangaine (Nora Gubisch) ensuite exilée au lointain des hauteurs, et un Roi Marke (Franz Josef Selig) à la noblesse de maintien, à l’humanité douloureuse captivantes. Et Jun Märkl porte au « paroxysme infini » la durée de cet « action sacramentale », conscient du sacré qui réside en ce moment unique de l’histoire musicale.
Lyon. Auditorium Ravel, Samedi 24 mai 2008. Richard Wagner (1813-1883): 2nd acte de Tristan. Solistes: Lioba Braun, Nora Gubisch, Jon Frederic West, Franz Josef Selig, Eric Huchet. Olivier Messiaen (1908-1992): Les Offrandes Oubliées. Thierry Escaich (né en 1965): Les Nuits Hallucinées. Orchestre National de Lyon. Jun Märkl, direction.
Crédit photographqiue: Thierry Escaich (DR)