Cosi fan tutte, 1790
Les 12 puis 30 mai 2008
Arte, Mezzo
En mai, Arte puis Mezzo diffusent deux productions différentes d’un même chef-d’oeuvre lyrique, Cosi fan Tutte de Mozart (1790), dernier opéra « buffa » du compositeur qui tout en succombant aux délices doux amers d’un pur marivaudage, exprime avec nostalgie la perte d’un monde ou par antinomie, brosse le portrait d’une humanité qui n’a plus foi dans la sincérité de l’âme, préférant s’oublier et sombrer dans les vertiges du désir destructeur… Que savons nous de Cosi, dernier opéra de la trilogie Da Ponte/Mozart? Longtemps l’oeuvre fut minimisée, trop faible par son livret, d’une légèreté douteuse: tenue à l’écart des sommets que forment depuis le XIXème siècle, ses frères aînés, Don Giovanni et Les Noces de Figaro.
Eloge de Cosi
Pourtant ce que nous dit l’opéra aujourd’hui, c’est avec un ton de vérité voire de cynisme que la seule loi du désir peut vaincre tout sentiment. Foulant aux pieds les serments d’hier, Amour/Eros veille à la folie des hommes et des femmes. Qui aime aujourd’hui, se dédira demain. Tel est le propre de la fourberie humaine: séduire, déguiser, feindre; toujours, tromper, trahir, abandonner. A l’école des amants, les deux couples de départ apprennent l’insouciance, l’oubli, ces petites lâchetés trop véritables et sincères. Lutte permanente entre les aspirations de l’âme et l’appétit de la chair. La musique quant à elle délivre un tout autre message: le bonheur fugace qui a déjà disparu, cette nostalgie longue, étirée qui a l’air de commenter le cynisme de l’action et regretter que ce qui arrive et se réalise bel et bien. Voyez par exemple ce trio langoureux qui clôt le premier acte, où les deux belles napolitaines, Fiordiligi et Dorabella se pâment aux côtés d’Alfonso: « Soave sia il vento… », douce brise du soir sur la baie de Naples qui emporte les adieux de deux filles éplorées perdant pour la guerre, leurs amants déjà regrettés… Jamais au théâtre, musique ne fut plus agissante indépendamment du texte. Tout se joue dans ce vertige. Spasmes et torpeur languissante de la perte. Or le piège de Don Alfonso montre combien femme varie: que tout cela est feint, masques de la sensibilité déplacée, la plus authentiquement féminine. Et voilà que Cosi est targué de misogynisme. Voyez le titre, sans nuances: « Cosi fan tutte »: ainsi font-elles toutes. Trahison, déloyauté et infidélité sont dans le coeur des femmes. Disons que de l’inconstance, les hommes n’ont pas l’exclusivité.
Ailleurs, si l’on accepte la coïncidence des dates, Cosi commandé en septembre 1789 par l’Empereur Joseph II, sur le thème d’un fait divers, serait contemporain des événements révolutionnaires. A 35 ans, Mozart compose l’une de ses oeuvres les plus profondes, les plus investies: y glisse-t-il son propre adieu à un monde désormais perdu? L’opéra est créé avec succès au Burgtheater de Vienne le 26 janvier 1790. Cosi fan tutte, ossia « la scuola degli amanti », Cosi fan tutte ou l’école des amants, opera buffa en deux actes K 588. Livret de Lorenzo da Ponte.
Arte, le 12 mai 2008. Musica à 22h30
Opéra filmé au festival d’Aix en Provence 2005. Réalisé par Stéphane Metge (3h15mn, 2005)Avec Erin Wall (Firodiligi), Elina Garanca (Dorabella), Barbara Bonney
(Despina), Ruggero Raimondi (Don Alfonso)… Mahler Chamber Orchestra,
Arnold Schoenberg Chor. Daniel Harding, direction.
Notre avis: Snobisme ou aveuglement: la critique a sifflé la mise en scène en arguant que Chéreau, pourtant applaudi à l’opéra (Tétralogie wagnérienne à Bayreuth, 1976, avec Boulez), n’avait pas rempli son contrat et surtout exaucé les promesses de l’affiche. On reprocha l’indigence austère des décors qui situe l’action en coulisses, derrière la salle d’un théâtre italien. Effectivement les amateurs du miroir mozartien doré, poudré, décoratif, roccoco en furent pour leur frais. A y regarder de plus près, cette cour intérieure qui se déploie en backstage, avec ses indications règlementaires (Vietato fumare: interdit de fumer, ou sortie de secours) révèlent les intentions lumineuses d’une conception toute en finesse. En représentant le revers de l’intrigue amoureuse, Chéreau décortique sous l’artifice de la comédie sentimentale, l’âpre réalité du sentiment humain. Il en dévoile la vérité indigne des coeurs, en particulier féminins: prêt à tromper, oublier, trahir, vivre par sections, se laisser séduire et succomber au désir. Ici la palpitation des émotions ruine et corrompt le pacte sacré des sentiments. En Alfonso, Ruggieri enchante par l’économie de son jeu. Même Bonney, n’arrive pas à l’articulation innée du baryton italien qui n’en est plus à son premier Mozart, lui qui reste un Don Giovanni cinégénique de première classe (sous l’oeil de Losey… en 1979). Aux côtés des deux chanteurs aguerris, les « jeunes voix » imposent leur juvénilité ardente: en particulier le couple Dorabella/Gugielmo: Degout et Garanca subjuguent de bout en bout par leur naturel émotionnel qui montre combien ces deux caractères là s’abandonnent dans le labyrinthe des coeurs éperdus… Ici l’amour marque les esprits, morsures amères promises aux fiancés provocateurs, pris à leur propre piège… Production magnifique de justesse et de sensibilité, à mille lieux d’une cérémonie anecdotique. Saluons donc Arte de diffuser ce joyau scénique, théâtral et vocal. On restera moins convaincu par la direction mignardisée voire maniérée d’un Harding moins profond que les milles facettes de la mise en scène, mais sa baguette ne manque pas d’activité ce qui pour Cosi, et son sujet des masques napolitains, à triple lecture, reste essentiel…
Mezzo, le 30 mai 2008 à 20h30.
Opéra (2006 – 3h10), réalisation : Francesca Kemp. Orchestra of the Age of Enlightenment et les Choeurs de Glyndebourne. Avec Topi Lehtipuu, Nicolas Rivenq, Luca Pisaroni, Miah Persson, Anke Vondung. Mise en scène : Nicholas Hytner. Ivan Fischer, direction.
Notre avis: Ivan Fisher parvient à conduire l’amer marivaudage avec une certaine classe. La distribution reste juste, avec l’ardent Gugielmo de Luca Pisaroni. La production est efficace sans être inoubliable. Le travail de Chéreau montrait davantage de subtilité dans les rapports entre les êtres.
Illustrations:
(1) Nattier: Allégorie de la comédie, 1739 (DR)
(2) Fragonard: Le Verrou (DR)