Compte-rendu critique, opéra. Parme. Teatro Regio, le 25 mars 2018. Gaetano Donizetti : Roberto Devereux. Mariella Devia, Stefan Pop, Sonia Ganassi, Sergio Vitale. Sebastiano Rolli, direction musicale. Alfonso Antoniozzi, mise en scène. Avec 70 printemps dans moins d’un mois, 45 ans de carrière et des adieux annoncés pour la fin de l’année, Mariella Devia n’en finit pas d’étonner par une longévité vocale déjà légendaire, ambassadrice de cette fraîcheur qu’on imagine volontiers éternelle.
Pour quatre représentations, le Teatro Regio de Parme a tendu à rendre hommage à l’une des plus fabuleuses cantatrices de ce dernier demi-siècle. En ce soir de dernière, l’émotion est palpable pour ce qui pourrait bien être les adieux de la soprano italienne au personnage d’Elisabetta, un rôle qu’elle a rencontré il y a moins de sept ans, en novembre 2011, sur la scène de l’Opéra de Marseille, à l’occasion d’une version de concert dont les murs du théâtre se souviennent encore.
Mariella Devia, regina d’Inghilterra
Une salle en furie, des spectateurs hurlant leur bonheur jusqu’à en perdre la voix, se levant comme un seul homme et tapant des pieds à en faire crouler le théâtre pour remercier la « divina », voilà l’image que nous gardons à l’issue de cette soirée. Des acclamations à n’en plus finir pour une artiste modeste entre toutes, presque gênée de se voir poussée par ses collègues à l’avant-scène pour recevoir l’amour que le public lui porte. Une vestale qui aura voué sa vie entière à son art et repoussé toujours plus loin les limites de la perfection.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, une technique longuement mûrie, perfectionnée durant des années, qui permet non seulement à la voix de conserver encore aujourd’hui une jeunesse inouïe, mais surtout à l’interprète de conduire l’instrument là où la musicienne veut la mener. Ce qui nous vaut une scène d’entrée un rien prudente et retenue mais magnifique, suivie par une cabalette de haut vol, ciselée et variée comme un bijou précieux. La scène refermant le deuxième acte montre la tragédienne à la hauteur de la chanteuse, profondément sincère dans ses émotions et dardant rageusement ses notes. Le centre de gravité du rôle demeure bien un peu grave pour la voix de la diva, mais elle sert la partition avec une franchise rare, affrontant crânement la tessiture exigée par la musique sans jamais outrepasser ses moyens naturels.
Mais c’est avec la scène ultime que la soirée s’achève en apothéose. Mélancolique et résignée, la cavatine émeut sincèrement, phrasée archet à la corde et nuancée en grande coloriste, soulevant le public à peine la dernière note achevée. Puis arrive enfin la cabalette tant attendue, ornée d’audacieuses variations et couronnée par un contre-ré foudroyant, spectaculaire d’aisance et d’impact, LA note qui achève de mettre le feu à la salle. Renversés par un tel miracle, épuisés mais ravis, nous nous abandonnons au délire collectif, trop heureux de pouvoir à notre tour manifester notre gratitude à cette immense artiste qui demeure un modèle pour les générations présente et à venir.
Aux côtés de ce monstre sacré, on admire une distribution de haut vol, capable de faire jeu égal avec la reine de la soirée.
Splendide Roberto Devereux, le ténor roumain Stefan Pop, partenaire régulier de la Devia – il la retrouvera au mois de mai à la Fenice de Venise pour une Norma qui promet beaucoup –, il prouve que son répertoire naturel se trouve peut-être chez Donizetti, tant l’écriture du rôle parait lui tomber dans la voix. Phrasé élégant, nuances amoureusement distillées, il sait démontrer également une belle puissance vocale et un aigu victorieux lorsqu’il le faut, sans jamais paraitre démonstratif. A ce titre, sa grande scène du III demeure l’un des fleurons de la représentation, avec une cavatine chantée à fleur de lèvres et une cabalette passionnée, qui remporte tous les suffrages.
D’une solidité toujours sans reproche, Sonia Ganassi trouve avec Sara l’un des rôles qui correspondent le mieux à sa vocalité. La mezzo italienne se promène ainsi au gré de ses interventions, un rien timide au début de la soirée, mais avec un engagement allant crescendo pour culminer dans un flamboyant duo du III avec son époux. Fendant l’armure, elle se donne sans compter, dardant des aigus comme autant de lances, pour la plus grande joie du public qui l’acclame longuement à l’issue de cette scène.
A cette flamme répond celle du Nothingham presque irréprochable du baryton italien Sergio Vitale, n’était un aigu manquant de liberté. Ceci étant, on découvre cet artiste avec le plus grand intérêt, admirant sans réserve son émission claire et mordante ainsi que son sens du texte, où chaque mot compte, en grand diseur. Lui aussi un rien réservé en début de soirée, il déploie toute l’ampleur de sa voix au III, faisant monter la température dans la salle et galvanisant sa partenaire.
Les seconds rôles, superbement distribués, participent à l’éclat de la soirée, grâce au Lord Cecil impeccable de Matteo Mezzaro et au Gualtiero luxueux d’Ugo Guagliardo.
Mais si les chanteurs peuvent aussi bien donner le meilleur d’eux-mêmes, c’est surtout grâce à l’écrin imaginé par Alfonso Antoniozzi, basse italienne devenue metteur en scène. En effet, si le décor apparaît simple, il permet de rendre l’action parfaitement lisible tout en respectant l’époque de l’intrigue, sans jamais se départir d’une véritable originalité visuelle. Un grand escalier, des panneaux coulissants actionnés par quatre mystérieuses suivantes de la reine, un trône stylisé, une grande cage, et voilà tout. Les costumes, somptueux, participent à cette réussite, comme une Renaissance revue à travers le regard de Tim Burton. La direction d’acteurs, simple mais efficace, porte en elle comme un souvenir de la Commedia dell’arte, chaque émotion ayant son geste propre.
Personnage muet, un virevoltant et omniprésent bouffon occupe toute la scène de sa présence étrange, comme un spectateur ironique riant du malheur qui se joue devant ses yeux.
On se souviendra longtemps des dernières images, montrant la reine dans toute sa vulnérabilité, pâle, défaite, cheveux blancs, vêtue d’un manteau dont la traine immense représente le continent européen. Sitôt son ultime note achevée, la souveraine se défait de ses atours pour descendre à l’avant-scène et baigner dans la lumière sur le dernier accord de l’orchestre.
Un orchestre galvanisé par l’enjeu de la soirée et dirigé de main de maître par Sebastiano Rolli, qui aime visiblement cette partition et la sert avec tout le respect qu’elle mérite. Toujours à l’écoute des chanteurs, le chef italien sait ce qu’accompagner des voix veut dire, soutien précieux et attentif, véritable maestro concertatore dans la grande tradition.
Une soirée éblouissante qu’on n’oubliera pas de sitôt, de celles qu’on vit rarement dans une existence de mélomane.
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Parme. Teatro Regio, 25 mars 2018. Gaetano Donizetti : Roberto Devereux. Livret de Salvatore Cammarano d’après la tragédie Elisabeth d’Angleterre de Jacques Ancelot. Avec Elisabetta : Mariella Devia ; Roberto Devereux : Stefan Pop : Sara : Sonia Ganassi ; Il Duca di Nottingham : Sergio Vitale ; Lord Cecil : Matteo Mezzaro ; Sir Gualtiero Raleigh : Ugo Guagliardo ; Un Paggio : Andrea Goglio. Chœur du Teatro Regio ; Chef de chœur : Martino Faggiani. Orchestra dell’Opera Italiana. Direction musicale : Sebastiano Rolli. Mise en scène : Alfonso Antoniozzi ; Décors : Monica Manganelli ; Costumes : Gianluca Falaschi ; Lumières : Luciano Novelli