Musica ut poesis
Le chef autrichien Manfred Honeck était déjà venu diriger en 2004
l’Orchestre National de Lyon, dans un programme Rachmaninov et
Tchaïkovski plus « grand public », d’autant que Lang Lang était au
clavier. Le voici qui revient « chanter dans son arbre généalogique »,
captivant l’Orchestre français pour une exploration en profondeur de la
7 ème Symphonie de Bruckner. Lars Vogt, interprète au son subtil, est dans
le 2 ème concerto pour piano de Beethoven.
Tradition, meilleure ou pire des choses
Comment transcender les éminentes qualités d’un orchestre qui avec certains compositeurs, n’est pas dans l’un de ses univers spécifiques ? Pour l’Orchestre National de Lyon, Bruckner n’appartient sans doute pas (encore ?) à ce que Schumann disait du Clavier Bien Tempéré de Bach : le pain quotidien. Le chef autrichien Manfred Honeck arrive devant un ensemble qui à la différence de certains orchestres de son pays et du monde germanique, n’a pas de tradition brucknérienne : son autorité naturelle, sa précision rigoureuse, sa souplesse élégante, sa culture post-romantique n’ont pas à heurter, ou vaincre des réticences ou – pis -, des formes supérieures de routine. Sans exiger une docilité qui de toute façon lui serait acquise, il peut surtout ouvrir des horizons, répondre à des interrogations sur le souffle, l’être-ensemble que requiert une œuvre qui, au-delà des merveilleux détails ou des instants, n’est gouvernée que par la synthèse et l’inscription dans ce que les historiens modernes appellent la longue durée… Et l’on sent que les prouesses sonores collectives – notamment dans les groupes de cuivres – ne sont plus la seule satisfaction de bien jouer : elles instaurent un imaginaire sonore qui exalte et emporte orchestre et spectateurs.
Recueillement et métaphore
Avec la 7 ème Symphonie, la notion d’appel et de recueillement, est rendue visible par deux fois, à l’orée de l’allegro puis de l’adagio : Manfred Honeck, par son geste et l’attitude toute entière, demande instamment à ses musiciens une concentration humble, comme garante du déchaînement ultérieur des forces. Cette manière de prière laïque et d’invocation mélodique fait surgir du silence – frémissement impalpable des cordes, arpège ou choral grave -, l’esprit d’un espace où vont s’inscrire ces mouvements de durée pure. On peut alors songer, avec ces longues phrases, que la musique est comme poésie (« musica ut poesis… ») : l’allegro propose une métaphore du fleuve-temps, du passage de ces atomes si serrés, indivisibles, qu’on a la sensation de participer à cette matière qui coule. Mais le fleuve aussi passe à travers les paysages qui sont figure de la terre-mère, prend un peu du limon et de sable sur les rives, emporte d’héroïques fanfares, des parfums de fête, des émotions intimes qui sont la vie…Jusqu’à l’apothéose, l’exultation de joie de la coda, nécessaire fusion de l’embouchure venue à la rencontre. Le Tombeau de Wagner plus ouvertement inscrit dans l’adagio dépasse lui aussi l’intention des « souvenirs pieux » et de la dévotion brucknérienne à celui qu’il reconnaît pour le Maître-Chanteur par excellence: l’obsession chorale, la mémoire des orages tétralogiques s’y contrepointent des murmures d’une forêt qui apaisent l’idée de la disparition mortelle. Et on comprend mieux pourquoi ensuite le scherzo, sans rupture en esprit, va se réjouissant de rythmes terrestres, d’échos heureux accourus d’un pays d’enfance et de jeunesse. Et comment l’humanité de Bruckner – malgré la similitude du cadre symphonique presque exclusif et si vaste – diffère de celle, plus instable, paniquée, paroxystique, follement ironique ou provocatrice, de Gustav Mahler.
L’accord profond avec un pianiste poète
Seules les grandes interprétations amènent de telles réflexions, au-delà de l’acquiescement aux valeurs sonores. Il est vrai que Manfred Honeck sait aussi trouver dans le Beethoven de l’ouverture de Coriolan les valeurs d’abrupt, les coups de fouet d’une dramaturgie elliptique et violente qui s’achève mystérieusement en ce que la philosophie musicale nomme raréfaction. Et qu’il rend au 2 ème concerto pour piano – le plus mal aimé des cinq ?- , son « projet de jeunesse impatiente », mais aussi sa concentration de ferveur dans l’adagio. L’accord avec Lars Vogt, scellé de longue date, montre qu’on néglige toute tentation de faire primer – à part de l’orchestre – la virtuosité du soliste, ni même ce si beau son dont témoigne constamment un pianiste au sommet de son art. La plénitude ne vient pas de l’intensité d’un combat que mèneraient tutti et soliste, mais Manfred Honeck ne fait pas non plus s’effacer ses instrumentistes. On écoute la traduction de cet équilibre souverain qui engendre le dialogue dans l’adagio, et renvoie au climat, aux personnages même de la Flûte Enchantée : à travers la solennité de l’invocation, le piano de Lars Vogt aide à maintenir une admirable intimité, un pathétisme doux de larmes au bord des yeux. Ainsi peut venir une coda transparente, quelques notes résonnant dans le vide spatial du cœur déserté, sublime présence dans le lointain de la harpe éolienne chère aux romantiques. Un toucher d’une telle subtilité, respectueux du silence interstitiel et de ses frontières fait du pianiste le calme sculpteur d’une matière presque soluble, argile mélangé d’eau au tour du potier. Cela s’exaltera dans deux bis, précieux instants rêvés : un nocturne de Chopin, murmurant au bord du lac, un Moment Musical de Schubert à la grâce de mélancolie, comme habillée des tissus moirés du Temps.
Lyon. Auditorium, Jeudi 19 et samedi 21 avril 2007. Ludwig van Beethoven (1770-1827): Ouverture de Coriolan, 2e concerto pour piano. Anton Bruckner (1824-1896): 7ème Symphonie. Lars Vogt, piano. Orchestre National de Lyon. Manfred Honeck, direction.
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Manfred Honeck © J. Ljungstem