samedi 20 avril 2024

Vierne, Chausson: Turbulent Heart. Tourniaire 1 cd Melba (octobre 2009)

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Amer, sombre, désespéré… Vierne comme Chausson sont des compositeurs de l’âme maudite, exprimant ses langueurs vénéneuses, étouffantes et cycliques. Melba frappe fort et juste dans cet album aux couleurs de l’angoisse, de l’impuissance solitaire, de l’éternel questionnement sans réponse, du désir inexaucé …
Pas moins de 4 poèmes symphoniques ou poèmes lyrique, associant orchestre et voix soliste illustrent le thème générique de Coeur tourmenté (« Turbulent heart »): Voici le Vierne (1870-1937) alchimiste du sentiment défait, de la noirceur psychique… c’est le mélodiste né (qui a composé nombre de cycles de mélodies pour voix et piano)… Le compositeur qui fut malvoyant déploie une sensibilité auditive et un souci de la sonorité exceptionnels comme l’atteste entre autres, la riche orchestration, miroir d’un univers personnel singulier dont Eros est entre autres perles ici révélées, le clair manifeste. Les autres poèmes développent le lugubre et le fantastique en une veine symphoniste tout autant indiscutable.
L’organiste surdoué, élève de Franck puis de Widor qui fut aussi titulaire à Notre-Dame de Paris, se révèle ici:
Si Eros affirme une plénitude orchestrale à la fois vénéneuse et radicale, d’une lascivité de plus en plus conquérante (à laquelle correspond la défaite du poète héros), il faut louer aussi la délicatesse des couleurs et la fine ciselure instrumentale, parfaitement soutenues par le chef Guillaume Tourniaire, auquel nous devons déjà chez Melba aussi, un inédit lyrique, l’opéra de Saint-Saëns : Hélène (1904) , précédente révélation, éditée en juillet 2008.

Les Djinns (écrit en 1914, créé en 1925), opus 35, d’après Hugo, et que son maître Franck a déjà traité en 1884, accorde poésie et musique avec ce sens naturel de la prosodie que maîtrise Vierne. La solitude impuissante du poète héros s’épanche dans un climat d’inquiétude, de terreur profonde, d’angoisse croissante. La voix narratrice souligne tout d’abord toutes les trouvailles de l’orchestre dont la houle hallucinée (dramatisme ardent et précisément conduit, très belles couleurs du Queensland Orchestra) marque l’ascension progressive du sujet fantastique: la course et la menace agissante des esprits malfaisants. Sous la baguette du chef, la suractivité instrumentale s’élance et se cabre y compris dans l’ultime prière du narrateur devenu acteur de cet épisode terrifiant. Saluons la qualité suggestive des interprètes dans l’énoncé d’un phénomène dont le mystère lugubre et grave s’achève dans le silence…
Même questionnement sans réponse pour Psyché (également d’après Hugo) dont le titre ne renvoie pas à la Mythologie mais au papillon nocturne qui paraît devant le poète inquiété qui frissonne et s’interroge. Guillaume Tourniaire souligne la délicatesse et la transparence d’une orchestration aérienne, et lascive qui laisse l’observateur, démuni, irradié, vaincu par un charme profond.
Sans atténuer la précision articulée du ténor et continûment la justesse de ses nuances dynamiques, ont peu regretter ici où là, un manque franchise des nasales (si difficiles pour un non français): Steve Davislin cependant s’en tire très honnêtement grâce à des couleurs en fusion avec l’orchestre, des aigus jamais pris en tension, une aisance à restituer la très riche imagination des textes mis en musique par Vierne. Même si par exemple dans Psyché, la voix nous paraît un peu déclamatoire et démonstrative.

Des 4 poèmes, Eros, opus 37, (1916, créé en 1923, d’après un poème d’Anna de Noailles) a notre préférence: c’est une partition saisissante par le raffinement de sa texture, la teinte crépusculaire de son arche harmonique qui convoque Liszt et Wagner, regorge d’effets à la Szymanowski dont nous retrouvons d’ailleurs la forme flamboyante et le sujet du désir irrésistible dans Le Roi Roger par exemple… Le style de l’orchestre et la direction du chef atteignent leur meilleur dans ce sommet symphonique, véritable révélation de l’album (malgré la fin un rien pompeuse et imprécise). Manifeste musical de l’esthétique parnassienne qui associe contemplation mortifère, mystère de la mort, désir inexaucé, lascivité vénéneuse et passionnée… Comme chez Szymanowski, Eros semble paraître en son aube lumineuse et victorieuse (solo du violon sur tapis de harpe à 4:47), c’est un tableau de Gustave Moreau (Sémélé regardant Zeus et foudroyée dans le même temps). Ainsi s’impose Eros, dieu bourreau et divin séducteur (comme le Berger/Dionysos du Roi Roger).

Même écoute convaincue pour La Ballade du désespéré de 1931 (d’après Les Nuits d’hiver d’Henri Murger) dont nous devons l’orchestration à l’élève de Vierne, Duruflé (création en 1945): atteint dans sa chair déjà meurtrie par d’autres séparations douloureuses, le compositeur perd un être cher, la soprano
Madeleine Richepin, qui fut sa maîtresse et la dernière consolatrice de ses vieux jours, mais qui lui préféra un autre homme… Le deuil d’un homme défait s’inscrit avec force, âpreté, franchise. Pour toute ballade, voici plutôt d’irrésistibles funérailles: l’orchestre exprime la confrontation du poète aux coups portés à sa porte par un être inquiétant, finalement vainqueur: c’est le destin, la mort qui se présentent à celui qui a tout perdu. A plusieurs reprises, le soliste chante « ton nom? » avec cet effroi halluciné de celui qui a compris qu’il était déjà perdu. Frissonnant, glacé, terrifié, le soliste relève les défis d’une partie redoutable où il faut et incarner la terreur de la victime, et les griffes séductrices du Faucheur. Autre accomplissement de l’album.

Autant Vierne fut éprouvé sa vie durant, autant Chausson, fils d’aristocrate, évoluant dans un milieu préservé et confortable n’aurait jamais dû être traversé par de semblables affres profondes: même envoûtement pour le lugubre, même affection pour l’anéantissement, le pouvoir de l’autre monde et du mystère, le venin et le baiser du poison… Les interprètes complètent le programme par le Poème de l’amour et de la mer (1893, d’après les vers de son ami Maurice Bouchor), opus 19, ample diptyque composé de La fleur des eaux, puis de La mort de l’amour. L’intérêt de la lecture nous offre la tessiture originelle de ténor quand on écoute familièrement au concert, les mezzos féminins. L’entente du soliste et de l’orchestre fait merveille dans ce dernier portique où le poème se fait marche funèbre, marqué par l’inquiétude, le tourment (d’où le titre du disque), le renoncement d’une âme perdue et maudite, surtout inconsolable. Wagnérien, Chausson sait chanter en mélodiste né aussi (solo du violoncelle sur la reprise développé du thème central: « le temps des lilas et des roses ne reviendra plus à ce printemps ci« )… Comment passer sous silence les beautés ineffables d’une telle musique au concert? Comment expliquer encore que nos orchestres subventionnés par les fonds publics, s’entêtent à jouer les germaniques (Brahms, Mahler, Mendelssohn.. sans rien reprocher à ces derniers évidemment) mais au risque de nous priver des trésors méconnus, comme ici de Vierne et de Chausson? Guillaume Tourniaire a bien raison de nous rappeler avec son orchestre australien, la qualité d’une telle musique: dans une édition soignée (dont la notice comprend une riche notice de présentation des oeuvres, avec la traduction intégrale en français de tous les poèmes chantés), voici délices et pépites de deux sensibilités au coeur tourmenté et combien fraternel. La réalisation inscrit d’emblée Melba après l’excellente Hélène de Saint-Saëns, parmi les labels défendant avec ô combien de pertinence, les compositeurs français. Magistral.

Turbulent heart. Coeur turbulent. Musiques de Louis Vierne (1870-1937) et Ernest Chausson (1855-1899). Vierne: Les Djinns opus 35, Eros opus 37, Ballade du désespéré 61, Psyché opus 33. Chausson: Poème de l’amour et de la mer opus 19. Parution annoncée: le 1er octobre 2009.

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