Un thĂšme Ascensionnel, des variations sur lâombre et la lumiĂšre, traversant quatre cantates et oratorios de la famille Bach : la chapelle de la TrinitĂ© lyonnaise est cadre idĂ©al pour une telle RĂ©surrection. Philippe Herreweghe ,haut spĂ©cialiste du monde de Bach, donne Ă©lan joyeux mais sereine gravitĂ© Ă ces partitions de mystique et de recherche.
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La douceur de la Trinité
Ecoutant, Ă©bloui par la perfection et la pertinence des choix stylistiques de Philippe Herreweghe, les quatre cantates et oratorios de la famille Bach, on se dit que le moindre des devoirs pour un spectateur, câest aussi dâaller chercher les « correspondances » significatives qui enrichissent des moments si prĂ©cieux. (A plus forte raison si le spectateur signataire de ces lignes est investi dâun (si petit !) pouvoir de critique, mais nommons-le mĂ©morialiste, câest plus modesteâŠ). Dans un concert comme celui qui vient de clĂŽturer en gloire la « saison baroque » en TrinitĂ© lyonnaise, câest le lieu privilĂ©giĂ© qui incite Ă la mise en relations de lâ « entendre » et du « voir ». La restauration impeccable de cette Chapelle aux allures dâĂ©glise permet de ne pas faire sentir le « rĂ©nové », la patine du temps (rĂ©cent) a dĂ©jĂ appliquĂ© ses marques, peut-ĂȘtre les harmoniques et les rĂ©sonances de multiples concerts depuis plus de deux dĂ©cennies ont-elles contribuĂ© Ă cette douceur de la TrinitĂ©âŠ
Au pays de Descartes et de Poussin
Il est vrai que câest ici baroquisme Ă la française, donc sous le signe dâune modĂ©ration sans tentation dâun trop de fiĂšvre au pays de Descartes, Poussin et Champaigne. Les tableaux du chĆur sont sagement encadrĂ©s par le marbre orthogonal, les quatre statues sont dans la gestuelle trĂšs baroque de « lâostentation », mais indiquent avec quasi-rĂ©serve un Ciel oĂč siĂšge la Parole : une consigne de modĂ©ration qui semble « faite » pour un chef non ibĂ©rique ou italien, mais venu des brouillards nord-occidentauxâŠBref, Philippe Herreweghe, en cette thĂ©matique de lâAscension(nel), garde lâĂ©lĂ©gante distanciation malgrĂ© tout si engagĂ©e qui a imprimĂ© sa marque dans le microcosme baroqueux. Les gestes des bras et des mains paraissent souvent menus, se mouvant dans un espace intime, et en ceux-lĂ sâexprime parfois – sans mots, Ă©videmment -,  – une tendresse quâimplore vers ses interprĂštes le regard pourtant « presque trop( ?) sĂ©rieux ».
Le Verbe sâest fait chair
 Sans doute aussi un enregistrement tĂ©lĂ©visuel du concert ajoute t-il Ă la tension des interprĂštes. Les sourires viendront une fois accompli le parcours de chaque Ćuvre, et alors la sĂ©vĂ©ritĂ© du MaĂźtre se dĂ©tendra⊠Parfois aussi le corps se penche comme pour exprimer lâaction musicale, le frĂ©missement, et ajoutant son « tout entier » aux mains qui dĂ©jĂ implorent lâimpatience soucieuse de perfection. En arriĂšre et en dedans, bien sĂ»r, se tient lâesprit dont on se rappelle que la formation initiale du chef â mĂ©decine, rayon psychĂš â a guidĂ© vers le mal quantifiable. En paraphrasant lâEvangile de Jean, on dirait quâavec Herreweghe « le Son, comme Verbe, sâest fait chair et habite parmi nous. ». Et les beautĂ©s musicales dans leur adaptation Ă la pensĂ©e en retrait silencieux sont offertes en des effectifs du « milieu », entre les masses qui prĂ©valurent âet parfois « caricaturĂšrent » â dans une conception « post-romantique  », et la cure de minceur quâont appliquĂ©e â non sans sĂ©duction argumentaire, paradoxale et purificatoire- les minimalistes rigoureux comme J.Rifkin ou Sigiswald Kuijken.
Un effectif raisonnable
 Entre Jordaens ou Rubens et Le Greco, Herreweghe se rapprocherait du mystique espagnol, au moins pour cĂ©lĂ©brer Bach en voyage lyonnais : douze vocaux (chĆur et solistes), un chiffre de symbolique apostolique, et 22 instrumentistes, en nombre raisonnable, non plĂ©thorique. Glissons encore vers le visuel : des volumes tantĂŽt tendant aux blocs, tantĂŽt traversĂ©s de lumiĂšres mouvantes, et tous transcendĂ©s par lâaction impĂ©rieuse jusque dans son repli lyrique. Câest bien ce qui rend unique le son du Collegium Gent, lui-mĂȘme patiemment cimentĂ©, colorĂ©, fondu-enchainĂ© par son exigeant fondateur.
Le centre spirituel du choral
 Les partitions de la Famille Bach y paraissent dans leur vĂ©ritĂ© ,religieuse pour les croyants-chrĂ©tiens, et du domaine sacrĂ© de lâhumain, pour « les autres », incluant tous les rĂ©cits, toutes les histoires et les symboliques. Ainsi le langage âparlĂ© dans les « poĂ©sies » de livret, qui certes ne sont pas toutes inspirĂ©es, « musiqué », toujours â permet dâatteindre le Sens universel pour ceux qui acceptent dâemprunter â fĂ»t-ce un temps â ce chemin. La synthĂšse de cet art, oĂč certains guides de la pensĂ©e comme Luther ont une place Ă©minente, câest le choral : clameur sans cri, flux et reflux de sons organisĂ©s et ardents qui rationalise lâĂ©criture et rend accessible au plus grand nombre, voilĂ bien le « petit monde » au sein du grand monde quâest chaque cantate, moment dâunanimitĂ© en action pour les fidĂšles et mĂȘme les Ă©coutants, Ă©cho de ce que « chantait » le chĆur dans la tragĂ©die de lâAntiquitĂ©.
Dans le creuset de lâinspiration collective
Les solistes de chaque « groupe en trio », conquiĂšrent Ă©videmment leur individualitĂ© au sein du voyage des sons : la basse Peter Kooij, parfois hĂ©ros de puissance (BWV.43) et aussi angoissĂ© que bercent les flĂ»tes (B.11), lâalto Damien Guillon, Ă la voix « isangĂ©lique », quelque part hors du monde (B.11), le tĂ©nor Thomas Hobbs, Ă lâĂ©clat lyrique (B.43) et parfois suppliant (cantate de J.M.Bach), la soprano Dorothee Mields, consolatrice (B.43) et sortant de lâ ombre (B.43). On nâoublie pas non plus des moments parfaits dans les groupes, des images Ă rĂ©sonance poĂ©tique : le miroir enflammĂ© des cuves sonores que sont les timbales, , la discrĂšte, studieuse et sage silhouette de lâorganiste, les basses magiques des violoncelles (B.43)et de la contrebasse (B.11), la ponctuation exulltante et ensoleillĂ©e des trompettes, le profil mĂ©ditatif du hautboĂŻste japonais, la noble projection dâattitude bergmanienne de la 3e basse Ă stature lĂ©gendaire⊠Nul nâest en concurrence, tout se fond dans le creuset de lâinspiration collective.
Le Soir et les PĂšlerins dâEmmaĂŒs
Et puis, enchĂąssĂ©e entre les cantates-oratorios du Descendant, on rencontre la brĂšve cantate de Johann-Michael, Ascendant âcousin germain du pĂšre de J.S.B., pĂšre de Maria-Barbara (la 1Ăšre Ă©pouse du GĂ©nie), et pas du tout nĂ©gligeable affluent du systĂšme « fluvial » des Bach aux XVIIe et XVIIIe. : rĂ©vĂ©lation saisissante de densitĂ© dramatique, de frĂ©missement poĂ©tique oĂč le Soir ( Abend) se contrepointe du chant Ă©perdu des cordes comme oiseaux se rĂ©pondant Ă travers les arbres, avant que le quatuor vocal ne dise quâil faut affronter le vieillissement du Temps. Avec le BWV 6, on suit le rĂ©cit des PĂ©lerins dâEmmaĂŒs, et lĂ aussi une « tragĂ©die du paysage »(mental) va des coups de lumi-re hollandais-XVIIe au clair-obscur, au mystĂšre habitĂ© de Rembrandt, avec une voix de soprano qui sâabandonne Ă la contemplation mystique de ce que les yeux ne sauraient dâemblĂ©e saisir. On songe lĂ encore Ă un texte inattendu de Julien Gracq, dans son « Beau TĂ©nĂ©breux » : « entre RĂ©surrection et Ascension, ces appari tions fuyantes, douteuses, crĂ©pusculaires, si poignantes dâune lumiĂšre de dĂ©part » : allez, Ă vos livres, spectateurs de la TrinitĂ©, encore un effort et vous serez « en correspondances » !
De Van Eyck au Tintoret
Travaillons donc (sur) le souvenir actif de telles fĂȘtes, recherchons ensemble dans lâhistoire picturale ce qui dâailleurs ne figurepas tant dans un XVIIIe contemporain de J.SB. que dans ce qui « remonte » en vĂ©ritĂ© thĂ©ologique des arts, au XVIe itallen ( agitation poĂ©tique de Tintoret, douceur de Titien, dĂ©corative de VĂ©ronĂšse : tiens ,les rangĂ©es de balustrades balconnantes sur la nef de la Trinité !), ou au XVe de la pĂ©ninsule ( Giotto, Masaccio, Uccello). Sans surtout oublier, du cĂŽtĂ© de chez Philippe H. et du Collegium, les Flamands du naturalisme spiritualiste, Van Eyck, Van der Weyden, Van der Goes, visionnaires dâAgneau Mystique et dâAnnonciations. Tout cela, sans doute plus que lâascensionnel baroque dâĂ©glises autrichiennes et allemandes⊠Et puis, sous lâĂ©clat usurpateur des triomphes guerriers (la mise en dĂ©route des ennemis dans BWV 11), un Ă©cho visuel et auditif du malheur des temps quâengendrĂšrent les guerres religieuses (celle des Trente Ans de lâEurope du Centre au XVIIe) et de la conquĂȘte monarchique sanglante (les armĂ©es de Louis XIV saccageant le Palatinat)âŠ
Lâart, lâHistoire, ne sont-ils pas uniques mais faisant partie de lâUn, splendeurs, menaces et horreurs inextricablement mĂȘlĂ©es ? Mais pacifions tout cela par une Parole claudĂ©lienne : « lâesprit crĂ©ateur, lâesprit de vie, la grande haleine pneumatique, le dĂ©gagement de l »esprit qui enivre ! ».
Lyon, Chapelle de la Trinité, 11 juin 2014. J.S.Bach (1685-1750) et J.M.Bach (1649-1694) : cantates et oratorios. Collegium de Gent. Philippe Herreweghe, direction.