CD, compte rendu critique. Steffani : Niobe (Gauvin, O’Dette, Stubbs, 3 cd Erato, 2013). Les initiateurs de cette résurrection étonnante (et légitime) n’avait pas attendu le coup marketing certes louable de Cecilia Bartoli et son cd Mission (paru à l’automne 2012, avec grand fracas au regard de la couverture volontiers provocatrice : on y voyait la diva romaine tête rasée brandissant une croix comme un exorciste…), pour dévoiler la sensualité aimable et languissante du compositeur Agostino Steffani (mort en 1728), musicien diplomate, ecclésiastique et spécialiste entre autres, de duos vocaux parmi les plus suaves de la musique européenne du XVIIIè à une époque qui précède les grands accomplissement de Rameau et de Haendel. Né italien, Steffani fait surtout sa carrière en terre germanique, de Cour en Cour (à Munich, à Hanovre…), où s’impose partout le goût pour la musique italienne. Enregistré dès novembre 2013 au festival de musique ancienne de Boston, l’opéra Niobe souligne effectivement le tempérament hautement dramatique de Steffani, en une langue très proche de Haendel. L’opéra créé en janvier 1688, a déjà fait l’affiche de Schwetzingen dès 2008, avant Covent Garden en 2010, et donc Boston (Early music festival… en 2013, en version de concert que prolonge cet enregistrement produit par Erato). Inscrit dans l’esthétique lyrique du plein XVIIè (Seicento), Niobe affirme une assimilation évidente des opéras vénitiens (Monteverdi et Cavalli surtout), d’Alessandro Scarlatti, et des ouvrages français lullystes (l’élégance majestueuse colorée de nostalgie suggestive dans les ballets : ballet des soldats au banquet et chaconne finale).
Opéra en première mondiale
Entre Lully et Haendel : le cynisme sensuel de Steffani
Ardente, féminine, humaine, et tendre le soprano de Karina Gauvin va idéalement à la souveraine Niobe dont l’arrogance thébenne est écrasée et violemment punie par les dieux, Artemis et Apollon, les enfants de Latone que Niobe ose outrager dans son propre temple. Angélique (parfois doucereux) et d’une constante douceur atténuée (trop systématique), Philippe Jaroussky incarne l’époux de Niobe, Anfione dont la chaleur et l’humanité se révèlent dans plusieurs airs impressionnant par leur profondeur et leur justesse poétique, totalement bouleversant : air des sphères, lamento ultime, tout exprime chez lui une langueur empoisonnée et ciselée et d’un rare raffinement : l’ennemi du magicien Poliferno, a depuis longtemps renoncé au pouvoir car il est frappé par une étonnante lassitude : le rôle est l’un des plus surprenants de l’opéra baroque de cette fin du Seicento (dommage que Jaroussky atténue la portée expressive du personnage par des aigus de plus en plus tirés et aigres, une ligne vocale et des phrasés trop limités).
Propre à l’opéra vénitien, les emplois bouffons et délirants (José Lemos en Nerea) ne sont pas écartés, présence d’un sentiment satirique sur la vanité des passions humaines. Le Manto d’Amanda Forsythe (fille de Tiresias, le prêtre aveugle de Latone) se distingue également, comme les deux autres haute contres : Terry Wey (Créonte, l’amoureux transi de Niobe) et le précité José Lemos, comme les deux ténors : Aaron Sheehan (le prince Clearte également épris de Niobe) et Colin Balzer (Tiberino, prince sauveur et bientôt époux de Manto), sans omettre le très bon Tiresias de Christian Immler. Les couleurs vives et chatoyantes de l’orchestre emmené par le luthiste Paul O’Dette et son compars Stephen Stubbs (auquel l’on doit tant de superbes programmes du XVIIème italien), le sens des nuances et cet abandon à la sensualité d’essence vénitienne offrent ainsi une résurection de Niobe particulièrement réussie.
Ne pensez pas que l’élégance de la forme et du style porte une intrigue de simple convention : le drame épingle la vanité et l’arrogance (celle de Niobe), antichambre de sa déchéance : l’orgueil tue et le pouvoir mène à la folie : telle est la morale de cet opéra dont la cynisme tragique doit beaucoup d’une certaine façon à la maturité du théâtre de Monteverdi à Venise. La magie et la folie, le délire tragique et fatal que suscite l’exercice du pouvoir comme la puissance (Niobe et Amphion vont jusqu’à se diviniser!)… brosse un portrait réaliste de la petitesse humaine, sa vaine prétention, sa folie inextinguible. On est certes ému par l’humanité souffrante, nostalgique et sensuelle de Niobe et d’Amphion (finalement des bourreaux sympathiques… comme les Macbeth plus tard chez Verdi), les souverains de la fière Thèbes, mais l’on se dit aussi qu’ils n’ont rien vu venir et qu’ils récoltent ce qu’ils ont semé. Si l’écriture se montre proche de Lully (sans les chœurs cependant)), elle rappelle aussi Biber. Steffani, compositeur lettré et fin diplomate devait connaître les secrets ambivalents de la nature humaine. Niobe en témoigne de façon éloquente et somptueuse. Superbe révélation.
AGOSTINO STEFFANI (1654-1728) :
Niobe, Regina di Tebe (1688)
Musique de ballet rajoutée de Melchior d’Ardespin (1643-1717)
Livret de Luigi Orlandi, d’après Les Métamorphoses d’Ovide
Karina Gauvin: Niobe
Philippe Jaroussky: Anfione, Roi de Thèbes
Amanda Forsythe: Manto
Christian Immler: Tiresia
Aaron Sheehan: Clearte
Terry Wey: Creonte
Jesse Blumberg: Poliferno
Colin Balzer: Tiberino
José Lemos: Nerea
Boston Early Music Festival Orchestra
Paul O’Dette & Stephen Stubbs
Coffret 3CD ERATO 0825646343546. Enregistrement réalisé à Bremen, en novembre 2013.