jeudi 28 mars 2024

Compte rendu, opéra. Paris. Opéra Bastille, le 29 mars 2014. Wolfgang Amadeus Mozart : Die Zauberflöte. Julia Kleiter, Pavol Breslik, Daniel Schmutzhard, Sabine Devieilhe, Franz-Josef Selig. Philippe Jordan, direction musicale. Robert Carsen, mise en scène

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Ce qui fait la force de Robert Carsen, c’est sa capacité à se renouveler et, mieux encore, à adapter son langage à l’œuvre qu’il sert. Peut-on faire plus dissemblable que sa Platée qui s’achève à l’Opéra-Comique et cette Flûte Enchantée demandée par l’Opéra de Paris ? Pour sa seconde mise en scène du testament lyrique de Mozart, le scénographe canadien s’est penché sur la question de la mort, occurrence dont regorge le livret et que les protagonistes sont tous amenés à côtoyer, qu’ils la donnent ou qu’ils doivent l’affronter. Cette initiation prend sa source au cœur d’une forêt, grâce à une vidéo admirable de Martin Eidenberger à travers laquelle les saisons passent sur le paysage, cycle du temps et de la vie. Une tombe, simple trou creusé dans la terre, se dévoile. Puis deux. Et enfin une troisième. Cette trinité à laquelle on ne peut échapper, tant elle demeure présente dans la partition. La fosse d’orchestre, entourée de gazon, devient elle aussi tombeau, dont s’échappent les notes du divin Wolfgang, et les chanteurs, arrivant parfois par la salle, parcourent cette ère de jeu dans une grande proximité avec les spectateurs.

Une tendre Flûte de chef
Mais après un premier acte scéniquement paresseux et manquant selon nous de magie, il faut attendre l’entracte pour que cette production prenne tout son sens.
Les initiés, voilés, décident du sort de Tamino, et, suivant l’exemple de Sarastro, se démasquent : on reconnaît alors parmi eux la Reine de la Nuit et les trois Dames, qui deviennent alliées du grand-prêtre dans les épreuves conduisant à la sagesse. Un procédé déjà utilisé par Robert Carsen lors de sa première mise en scène de l’œuvre à Aix-en-Provence voilà vingt ans, mais qui n’a rien perdu de sa force et permet toujours un regard nouveau sur le monde de l’obscurité.
Les trois tombes sont à présent vues depuis les profondeurs, de longues échelles reliant le désormais inaccessible monde extérieur et le sombre caveau souterrain. La seconde scène de la Reine de la Nuit permet un effet visuel saisissant, celui de montrer simultanément les deux univers, celui du dessus où sommeille Pamina, et celui du dessous, dont tente de s’extraire Monostatos pour l’abuser.
Durant la scène suivante, les deux compagnons d’infortune errent dans un décor macabre au milieu des cercueils, et c’est de l’un d’eux qu’apparaît la vieille Papagena aux allures de mariée fantôme tout droit sortie d’un film de Tim Burton, pour une scène pleine d’humour noir.
Belle image que ce chœur « O Isis » chanté simplement devant la forêt que jaunit peu à peu l’arrivée de l’automne, vision toute simple et intensément poétique, servant l’une des plus belles pages de l’œuvre.
Et après un suicide de Pamina – heureusement arrêtée à temps par les trois enfants – devant les arbres dénudés et couverts de neige, on est conquis par des épreuves du feu et de l’eau qui sont ce qu’elles doivent être, dans un total respect envers Mozart.
Le jeune couple couronné et Monostatos pardonné par Pamina, tous entonnent le chœur final de blanc vêtus, pieds nus sur l’herbe, dans une fraternité qui respire avec la musique.
Si le message maçonnique s’avère délaissé par Carsen, en revanche la tendresse humaine que contient en son sein cette pièce se voit parfaitement rendue dans toute sa générosité, et c’est ce qui nous a profondément touchés durant cette soirée.
L’autre enchantement de cette production, il faut le chercher du côté de Philippe Jordan. Le chef suisse, suivi fidèlement par un orchestre à la richesse enivrante, délivre tout au long de la représentation une direction parmi les plus belles qu’il nous ait été donné d’entendre, intensément théâtrale, malicieusement contrastée, attentive aux chanteurs comme peu d’autres et parfaitement équilibrée dans son rapport au plateau, nous rappelant celle de Bruno Walter. On admire sans réserve les tempi variés et toujours justes, le geste apollinien et serein, les détails orchestraux furtivement soulignés, et surtout le plaisir évident, presque enfantin, qui se lit dans les gestes et le visage du chef chantant avec les artistes au fur et à mesure que la partition se déroule.
Un exemple parmi cent : cette façon de se mettre au service de la chanteuse dans un « Ach ich fühl’s » démarré à notre sens trop vite, et peu à peu ralenti pour ne suivre plus que la respiration de l’interprète, en authentique amoureux de la voix. Merci, Monsieur Jordan.
Remarquable également, le chœur maison, recueilli et majestueux, qui exalte avec ferveur la noblesse de ses interventions.
Saluons en outre une distribution remarquable de bout en bout.
Aux côtés de prêtres et hommes d’armes de belle facture, Terje Stensvold incarne un solide Orateur, tandis que François Piolino croque un Monostatos épatant et très percutant vocalement, le meilleur entendu depuis longtemps.
Séduction avec les trois Dames merveilleusement appariées d’Eleonore Marguerre,  Louise Callinan et Wibke Lehmkuhl, aux timbres idéalement complémentaires, entité tricéphale d’une rare cohérence.
Le Sarastro de Franz Josef Selig connaît son rôle sur le bout des doigts, et apporte tout son métier au personnage, bien que le legato devienne moins facile qu’autrefois, mais le musicien ose de belles nuances et la profondeur de son instrument ne l’empêche jamais de chanter clair, une belle leçon à méditer.
On craignait pour l’instrument léger de Sabine Devieilhe dans la vastitude de l’Opéra Bastille, force est de constater que l’émission haute et fine de la soprano française lui permet de se faire entendre sans effort, avec la complicité du chef.
Seules les intentions musicales dans la première partie du premier air passent assez peu à la rampe dans cette tessiture centrale, mais les éblouissantes vocalises qui achèvent l’aria scintillent avec facilité, couronnées par un contre-fa insolent. Le second air fonctionne également à merveille, excellemment projeté et osant piano l’un des célèbres suraigus.
Par goût, nous préférons des voix plus corsées pour ce rôle, mais dans la conception de Carsen la jeune chanteuse convient idéalement, la Reine se montrant bouleversée pendant son air de fureur par la violence qu’elle doit infliger à sa fille pour son bien.
Excellent Papageno, Daniel Schmutzhard rafle la mise avec son impayable costume de randonneur, et donne à entendre son beau baryton, autant à l’aise dans les facéties que dans une mort chantée archet à la corde. Il forme avec la Papagena adorable de Regula Mühlemann un couple absolument irrésistible.
Pavol Breslik incarne un bon Tamino, très nuancé et bien chantant, mais paraît parfois à sa limite dans l’aigu, qui manque ainsi de rayonnement et de facilité. Néanmoins le ténor serbe remplit parfaitement sa tâche, paraissant simplement moins exceptionnel que ses partenaires.
Incarnation majeure avec la Pamina bouleversante de Julia Kleiter. Dans la grande tradition du chant allemand, la soprano émerveille par son soprano liquide et rond à la fois, corsé et flottant, lait et miel, réunissant toutes les qualités requises par ce rôle difficile, où fragilité et héroïsme s’entremêlent.
Son air suspend le temps autant que la salle demeure suspendue à son chant, respirations amples et sonorités lentement déployées, aigu cadentiel a cappella d’une pureté déchirante, comme vidé de sa palpitation vitale. Son suicide demeure à cet égard exemplaire, d’une sincérité poignante, et son « Tamino mein », angélique et empli d’amour, nous a tiré les larmes. Un très grand moment d’opéra.
Une soirée qui nous a pris par surprise, et dont nous sommes ressortis avec des yeux émerveillés,  ayant retrouvé notre âme d’enfant.

Paris. Opéra Bastille, 29 mars 2014. Wolfgang Amadeus Mozart : La Flûte enchantée. Die Zauberflöte. Livret d’Emmanuel Schikaneder. Avec Pamina : Julia Kleiter ; Tamino : Pavol Breslik ; Papageno : Daniel Schmutzhard ; La Reine de la Nuit : Sabine Devieilhe ; Sarastro : Franz-Josef Selig ; Papagena : Regula Mühlemann ; Première Dame : Eleonore Marguerre ; Deuxième Dame : Louise Callinan ; Troisième Dame : Wibke Lehmkuhl ; L’Orateur : Terje Stensvold ; Monostatos : François Piolino : Les trois enfants : Solistes d’Aurelius Sängerknaben Calw ; Premier prêtre : Michael Havlicek ; Second prêtre : Dietmar Kerschbaum ; Premier homme d’armes : Eric Huchet ; Second homme d’armes : Wenwei Zhang. Chœur de l’Opéra National de Paris ; Chef de chœur : Patrick Marie Aubert. Orchestre de l’Opéra National de Paris. Direction musicale : Philippe Jordan. Mise en scène : Robert Carsen ; Décors : Michael Levine ; Costumes : Petra Reinhardt ; Lumières : Peter van Praet et Robert Carsen ; Vidéo : Martin Eidenberger

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