vendredi 29 mars 2024

Compte-rendu, opéra. Innsbruck, Festwochen der Alten Musik, le 25 août 2017. KEISER : Octavia. Barockensemble Jung, Jörg Halubek

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Jean-François Lattarico
Jean-François Lattarico
Professeur de littérature et civilisation italiennes à l’Université Lyon 3 Jean Moulin. Spécialiste de littérature, de rhétorique et de l’opéra des 17 e et 18 e siècles. Il a publié de Busenello l’édition de ses livrets, Delle ore ociose/Les fruits de l’oisiveté (Paris, Garnier, 2016), et plus récemment un ouvrage sur les animaux à l’opéra (Le chant des bêtes. Essai sur l’animalité à l’opéra, Paris, Garnier, 2019), ainsi qu’une épopée héroïco-comique, La Pangolinéide ou les métamorphoses de Covid (Paris, Van Dieren Editeur, 2020. Il prépare actuellement un ouvrage sur l’opéra vénitien.

Compte-rendu, opéra. Innsbruck, Festwochen der Alten Musik, le 25 août 2017. KEISER : Octavia. Barockensemble Jung, Jörg Halubek. Fort de sa centaine d’opéras, dont seule une vingtaine intégralement préservée, Reinhard Keiser mérite une réhabilitation qui ne s’est que trop fait attendre. Nous avions eu la chance de découvrir cette « Embrouille à Rome » en 2004 au Festival Haendel de Karlsruhe, et le choc perçu à l’époque ne s’est pas démenti lors de cette mémorable soirée tyrolienne. Les quelques coupures opérées dans cette longue partition (3h15 de musique tout de même) n’ont en rien entamé la cohérence du projet artistique, brillamment défendu par une troupe de jeunes chanteurs, en partie lauréats du Concours Cesti de l’an dernier (NDLR : Concours de chant baroque organisé in loco).

KEISER à INNSBRUCK : un chef-d’œuvre à nouveau révélé

KEISER Reinhard+Keiser+NmbzWR7wqxM1L’intrigue rappelle à bien des égards celle du Couronnement de Poppée montéverdien : Octavie est toujours la victime des caprices juvéniles du lascif Néron, et Poppée est ici la séduisante Ormoena, mais cette fois-ci c’est l’impératrice légitime et non le philosophe Sénèque (non moins falot que dans le drame vénitien de Busenello) qui est poussée au suicide. Elle sera sauvée par le conjuré Pison secrètement amoureux d’elle, tandis que Néron sera aux prises avec ses remords (l’opéra hambourgeois, sis en terre protestante, a une forte composante morale) quand elle apparaîtra en spectre devant lui, suscitant une scène de délire d’un dramatisme intense. Comme à Venise, ce chef-d’œuvre de 1705 multiplie et alterne les scènes comiques et tragiques (au Sénèque austère fait écho le comique débridé du bouffon Davus), le théâtre dans le théâtre, rappelant au passage que Néron, inventeur des applaudissements, organisait des spectacles. Spécificité de Hambourg que l’on retrouve également chez Telemann, le plurilinguisme est de mise, avec des airs en allemand et en italien (rappelant ainsi l’origine vénitienne de la plupart des livrets mis en musique dans ce fameux théâtre du Marché aux Oies). Les airs sublimes abondent, sans aucun temps mort, et – rendons à César ce qui appartient à Keiser – on y reconnaîtra de nombreux airs « célèbres » outrageusement empruntés par Haendel pour ces pages italiennes (Agrippina, Rodrigo, Il trionfo del Tempo et la Resurrezione notamment), à une époque où le plagiat n’était qu’un vague concept littéraire.
La cour de la Faculté de Théologie est un écrin idéal pour rendre proche du public, ce théâtre d’une inventivité constante, encore épargné par les contraintes formelles de l’opéra séria à peine nourrisson. Malgré quelques menus inconvénients (le passage de quelques vols aériens, le pépiement d’oiseaux nocturnes), et les contraintes du lieu qui obligent à l’emploi d’une scénographie minimaliste et d’un orchestre nettement moins fourni qu’à Hambourg (ainsi dans l’air extraordinaire avec cinq bassons obligés, « Holde Strahlen », deux instruments seulement seront utilisés, mais soutenus par un hautbois da caccia du plus bel effet). François De Carpentries  joue très intelligemment de ces contraintes et, mêlant costumes modernes et anciens, associant décors peints aux éléments architecturaux du bâtiment historique, souligne le caractère hybride de ce théâtre dans lequel triomphe l’esthétique des « goûts réunis ».

 

 

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Morgan Pearse et Suzanne Jerosme (DR : Rupert Larl / Festival d’Innsbruck 2017)

 

 

La distribution pour défendre cette perle baroque, n’appelle (presque) que des éloges. Les deux rôles principaux en particulier crèvent la scène de manière époustouflante. Le baryton australien, lauréat du concours Cesti, Morgan Pearse, allie une amplitude vocale à une diction et un sens du théâtre exemplaires qui rendent extrêmement vivant un livret qui fourmille de tournures savoureuses. L’Octavie de Suzanne Jerosme, finaliste de ce même concours, est bouleversante de vérité et si sa voix semble parfois acidulée, elle compense ce léger travers par un médium charnu, aussi convaincant dans les airs pathétiques (« Geloso sospetto » avec bassons, « Torna, o sposo ») que dans les airs véhéments (« Ziehet Titan », « Die Eifersucht » avec cors obligés) ou équivoques (la scène du spectre).

Les autres interprètes ne déméritent pas, loin s’en faut, malgré quelques reproches légitimes. Ainsi, le Sénèque de Paolo Marchini possède un timbre agréable, mais est un peu effacé et pèche par une prononciation de l’allemand pas toujours exemplaire, l’Ormoena de Federica Di Trapani séduit par son timbre léger, mais oublie l’importance des consonnes, le Pison de Camilo Delgado Diaz a les couleurs du rôle et une belle prestance, mais l’aigu est poussif (« Porto il seno »), tandis que le rôle essentiel de Davus est incarné par un ténor qui possède l’énergie idoine, mais sans toujours l’élocution qui en ferait un personnage réellement irrésistible : la comparaison avec l’interprète de la production de Karlsruhe est de ce point de vue cruel pour le jeune Roberto Jachini Virgili. La distribution est complétée par les deux contre-ténors au timbre très différent : plus charnu et moelleux celui d’Eric Jurenas (le roi d’Arménie Tiridate), qui rappelle un peu celui de Laurence Zazzo, plus aérien et aigu celui de Akinobu Ono (le courtisan Fabius), et la gracieuse soprano de Robyn Allegra Parton (Clelia) à qui échoient de très beaux airs (« Stille Düfte »).
La musique de Keiser est un enchantement permanent et le chef Jörg Halubek, friand de raretés (il a récemment exhumé un magnifique Flavio Crispo de Heinichen) dirige avec élégance et précision un ensemble certainement un peu vert, mais toujours attentif aux milles nuances d’une partition d’une incroyable richesse.

 

 

 

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Compte-rendu opéra. Innsbruck, Festwochen der Alten Musik, Reinhard Keiser, Die römische Unruhe, oder Die edelmütige Octavia, 25 août 2017. Morgan Pearse (Nero), Suzanne Jerosme (Octavia),  Eric Jurenas (Tiridates), Federica Di Trapani (Ormoena), Yuval Oren (Livia), Camilo Delgado Diaz (Piso), Robyn Allegra Parton (Clelia), Akinobu Ono (Fabius), Paolo Marchini (Seneca), Jung Kwon Jang (Lepidus), Roberto Jachini Virgili (Davus), François De Carpentries (mise en scène), Karine Van Hercke (décors et costumes), Orchestre Barockensemble. Jung, Jörg Halubek, direction.

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