Opéra, compte-rendu critique. Genève. Victoria Hall, le 10 avril 2017. Piotr Ilitch Tchaïkovski : La Pucelle d’Orléans. Ksenia Dudnikova, Boris Pinkhasovich, Alexey Tikhomirov, Roman Burdenko, Migran Agadzhanyan. Dmitri Jurowski, direction musicale. Simplement merci au Grand Théâtre de Genève d’avoir permis cette fabuleuse (re)découverte qu’est la Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski, bien peu jouée hors des frontières russes. Achevé en septembre 1879, mais créé seulement en février 1881, cet ouvrage, sixième opus lyrique du compositeur, se révèle à l’écoute comme un hommage russe au Grand Opéra français, évoquant tant Les Huguenots de Meyerbeer que Les Vêpres Siciliennes de Verdi. Thèmes délicieusement chantants, harmonies aussi riches que puissantes, toute cette fresque à la fois tendre et héroïque se déploie pour culminer dans un final saisissant où les arabesques à l’orchestre peignent jusqu’à l’effroi les flammes du bûcher qui s’élèvent et les volutes de fumée qui montent aux cieux.
Une flamboyante Pucelle
A la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande des grands soirs, pâte sonore somptueuse et investissement total de la part de tous les musiciens, Dmitri Jurowski se donne tout entier dans sa direction et prend un malin plaisir à faire résonner la salle du Victoria Hall, l’emplissant de son jusqu’à saturation. C’est ainsi un immense plaisir physique que de se laisser traverser par un tel déferlement musical, ce qui n’empêche jamais une grande subtilité dans le détail des sonorités et des couleurs.
Egalement éblouissant d’éclat, le chœur du théâtre genevois, donnant de la voix comme un seul homme, participant à l’excitation de la soirée.
Superbe aussi, la distribution. Seule petite ombre au milieu d’un tableau splendide, l’Archevêque sans aigus ni graves de Marek Kalbus, dont on ne s’explique vraiment pas la présence face à un pareil entourage. Les trois excellents membres du chœur auxquels sont confiés les répliques de Loré, du Soldat et de la Voix de l’ange donnent le la et témoignent du niveau général de la soirée. Dans les quelques phrases de Bertrand, Alexander Milev déploie sa grande voix de basse, tandis que le Raymond du jeune Boris Stepanov fait admirer la beauté de son timbre, malgré un aigu encore timide, mais qui laisse entrevoir un très beau ténor en devenir.
Blonde et sensuelle, la soprano Mary Feminear se glisse avec volupté dans les rondeurs vocales d’Agnès Sorel et on admire son superbe timbre capiteux et ses beaux moyens auxquels manque seulement un aigu plus timbré et plus assuré.
Rôle ingrat et peu valorisant, le personnage du roi Charles VII se voit pourtant très bien campé par le ténor Migran Agadzhanyan, au médium charnu et à l’aigu puissant. Imposant et menaçant, le Thibault d’Arc d’Alexey Tikhomirov force le respect par un grave splendide, alors que l’aigu mériterait davantage de liberté.
Moments de grâce comme seul l’opéra peut en dispenser grâce à la présence conjointe de deux immenses barytons russes : Roman Burdenko et Boris Pinkhasovich. Le premier, déjà applaudi à tout rompre dans la même ville en Nabucco, démontre une fois de plus son indiscutable stature vocale. Davantage baryton Verdi que la basse apparemment demandée pour Dunois, il ne semble pourtant gêné que par une seule note grave qui n’appartient audiblement pas à sa vocalité. Sinon, quelle santé vocale ! Le timbre demeure toujours aussi beau, le geste vocal large et généreux, et l’aigu frappe toujours par son arrogante aisance. Le second, qu’on était heureux de retrouver après un Enrico mémorable durant une magnifique Lucia di Lammermoor champenoise, marque durablement les esprits en Lionel. Sa splendide voix de baryton, toujours aussi insolemment ténorisante, impressionne une fois encore par sa projection impressionnante et son legato de haute école, et fait en outre admirer au quatrième acte une voix mixte poignante de tendresse et de délicatesse.
Tous deux donnent une réplique magistrale à la Jeanne de la jeune mezzo russe Ksenia Dudnikova, véritable révélation de la soirée. Deux mois après des débuts londoniens fracassants dans la Princesse de Bouillon, la chanteuse continue sa conquête de l’Ouest avec une incarnation époustouflante du rôle-titre. Timbre somptueux, rappelant parfois Elina Garanca, grande puissance vocale, musicalité à fleur de notes, legato de velours, graves superbes et aigus retentissants lorsqu’ils sont dardés et longuement tenus, on ne sait qu’admirer le plus. Une vraie artiste à suivre de très près et qu’on verra bien vite dans les plus grandes salles du monde.
Un trio de choc porté par un chœur chauffé à blanc et un orchestre incandescent que couve un grand chef : un concert électrisant, salué par un public trépignant d’enthousiasme et heureux d’avoir croisé la route de cette Pucelle méconnue mais somptueuse.
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Genève. Victoria Hall, 10 avril 2017. Piotr Ilitch Tchaïkovski : La Pucelle d’Orléans. Livret du compositeur d’après diverses œuvres dont Die Jungfrau von Orleans de Friedrich Schiller. Avec Jeanne d’Arc : Ksenia Dudnikova ; Lionel : Boris Pinkhasovich ; Thibaut d’Arc : Alexey Tikhomirov ; Dunois : Roman Burdenko ; Charles VII : Migran Agadzhanyan ; Agnès Sorel : Mary Feminear ; Raymond : Boris Stepanov ; L’Archevêque : Marek Kalbus ; Bertrand : Alexander Milev ; Loré : Peter Baekeun Cho ; Un Soldat : Aleksandar Chaveev ; Une Voix d’ange : Iulia Elena Preda. Chœur du Grand Théâtre de Genève ; Chef de chœur : Alan Woodbridge. Orchestre de la Suisse Romande. Direction musicale : Dmitri Jurowski