CD.Tchaikovski : Symphonie Manfred (Pletnev, 2013). Pletnev, chef pianiste, Ă la tĂŞte de son orchestre (Symphonique russe) convainc immĂ©diatement par son intelligence de l’écriture tchaĂŻkovskienne : fine, mesurĂ©e, dĂ©taillĂ©e mais intensĂ©ment dramatique aussi, la lecture est superlative. Dans cette Manfred Symphonie de 1886, c’est un TchaĂŻkovski profond, humain, jamais Ă©pais ni emplomblĂ© par un pathĂ©tisme outrancier… Soulignons d’emblĂ©e la superbe activitĂ© des cordes qui impriment partout, en axe structurant, un climat de vitalitĂ© nerveuse parfois inquiète. Dès la première sĂ©quence (premier mouvement lui-mĂŞme structurĂ© en trois volets : lento lugubre, moderato con moto, andante), la puissance du fatum, poigne de fer inexpugnable accable le hĂ©ros par sa coupe terrifiante, trompettes, trombones et hautbois mordants, sardoniques bataillent sur une face quand flĂ»tes et vagues de la harpe prĂ©servent de l’autre, l’Ă©lan d’une irrĂ©pressible plĂ©nitude lyrique. Tout cela est parfaitement caractĂ©risĂ©, dĂ©voilant les visages multiples du compositeur, les tiraillements incessants d’une âme soumis Ă la houle de sa propre agitation. Le dĂ©sĂ©quilibre psychique menace et cette prĂ©sence pulsionnelle vacillante Ă©chevelĂ©e confère Ă la lecture sa vĂ©ritĂ©, sa justesse irrĂ©pressible et irrĂ©sistible… car derrière la figure de Manfred , c’est bien le destin de Tchaikovski qui semble vivre un Ă©pisode propre, un nouvel avatar, Ă©prouvant et les morsures du destin et les aspirations supĂ©rieures d’une âme torturĂ©e : cette assimilation du hĂ©ros et du compositeur ne peut ĂŞtre Ă©cartĂ©e pour une juste comprĂ©hension de la partition. Piotr-Manfred se dĂ©voilent ici. La valeur de la prĂ©sente lecture est bien dans la hauteur d’un geste remarquablement sĂ»r et mĂ»r capable d’exprimer une vision terriblement incarnĂ©e et pourtant dans sa rĂ©alisation orchestrale saisissante par sa finesse et sa transparence.
Car le chef relève les dĂ©fis expressifs du vaste poème symphonique, vĂ©ritable symphonie Ă part entière tant Tchaikovski imprime Ă la trame littĂ©raire et au profil du hĂ©ros lĂ©guĂ© par Byron, une Ă©toffe originale puissante et dans l’extraordinaire dernier mouvement, son souffle faustĂ©en; jusqu’Ă la fin et le final haletant viscĂ©ralement inscrit dans le sang du champion, le chef insuffle l’esprit indĂ©pendant d’une fatalitĂ© âprement contestĂ©e… c’est une lutte de longue haleine et qui exige toutes les forces vives de l’orchestre. MystĂ©rieux, fiĂ©vreux, le dernier Ă©pisode (Allegro con fuoco) sonne comme une Ă©preuve oĂą tout se joue. L’accomplissement esthĂ©tique est certainement possible grâce Ă la complicitĂ© Ă©vidente du maestro et de ses musiciens. La sonoritĂ© est riche, pro active Ă la fois hĂ©doniste et d’une fabuleuse expressivitĂ©. La prodigieuse orchestration y gagne un relief, un dĂ©tail, ce raffinement des alliances de timbres qui ailleurs est souvent Ă©vacuĂ©. S’il y a bien un caractère proprement russe dans la musique de Tchaikovski, l’apport du Symphonique national russe s’avère des plus bĂ©nĂ©fiques et des mieux inspirĂ©s. Lecture incontournable pour qui veut connaĂ®tre un son profond ciselĂ© idĂ©alement expressif chez TchaĂŻkovski.
Tchaikovski : Symphonie Manfred, opus 58. Orchestre national russe. Mikhail Pletnev, enregistrement réalisé à Moscou en avril 2013. 59mn. 1 cd Pentatone.