jeudi 28 mars 2024

Cain et Abel, un mythe qui inspire les compositeurs

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Cain et Abel : un mythe qui inspire les compositeursDossier : Cain et Abel, un mythe qui inspire les compositeurs. Il primo Omicido d’Alessandro Scarlatti de 1707, la Mort d’Abel de Kreutzer de 1810 sont deux œuvres méconnues ; elles sont aussi le sujet de deux enregistrements remarquables qui dévoilent la force du mythe primordial de Cain, à la fois tueur maudit et homme rongé par la culpabilité. Un Macbeth des origines, que la jalousie a conduit au crime… Or le contexte de Cain, agriculteur assidu est la victime éprouvée de la double faveur : celle de ses parents qui lui préfèrent Abel, celle de Dieu qui refuse son offrande. Derrière le mythe et son acte sanglant, Cain incarne le danger du fanatisme, la question de la nature et de l’autorité parentale, et aussi la lutte primitive des frères, donc l’origine de la violence chez les hommes. Il est vrai que pour expliquer cela, la faute commise par le couple original, Adam et Eve, entraîne une série de malédictions dont leur fils « indigne » Cain paye le prix. A l’occasion de la sortie récente de La Mort d’Abel de Kreutzer, génie romantique français oublié, lui-même mis en perspective avec l’oratorio du baroque Alessandro Scarlatti, – Il primo Omicidio (le premier homicide)-, résurrection inespérée, sublime de 1997, classiquenews s’interroge sur le mythe et les significations multiples de la figure de Cain… (Illustration : Cain tue son frère Abel par Titien. Venise, église de la Salute).

Une histoire familiale. Le meurtre d’Abel par son frère ainé, Cain, rongé par la jalousie est le premier homicide de l’histoire humaine. Il s’agit moins de regretter l’acte barbare (leur mère Eve exprime la déploration de cette perte) que de souligner après coup, le remords et l’implosion intérieure qui tiraille et détruit l’âme du meurtrier : la culpabilité le rend humain. C’est l’âme maudite portée par la haine, jalouse du Juste ou du préféré de ses parents, une âme sombre et instinctive qui malgré le cynisme de cette confrontation fatale, inscrit le meurtre et la violence dans l’histoire humaine. Dans la mythologie égyptienne, Osiris et Seth, mais aussi dans celle romaine, Rémus et Romulus (qui tue son frère également) incarnent aussi une rivalité cruelle et fatale entre les frères. Par une étrangère parenté entre les mythes, Romulus enterre son frère sous l’Aventin avec l’hommage rendu aux victimes regrettées, comme Caïn ensevelit son frère comme pour expier le crime qu’il vient de commettre. Dans la tradition musulmane, un corbeau indique à Cain dévasté par le remord devant le corps de son cadet mort, comment l’enterrer : ainsi s’inscrit l’acte d’ensevelir ses mort qui est l’indice de la civilisation chez les premiers hommes. Le rite d’inhumation, emblème des civilisations évoluées se fixe alors. Cain repenti serait le fondateur des rites funéraires.

La violence humaine. L’histoire pose clairement aussi l’antagonisme entre les frères et la faute qui incombe aux parents, en particulier à la mère : passive, non déterminée ni foncièrement juste, Eve a créé le contexte et la genèse du meurtre à venir. La préférence au dernier est une maladresse vécue comme une injustice qui peut donc conduire au meurtre symbolique ou réel (comme ici). C’est donc aussi le problème de l’éducation qui se profile aussi, aux côtés du sacrifice (Abel), de la jalousie haineuse et destructive (Cain).

Dans la tradition chrétienne, Dieu a marqué sa préférence pour les éleveurs pasteurs comme Abel, dépréciant le travail des agricultures sédentaires comme Caïn. L’offrande végétale issue du sol que propose Cain ne trouve pas grâce aux yeux de Yahvé, ainsi est-elle écartée à la différence de celle de son frère Abel qui tue l’animal élevé pour satisfaire le Seigneur. Car Dieu avait écarté tout produit venant de la terre, depuis la chute d’Adam et d’Eve, les parents maudits, chassé du Paradis. En trahissant la confiance divine, le couple originel s’est maudit lui-même et sa condition de cultivateurs sédentaires, a été condamnée. Cain est sacrifié : il incarne aux yeux divins, le mal à punir.

Dans sa fureur qui prolonge la folie de ses parents à se fantasmer dieux à la place de Dieux (orgueil distillé par le serpent), Caïn est aussi la préfiguration du fanatique, prêt à tuer pour que le fantasme devienne réalité. Or le fantasme ne doit pas être réaliser mais un jeu pour l’imagination sans quoi l’homme qui le défend tombe dans la folie et le meurtre comme dans le cas de Caïn. Quel enfant n’a pas rêvé d’être secrètement le fils ou la fille d’un roi ? Au noyau familial et aux parents ensuite de reconstruire dans la réalité, le roman familial… discernant et nommant ce qui relève chez lui du fantasme et du réel.

Chez les peintres comme les musiciens, Caïn revêt une peau de bête comme Héraclès, référence à son animalité primitive qui n’a pas évolué. Sans la préférence divine entretenue par l’autorité des parents, le mythe de Caïn renvoie aux origines de la violence. Le meurtre qu’il a commis, le rend nomade, condamné à l’errance (un Wotan qui traîne sa croix). C’est le sauvage violent opposé à l’aimable et doux Abel. Saint-Augustin fait de Cain et Abel, l’allégorie du Bien et du Mal.

 

 

 

 

discographie

Deux oratorios dramatiquement forts et musicalement puissants et raffinés. Le Baroque Scarlatti balance vers le la menti et la déploration collective après le meurtre d’Abel, soulignant la malédiction de la race humaine depuis le péché par Adam et Eve, trop coupables parents. De son côté, héritier des Lumières, Kreutzer le romantique fait du meurtre de Cain, l’allégorie du bien et du mal et insiste sur les tensions silencieuses qui tiraillent l’esprit du fils malaimé dont il fait le pantin impuissant du démoniaque Anamalech.

 

 

Scarlatti alessandro il primo omicidio oratorio cd rene jacobs classiquenews compte rendu cd juil 2015Alessandro Scarlatti : Il Primo omicidio. Nous avions déjà souligner la qualité superlative de cet enregistrement, réalisé en 1997,  devenue légendaire à juste titre: perfection de l’approche pour une partition totalement oubliée et véritable redécouverte orchestrée par un orfèvre du défrichement comme William Christie : René Jacobs. Attention chef d’oeuvre absolu ! Harmonia mUndi qui nous avait enchanté grâce à un Caldara lui aussi inédit-hypnotique (La Maddalena ai piedi di Cristo par le même Jacobs décidément très inspiré), récidive. En outre le coffret de ce disque superlatif, dans son habillage et sa conception éditoriale, égale l’accomplissement de l’interprétation. Le Titien de couverture éclaire l’esprit de ce Scaralatti de la maturité (1707) : sa fulgurante esthétique. Une telle expertise dans le fond et la forme inscrit d’un trait particulier les quarante années d’harmonie Mundi dont l’activité principale interroge les champs encore vierges de la musique ancienne et baroque. D’emblée Jacobs surclasse Biondi (Opus 111), dont la fuira italienne approche sans la saisir, la passion mystique de cet oratorio. Jacobs, maître du théâtre vénitien, qui cisèle la finesse psychologique des caractères, l’acuité éruptive de son orchestre (nervosité imaginative de l’Académie für Alte Musik Berlin), déploie la magie captivante de cet opus où s’embrase une pure émotion baroque : expressivité,effusion, tendresse, compassion, édification. Le choix des solistes est exceptionnel: impliqués, subtils, sublimes. L trio féminin offre une palette de couleurs à ce jour incomparable dans  une même oeuvre : innocence de Graciela Oddone (Abel), passion et sensibilité de Bernarda Fink (Cain), surtout, culpabilité hallucinée de Dorothea Röschmann (Eve) alors qu asommet de ses possibilités vocales et dramatiques. Plus qu’une lecture, Röschmann nous offre une leçon de dramatise vocal, incandescente, dans sa sincérité, d’une trop rare intelligence tragique : étincelante dans ses accents lyriques et dans l’articulation du texte, infiniment suggestive par l’épaisseur et la densité qu’apporte chacun des chanteurs, la vision de René Jacobs émerveille quant à lui par sa justesse, son sens de la ciselure instrumentale, du dramatisme fervent. Voilà une réalisation que l’on attendait pas et qui rétablit la place de Scarlatti père, génie dramatique enfin révélé.

Alessandro Scaralatti : il Primo Omicidio. Bernarda Fink, Graciela Oddone, Dorothea R¨schmann, Richard Croft, Antonio Abete, René Jacobs. Akademie für Alte Musik Berlin. René Jacobs. 2 cd Harmonia Mundi 901640.50. Enregistrement réalisé en 1997.

 

 

 

cd compte rendu, critique. Kreutzer: La mort d’Abel (2010)

kreutzer la mort d abel oratorio 1810 livre cdVoici un nouveau jalon méconnu de l’opéra français, tragique et pathétique, nouveau chaînon manquant entre le théâtre de Gluck et l’éclosion de Berlioz. Versaillais, Kreutzer est surtout un violoniste virtuose (Beethoven lui a dédié sa Sonate pour violon n°9 opus 47), mort en pleine aube romantique en 1831. Il est professeur de violon au Conservatoire depuis sa création en 1795 jusqu’en 1826 ; c’est aussi un chef estimé qui dirige l’orchestre de l’Opéra (vers 1817). Comme compositeur, il affirme sa parfaite connaissance des dernières tendances viennoises: c’est à Vienne qu’il rencontre Beethoven en 1798 comme musicien au service de l’ambassadeur de France, Jean-Baptiste Bernadotte, futur souverain de Suède et de Norvège. Ses affinités germaniques sont d’autant plus naturelles que son père était allemand et qu’il a aussi suivi les leçons de Stamitz. Il en découle un style d’un équilibre parfait, classique à la manière de Haydn: élégance, expression, précision, raffinement. L’ouvrage est d’ailleurs une résonance française de l’oratorio La Création du Viennois, créé à Paris devant un parterre impérial totalement subjugué. Tragédie créée à l’Académie impériale en 1810, La mort d’Abel renseigne sur les caractères stylistiques en vigueur à Paris dans les années 1810.

Oratorio et opéra sacré. Si Pierre-Yves Pruvot fait un père humain et sensible, l’Abel de Sébastien Droy, maniéré, au style outré et même vériste, surjoué du début à la fin, agace. D’autant que les excellents musiciens des Agrémens rappellent cette esthétique française des années tissée dans l’élégance, la clarté, la transparence.

kreutzer rodolphe la mort d abel oratorio critique cd classiquenews presentation dossier cain et abel la signification du mytheLe peintre David en peinture a fait sa révolution néoclassique, résurrection des modèles et formes antiques: Kreutzer fait figure de parangon du sillon artistique de cette veine, mais ici l’histoire biblique remplace l’éloquence des figures mythologiques. L’exigence morale, la concision, la clarté, cet équilibre classique incarnent un sommet de la sensibilité néoclassique en musique. Le genre oratorio à la suite de Haydn s’affirme à Paris: aux côtés de Joseph de Méhul et jusqu’au Moïse et Pharaon de Rossini, La Mort d’Abel de Kreutzer participe à cet essor remarquable. La force du traitement musical, et le seul choix d’un ouvrage sacré inspiré des Saintes Ecritures avaient suscité l’opposition de Napoléon qui préférait réserver la forme au seul cadre de l’église. Mais le personnage satanique (Anamalech) ne peut s’imposer que sur une scène de théâtre (précurseur des personnages méphistophéliens des opéras romantiques français, de Gounod à Dubois…); c’est un élément essentiel de l’opéra fantastique du romantisme néoclassique, avatar français du merveilleux baroque et du surnaturel si magnifiquement maîtrisé par Weber (Der Freischütz).

Côté voix, l’excellente caractérisation psychologique des personnages féminins (Jenifer Borghi puis Katia Velletaz) accuse ce souci de précision valant réalisme dans l’écriture de Kreutzer.

Gluckisme romantique. L’époque de La Mort d’Abel appartient à un âge d’or de l’opéra français qui voit la création contemporaine des chefs d’oeuvre de Spontini (La Vestale, Cortez de 1807 et 1809); c’est aussi l’éclosion d’un romantisme abouti tel qu’il s’affirme dans les trop peu connus Abencérages de Cherubini (1813). On sait l’Empereur plus versé dans l’ivresse mélodique de ses chers italiens : Paisiello, Paër, Spontini, et aussi Lesueur (et son magnifique Ossian, bible musicale pour Napoléon). Sont écartés Cherubini et tant d’autres (pour ce dernier question d’humeur et de tempérament), considérés par assignés au silence (tel Gossec). Après le choc de La Création de Haydn présentée à Paris en décembre 1800, une vague nouvelle pour l’oratorio s’affirme: La mort d’Abel fait figure de grande réussite, aux côtés des ouvrages de Lesueur (La mort d’Adam, créé un avant l’oeuvre de Kreutzer).

En 1825, Kreutzer fait rejouer son oratorio mais sans le tableau central des Enfers ! Berlioz devait sortir fasciné et lui aussi subjugué par le génie de Kreutzer. Son sublime déchirant et pathétique, la figure diabolique plus courte donc plus inquiétante renforce le contraste axial entre le doux et aimable Abel et l’angoissé Caïn (excellent Jean-Sébastien Bou: tendu, interrogatif, d’une instabilité propice à l’esprit de la colère et au meurtre final). Kreutzer perfectionne surtout cette veine nouvelle du fantastique, qui suscite l’effroi et la terreur (apparition d’Anamalech, corrupteur satanique de Caïn qu’il mène jusqu’au crime fratricide).

Kreutzer dose et nuance : il excelle dans l’exposition dramatique des parties opposées (le choeur des démons et des enfants à la fin du I est de ce point de vue une extraordinaire réussite); dans le II, outre la figure imprécatrice d’Anamalech (impeccable Alain Buet), c’est l’écriture d’une maîtrise gluckiste absolue qui s’affranchie de toute convention: la prosodie suit et scelle la violence de l’action, l’acuité mordante et finement accentuée du verbe, où s’accentue peu à peu la différence des caractères entre Abel et Caïn. En véritable précurseur de Berlioz, il cisèle en particulier l’ambivalence du personnage de Caïn, esprit troublé rongé par la jalousie pour son frère Abel, préféré de ses parents Adam et Eve: son grand air tendre “Verse moi l’oubli de mes maux”… berce autant par sa justesse émotionnelle que la suavité de sa mélodie; enchaîner l’air avec l’intervention du démoniaque Anamalech fait un effet dramatique saisissant: c’est un autre moment parfaitement réussi de l’opéra. De même, la construction de la partition et cette apothéose finale des anges (à peine développée) a certainement marqué l’esprit de Berlioz pour sa Damnation de Faust

Guy Van Waas souligne sans appui ni dilution l’activité saisissante du drame; les couleurs d’une orchestration à la fois légère et raffinée. L’élégance haydnienne mais aussi l’immersion progressive dans l’obscurité à mesure que démons et Anamalech étendent leur empire dans le coeur de Caïn… sont très finement exprimées. Cette opposition des mondes, démoniaque de Caïn, angélique d’Abel cultive la tension de toute la partition. Le chef sait en restituer toute la subtile expression dans un ouvrage remarquablement structuré dans sa forme en deux parties. En somme voici l’exhumation convaincante d’une perle tragique, au carrefour de l’oratorio et de l’opéra sacré ou drame biblique, à l’époque impériale: le style de Kreutzer, préberliozien oublié, digne auteur aux côtés des Spontini, Méhul, Cherubini, ne pouvait trouver meilleurs partisans, ni ambassadeurs plus engagés. Coffret événement.

Rodolphe Kreutzer (1766-1831): La mort d’Abel, version 1825 (en deux actes). Sébastien Droy, Jean-Sébastien Bou, Pierre Yves Pruvot, Alain Buet, Jenifer Borghi, Katia Vélétaz… Les Agrémens. Guy van Waas, direction. Livre 2 cd Ediciones Singulares Palazzetto Bru Zane. Riche notice éditoriale dédiée à l’oeuvre, sa réception, la polémique qu’elle suscita; à Rodolphe Kreutzer. Enregistré à Liège en novembre 2010.

 

 

 

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