vendredi 19 avril 2024

Versailles. Opéra Royal, le 10 décembre 2011. Jean-Chrétien Bach: Amadis de Gaule, 1779. Hélène Guilmette, Allyson McHardy… Jérémie Rhorer, direction. Marcel Bozonnet, mise en scène.

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Ainsi se concluent les Journées Dauvergne 2011 au Château de Versailles: cet Amadis de Gaule qui
suit la « tradition » d’un livret de Lully réadapté selon les modes du
jour, offre l’opportunité de goûter avec succès ce style européen, très
efficace du fils Bach, Jean-Chrétien.
L’oeuvre fait suite à la révolution gluckiste pilotée à Paris et
Versailles par Marie-Antoinette; et dans l’écrin de l’Opéra Royal aux
proportions qui semblent taillées pour lui, l’ouvrage ainsi recréé prend
des allures de manifeste esthétique d’une portée visionnaire: en
éclairant la partition de teintes sombres et graves (où jaillissent
l’éclat des flûtes, bassons, hautbois, et du cor aussi…), d’éclairs
passionnés voire exacerbés, avec leurs crescendos trépidants des cordes
qui citent évidemment le style Sturm und Drang… venu de Vienne, la
partition annonce ce romantisme à venir: éclosion spécifique du
sentiment, rayonnement nouveau d’une individualisation psychologique qui
atténue la pure vocalité afin qu’elle se fonde, comme l’orchestre, dans
l’écoulement de l’action. En 1779, l’opéra devait réconcilier Piccinistes et Gluckistes… même s’il dura à l’affiche moins de 10 soirs, Amadis apporte davantage: par son éclectisme formel et sa furieuse efficacité dramatique, l’ouvrage de JC Bach offre une synthèse originale entre merveilleux baroque (dans la lignée des enchantements noirs de Rameau) et préromantisme lumineux (si évidemment incarné par le couple amoureux Amadis/Oriane). Née de ce contraste structurant, la tension s’amplifie de tableaux en actes en une clarté contagieuse. Dans la mise en scène sans encombrement ni décalage de Marcel Bozonnet, le travail musical de Jérémie Rhorer s’accomplit idéalement: c’est l’autre apport indiscutable d’une production qui réussit sans réserve l’épreuve de la scène.

Jean-Chrétien Bach qui a 44 ans quand il répond à la commande de la Cour de France, brosse une évocation subtile et flamboyante du héros médiéval Amadis. Il y excelle dans l’alternance des passages contrastés: fureur et éclairs et pour reprendre le terme viennois: « tempête et passion »
(une alliance digne d’un roman de Jane Austen) succèdent aux élans
du coeur, les plus suaves et tendres, proche de Grétry … que la jeune Reine
aime particulièrement: c’est d’ailleurs ce basculement dans le joli et
dans le pastoral (fin du I: les enchanteurs d’Arcalaüs déguisés en
bergers; surtout cour des chevaliers et dames libérés par Amadis et
divertissement dansé final) qui s’affirme nettement au cours des années
1780, avant la Révolution.
En 1779, Bach fils livre un opéra dont la forme étrangère régénère le
moule tragique français; il appartient alors aux compositeurs non
français (voyez les Gluck, Sachini, Piccini… et donc JC Bach) de
renouveler un genre amidonné auquel ils apportent leur tempérament
propre: pour Amadis, 3 et non 5 actes; un enchaînement serré des
tableaux; plus de tunnels de récitatifs secs mais des récits désormais
accompagnés par l’orchestre qui mettent en avant toujours la couleur des
instruments … un goût manifeste pour les épisodes épurés et grandioses, à la fois héroïque et sublimes, d’un impact immédiat et frappant comme les toiles contemporaines et néoclassiques de Greuze et surtout David. Jean-Chrétien oeuvre comme Gluck pour la refonte de l’opéra français: Amadis (créé en décembre 1779) succède à Roland de Piccini (1778) et surtout Iphigénie en Tauride du Chevalier, achevée en mai 1779.


Arcabonne / Oriane: deux torches féminines

Jérémie Rhorer et ses musiciens du Cercle de l’Harmonie apportent
tout l’engagement nécessaire dans la juste proportion sonore mais aussi
l’éclat d’un instrumentarium qui frappe par ses teintes sombres voire
lugubres dont nous avons parlées; et c’est là que l’ouvrage se montre
passionnant; dans le surgissement des deux figures maléfiques, couple
haineux du frère et de la soeur, Arcalaüs et Arcabonne. C’est elle qui
est la vraie vedette de l’opéra: Arcabonne n’a d’enchanteresse
que le titre, tant son action est vouée à l’échec et à la mort; JC Bach
semble prolonger le modèle ramiste et se souvenir du personnage
d’Erenice (Zoroastre, 1749); d’ailleurs, l’opéra est ici largement
dominé vocalement et dramatiquement par le couple maléfique:
Arcabonne/Arcalaüs (comme c’était le cas dans Zoroastre du couple Erenice/Abramane)…
Bach se présenterait-il finalement (comme Dauvergne) tel l’un des
meilleurs assimilateurs du théâtre ramiste? Le subtil tissu instrumental
qui accompagne chacun des airs d’Arcabonne (en particulier celui du II) met en lumière une âme noire pourtant troublée par une
inclination contradictoire: un voeu secret la lie au Gaulois Amadis;
cette contradiction fait tout l’intérêt du personnage dont l’esprit
bascule constamment entre amour et vengeance, terrifiante cruauté puis
perplexité inquiète… En vérité, l’opéra aurait dû s’appeler Arcabonne
tant Bach fils lui réserve les meilleurs passages.
Travail du compositeur tout autant abouti pour le rôle exactement opposé d’Oriane:
la fiancée d’Amadis; belle âme lumineuse (vêtue d’une robe blanche) et
qui se dévoile dans un superbe air de déploration au III, là aussi (comme
Arcabonne, elle souffre et s’alanguit beaucoup en cours d’action),
quand l’amoureuse qui doutait découvre le corps inanimé d’Amadis… même
instrumentarium ciselé, aux teintes d’une subtilité inouïe, facettes
d’un tragique digne et mesuré, cependant traversé par des accents
fulgurants à l’orchestre (rondeur inquiète des bassons).
Arcabonne, Oriane sont deux figures captivantes de l’âme
tragique, l’une vouée aux ténèbres; l’autre aux feux de l’amour. Et si
la première se suicide, la seconde, convole in extremis grâce à l’action
protectrice de sa bonne fée Urgande, descendue des cintres au III.
Ni Allyson McHardy (Arcabonne, photo ci-contre)) ni Hélène Guilmette
(Oriane) ne déméritent chacune dans leurs registres si brillamment
contrastés. Pourtant malgré son implication expressive, la première,
mezzo habitée, ne passe pas la très difficile épreuve de
l’intelligibilité, d’autant plus obligatoire lors d’une soirée lyrique
sans sous-titrage; Hélène Guilmette en revanche convainc sans
forcer grâce à son souci de la ligne, de la couleur, du naturel,
toujours proche du verbe. Parmi leurs partenaires, Philippe Do
fait un Gaulois tendre et sincère, lui aussi idéalement articulé (mais
d’une passivité égale sans relief: on ne pourrait lui en vouloir car ce
tempérament est inscrit dans le livret) … quand son ennemi Arcalaüs (Franco Pomponi), en dépit d’une belle énergie barbare, reste malheureusement trop souvent incompréhensible.


Théâtre total

La réalisation veille à l’unité et la cohérence visuelle; portée
par l’activité permanente, nerveuse, précise, bouillonnante de
l’orchestre, la dramaturgie séduit indiscutablement; certes, les
changements à vue sont encore parcimonieux et rares (question de
budget): apparition de la citadelle d’Arcalaüs avant son combat avec
Amadis (I); gloire de la fée Urgande (III); on aurait imaginé un
dispositif plus explicite et clair dans l’évocation du tombeau du géant
Ardan Canil qui vaut au II, l’une des scènes majeures pour Arcabonne, habitée
par l’esprit de vengeance: l’ombre du mort qui s’adresse à sa soeur en
perd impact et expressivité (où est la sépulture devant laquelle
pourtant s’incline la magicienne perplexe, où dansent quatre superbes
coryphées au profil noir et tragique?). Malgré nos réserves, la force
des décors se dévoile de scènes amoureuses en tableaux spectaculaires
(la machinerie et la féerie qui en découlent, restent l’élément clé de
la tragédie française), sur la scène de l’Opéra Royal de Versailles,
construit seulement 9 années avant Amadis (pour justement les
noces de la Dauphine Marie-Antoinette en mai 1770). La production de cet
Amadis 2011, et précisément l’ensemble de la machinerie et des décors
ainsi restitués sont l’oeuvre de la collaboration entre le Château,
le Centre de Musique Baroque de Versailles et le Centre de musique
Romantique française Palazzetto Bru Zane
: le jeu des acteurs
chanteurs dans l’espace scénographique remodelé selon l’époque, comme
l’orchestre et le style musical le sont d’après les sources historiques,
contribuent à une expérience plus juste du spectacle à Versailles. De
ce point de vue, les Journées Dauvergne et cet Amadis en particulier
auront gagné le pari de la cohérence et de la clarté: chaque partenaire
apporte sa pierre à un édifice final qui destiné au public, convainc
indiscutablement par l’intelligence de sa réalisation.

La Tragédie en musique est un théâtre total pour lequel toutes les disciplines sont invitées à s’unir; cet Amadis
de 1779, en est l’une des illustrations les plus abouties: danses et
chorégraphies, expressives et stylées (superbe travail de la chorégraphe
Natalie Van Parys, entre recréation et références historiques),
enchaînement fluide des décors peints, action dramatique préservée …
le spectacle permet à l’Opéra Royal de retrouver sa destination
originelle: un laboratoire dédié aux arts de la scène, un nouvel écrin
désigné pour des défis spectaculaires… et musicaux. Telle n’est pas la
moindre qualité du spectacle de ce soir de réussir cette autre épreuve
… de l’unité.
Dans la fosse, le chef réussit dans une partition éclectique et formidablement expressive: l’Italie, Mannheim, ce style Sturm und Drang (préromantique) qui fait suite à l’Empfinsamkeit
y sont magnifiquement « recomposés »: on sait que Mozart de passage,
reste frappé par la science du fils Bach; Wolfgang n’écrira plus jamais
comme avant et son Idomonée doit beaucoup à l’opéra français revisité
par JC Bach: où avait-on écouté une telle ampleur symphonique de
l’orchestre (et ce dès l’Ouverture, véritable symphonie)? Ne
manquez surtout pas à ce titre, l’appel des cuivres lugubres et
terrifiants du II quand l’ombre d’Ardan Canil est annoncée et s’adresse à
sa soeur: leurs accents surnaturels préfigurent le jugement de
Neptune… dans Idomeneo de Mozart. A la justesse des
instrumentistes qui connaissent ce répertoire au point d’apporter à
Versailles, outre la passion exacerbée, une dose délectable … d’élégance
viennoise dans l’esprit de Haydn (menuet amoureux du III après
l’apparition d’Urgande), répond l’exigence nouvelle des décors, de la
machinerie, du déploiement visuel. C’est dans ce domaine purement
spectaculaire (et si délicat à accomplir) que le Château et le Centre de
Musique Baroque de Versailles, désormais accordés quoiqu’on en dise, nous réservent de futures surprises de plus en plus passionnantes. Courrez applaudir ce nouvel accomplissement à Versailles: prochaine et unique date, le 12 décembre 2011 à l’Opéra Royal.

Versailles. Opéra Royal, le 10 décembre 2011. Jean-Chrétien Bach: Amadis de Gaule,
1779. Hélène Guimette (Oriane), Allyson McHardy (Arcabonne), Philippe
Do (Amadis), Franco Pomponi (Arcalaüs), Julie Fuchs (Urgande, première
choryphée)… Les Cavatines, Le Cercle de l’Harmonie, Les Chantres du
centre de Musique Baroque de Versailles. Jérémie Rhorer, direction.
Natalie Van Parys, chorégraphie. Marcel Bozonet, mise en scène.

Illustrations:
photos 1 et 3 : l’équipe d’Amadis de Gaule à Versailles; Allyson McHardy dans le rôle
passionnant d’Arcabonne © classiquenews.tv 2011. Photos 2 et 4: Production Amadis à Versailles décembre 2011.

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