Festival de Verbier 2009
Notes de concerts (3)
Beau temps revenu sur Verbier, mais bientôt le départ. On commence le samedi avec un trio à cordes très heureux, et le soir, c’est la plongée dans les désarrois de l’élève amoureux – une Belle Meunière admirablement schubertienne par Thomas Quasthoff et Emanuel Ax. Le dimanche matin, Nelson Goerner enchante aussi dans Schubert, son partenaire moins….
25 juillet, matin, Eglise
Un séduisant Trio à cordes
On commence en beau récital, conversation en trio avec cet équilibre si particulier qui unit trois cordes cheminant de XVIIIe en XXe. Certes il n’y a pas ici le chef-d’œuvre du Trio-Divertimento (K.563) de Mozart. Mais Bach, Martinu et Dohnanyi, tout de même ! Donc Janine Jansen la violoniste, l’altiste Maxim Rysanov et le violoncelliste Torleif Thedéen s’unissent en Sinfonias de Bach. La personnalité rayonnante de Janine Jansen semblerait induire un rôle subordonné de ses partenaires, plus naturellement réservés : on s’aperçoit vite qu’il n’en est rien, que la parité musicienne s’exerce sans privilège acquis. On n’a plus qu’à se laisser aller à ce Bach tour à tour construit et rigoureux, à des échos et à des danses qui se prolongent en mystère murmuré, à des questions insistantes et douces, à de délicieux moments suspendus. Comme il est fort, le Père Bach, de permettre aux voix ensemble (Sinfonia) de nous ensorceler tout en goûtant si pleinement la vie ! Mais les choix du XXe ne sont en rien indignes des « tendres soins » prodigués à Lui par le Trio. Chez Dohnanyi, surprises et sautes d’humeur captivent l’attention. Couleur d’or après l’orage – comme ce matin, dehors….-, bariolages séduisants, dessins contrastants à la limite du bizarre et de la sauvagerie, Tema noble avec ses variations de « furia austriaca », et pour finir, échos animés de danses populaires dans les campagnes : c’est ainsi qu’on donne « Sérénade » (op.10) aux balcons en vacances. Chez Martinu, les Madrigaux ont la générosité contrastante du Maître tchèque. D’abord des duos et fragments en plein air, où Janine Jansen théâtralise son jeu avec un rare bonheur ; puis un andante, léger tremolo qui agite les feuilles au vent tiède ; et un « alla Bach » aux couleurs de folklore qui se mue en chant intense, devient froissement avant de se réélancer.
Eglise, au soir.
Les abîmes et l’essentiel
Bien sûr, le moment est venu qu’on attendait dans la ferveur, certain que rien ici n’échappera au sentiment de plénitude et d’unité. Car Thomas Quasthoff et Emanuel Ax partagent la volonté d’approfondir un projet interprétatif, d’en interroger les contours, d’en sonder l’essentiel. Et La Belle Meunière, sous ses apparences de récit amoureux qui n’échoue qu’à la fin, est en réalité un drame où l’ombre gagne très tôt sur l’ensoleillement, où la couleur obsessionnelle et l’écoulement liquide (le ruisseau) ont une ambivalence qu’on saisit seulement de façon rétroactive, entraîné que l’on demeure longtemps par l’illusion d’une conquête amoureuse. Or l’amour qui semble gagner, se partager, s’exalter, meurt lentement, assassiné par la jalousie, la prise chasseresse, le dédain. Les éléments, eux, se poétisent au fur et à mesure : l’eau, par le ruisseau, devient personnage, bel écouteur, complice, traître mais consolateur. Peut-être un double de cette Belle Fille Meunière qui passe son temps d’absente à bercer le trop-présent, puis à s’enfuir et enfin disparaître, manipulatrice meurtrière, ou sainte-nitouche, ou manipulée par le destin, qui sait ? Relais est pris par le Vert, apparu en 12, affirmé en 13, en pleurs au 16, disparu en 17 et 18, réapparaissant écho de forêt en 20…
Eros et Thanatos
C’est cela que les plus grands interprètes de ce cycle capital mènent sans attendrissement conventionnel, sans coquetterie psychologique : ils donnent une trajectoire, sans doute plus délicate à tenir que celle du Voyage d’hiver, où tout s’enfonce irrémédiablement, se perd en glace et mort… Du côté du moulin, la matière est plus fluide, souvent chatoyante, entretissée de rayons qui passent à travers les feuillages et jouent en apparente innocence avec la brise. L’art de T.Quasthoff et d’E.Ax est déjà en ouverture, où ils donnent à voir et sentir le vent tiède qu’en certaines contrées on nomme la matinière, mais où chaque couplet s’inaugure d’âpreté pour se clore en adoucissement tendre. Manière magistrale d’ouvrir le jeu si complexe à double postulation d’Eros et de Thanatos. Et puis il ne cessera d’y avoir cette acuité d’analyse presque impitoyable que confèrent la voix, si ample, précise et spontanément dramaturgique du baryton, et le piano virtuellement symphonique mais de timbre si mélodique : leur pouvoir de vérité, bien sûr, en recherche pour une œuvre dont le sens plénier échappe comme l’eau qui fuit entre les doigts du voyageur se rafraîchissant au ruisseau. L’architecture émotive n’en est que plus mystérieusement centrée, monument au plan équivoque, où la lumière extérieure et surtout intérieure révèle en corrigeant les apparences. D’un timbre dont la souveraineté expressive pourrait induire en tentation de si belle uniformité, Thomas Quasthoff fait aussi son auxiliaire d’investigation inquiète, mobile, allant au devant de terribles questions sur l’identité, la fin de tout cela. C’est en symbiose avec l’art de « son » pianiste que les 20 moments du cycle prennent tantôt unité d’inspiration, tantôt aspect de faille et piège.
Le ruisseau de deux façons
Ainsi le piano d’Emmanuel Ax conte la liquidité de l’omniprésent ruisseau (2) et aussitôt en dément le flux par des appuis opposés (3), porte les rythmes d’une berceuse (4,8), syllabise impitoyablement comme le chanteur (le terrible 14) et s’y accomplit en une chevauchée digne d’Erlkönig, ponctue d’un glas (15) et de larmes qui tombent (16), feint le balancier d’horloge (6), donne au chant hymnique de son « compagnon errant » la gravité d’un choral de Bach (4 : cela, on ne le remarque presque jamais à la fin du lied), tombe en couperet du « gute nacht » dans la coda du 5, toute en cassures. Thomas Quasthoff est admirable en sa volonté d’insinuer la menace (fin de 10, tout le 12), de faire trembler l’amour en une enclave inquiète qui s’apaise (6), de faire monter le désir jusqu’au triomphe de l’illusion (7) puis d’affirmer en climax le (faux) bonheur de la possession (11 : une partie du public s’est alors cru « obligée » d’applaudir, rompant la dramaturgie et provoquant le légitime agacement du chanteur), d’aller au parlando désespéré dans le récit de la noirceur du monde (14), au cri (15) et à l’ironie haineuse (16). Où situer le sommet de cet art divinatoire ? Probablement dans le bouleversant Die böse Farbe (17), avec son rythme pour deux voyageurs funèbres, son inguérissable échec, sa mise au miroir de l’absence hors de toute consolation. Et aussi à la coda (20), façon de dire le congé au monde : la douleur, pourtant avouée, semble alors s’endormir, et c’est l’unique espoir. Le récit se meurt, peut-être pour qu’un jour tout renaisse – comme dans la vie de Schubert en 1823, où est apparue « la maladie de la mort » -, et le piano égrène, seul, des sons qu’il éparpille. C’est fini. Il ne reste plus qu’à se souvenir. C’est un des traits de Verbier, cette fusion de la nature et de la musique : les montagnes après le coucher du soleil au beau temps revenu ont dit un adieu rose puis grisé, et cet après-midi , pendant une courte promenade au dessus de la station, un ruisseau en courbe de niveau contait son flux allant et actif, et plus loin s’apaisait sans cesser son murmure de douceur.
Ah, et on allait oublier : malgré la fatigue et le désir de ne pas rompre l’unité du récit, la courtoisie a fait dédier par le Duo en délicat hommage schubertien au « Patron » de Verbier, présent à l’église, un « A la Musique », symbole de reconnaissance et d’amitié….
Ah, et on allait oublier : malgré la fatigue et le désir de ne pas rompre l’unité du récit, la courtoisie a fait dédier par le Duo en délicat hommage schubertien au « Patron » de Verbier, présent à l’église, un « A la Musique », symbole de reconnaissance et d’amitié….
Dimanche 26. Matin, Eglise
Des partenaires inégaux

Mais là où on arrive en plein décalage, dans une sorte de souffrance qui touche à la nature de la musique choisie par les interprètes, c’est pour la grandiose Fantaisie D.934. Julian Rachlin, qui a repris son violon, semble entendre régenter la puissante et troublante partition, et y faire cavalier seul. Un cinéphile dirait que là « on s’est trompé d’histoire d’amour ». N.Goerner a pris, lui, la mesure de cet univers complexe où, dès les premières mesures et par le tremolo, on va dans un univers que les spécialistes rapportent au lied « schillérien », Groupe au fond du Tartare, et dont les différents « moments » sont imprégnés d’une « philosophie » musicale que cette Fantaisie partage avec l’Autre, celle à 4 mains (D.940). Et ici, le manque évident de douceur précautionneuse que manifeste le violoniste est traduction immédiate de son contre-sens général. Ainsi le finale, chant de bonheur retrouvé, devrait être tout sauf un virtuosodrome :les traits agiles et brillants du violon ne sont inscrites dans la partition que pour affirmer une pensée qui s’affranchit de ses limites et gagne les sphères où se meut l’Ariel shakespearien. Les admirables basses méditatives de N.Goerner dans le lento, son chant éperdu de nostalgie, cela n’inspire pas le violoniste. Et le pianiste est bien trop pudique et discret pour vouloir jouer à sa façon cavalier seul. Il restera seul, « en toute humilité » comme il nous le déclarera deux heures plus tard, en complément de l’entretien accordé l’avant-veille. Seul « au milieu de Schubert », qui exige tant de délicatesse, et l’obtient de ceux qui ont un jour rencontré son message. Lire aussi notre entretien avec le pianiste Nelson Goerner
Au revoir…
Et on sait qu’il est bien difficile de s’arracher à Verbier. Avec le prétexte de cette fin d’entretien, conscient de lasser au-delà du raisonnable un artiste déjà recru de fatigue (le concert, les répétitions pour le lendemain et les jours suivants), – mais aussi subconsciemment pour « réévoquer » Schubert ? -, on va aux coulisses de Médran. Nelson Goerner est cette fois dans un quatuor de pianistes qui mettent en espace sonore une adaptation pas baroque mais fort spectaculaire et amusante des Quatre Saisons vivaldiennes. Notre schubertien est d’abord en face d’Emanuel Ax, qui a lui aussi délaissé sa Belle Meunière pour mettre en place les épisodes climatologiques à la sauce Steinway. Puis arrive une relève partenaire, la jeune Chinoise Yuja Wang – dont la presse people ici annonce qu’elle est « la plus vite du monde » -, et qui se délecte à l’avance de jouer son rôle dans la future Nuit des Pianistes, « finale (de lundi 27) avec toute la troupe du clavier ». Ce soir, à Médran, ce seront d’autres délices, messiaenesques celles-là, d’une Turangalila conduite par Charles Dutoit, « la corruption dans les encensoirs », disait un disciple devenu célèbre. Mais allons, il faut partir et aller ailleurs – en plaine – réimaginer la montagne : au travail, chroniqueur !
Festival de Verbier 2009. Les 25 et 26 juillet. Notes de concerts (3).
J.Jansen, M.Rysanov, T.Thedéen : J.S.Bach (1685-1750) Sinfonias ; Ernö von Dohnanyi (1877-1960),Sérénade op.10 ; Bohuslav Martinu (1890-1959), Madrigaux. Thomas Quasthoff, Emanuel Ax : F.Schubert (1897-1828), La Belle Meunière. Nelson Goerner, Julian Rachlin : L.van Beethoven (1770-1827), 6e Sonate ; F.Schubert, Sonate Arpeggione, Fantaisie D.934.
J.Jansen, M.Rysanov, T.Thedéen : J.S.Bach (1685-1750) Sinfonias ; Ernö von Dohnanyi (1877-1960),Sérénade op.10 ; Bohuslav Martinu (1890-1959), Madrigaux. Thomas Quasthoff, Emanuel Ax : F.Schubert (1897-1828), La Belle Meunière. Nelson Goerner, Julian Rachlin : L.van Beethoven (1770-1827), 6e Sonate ; F.Schubert, Sonate Arpeggione, Fantaisie D.934.