lundi 12 mai 2025

Verbier (Valais, Suisse). Festival, 24 juillet 2009. Jeunes musiciens de l’Orchestre-Verbier ; Susan Graham, Malcolm Martineau ; Quatuor op.15 de Fauré, Quintette op.44 de Schumann

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Festival de Verbier 2009

Notes de concerts (2)

Après un petit retour nocturne sur trio à cordes, second chapitre des Notes de concert : à l’Eglise, un délicieux récital de Susan Graham et Malcolm Martineau du côté de la mélodie française fin XIXe et début XXe. Et le soir, à Médran sous l’orage, l’enchantement fauréen du Quatuor op.15, puis la dramaturgie schumanienne du Quintette op.44, par deux groupes de chambristes où brillent particulièrement les pianistes Martha Argerich et Nelson Goerner.

Un trésor de nuit

Dans le jeudi 23, on a un peu triché à la fin, parce que la nuit venue, après un premier orage et le concert Schwartz, on est remonté vers l’Eglise pour aller écouter la Jeunesse du Verbier-Orchestra dans ses rôles soliste ou chambriste . Quand on est sorti de l’église, c’était déjà jeudi 24, donc un autre jour dans la nuit-aux-étoiles-jouant-avec-les-nuages. Il y avait un peu de sable sur les carrosseries après l’orage arrivé du sud comme porté par un sirocco. Les glaciers réapparaissaient, ils avaient perdu leur air maladif de la mi-journée. Charmes de Verbier, qui parfois joue à ne plus vous faire savoir en quel « pays étranger » où vous êtes et auriez perdu les mots, comme disait Hölderlin. Charmes terre à terre aussi, puisque sur le chemin du petit retour, vous tombez, rêveur Français, sur un distri-bancaire : comme la Nature chantée par un autre poète, il « est là, qui t’invite et qui t’aime » et s’appelle … « Trésor de nuit ». Crise ou pas, bonne altitude ou niveau-du-Lac-Léman, l’Helvétie peut toujours surprendre. Enfin, va pour la Nuit Romantique (après tout Suzette Gontard, l’amante d’Hölderlin, était bien prisonnière de son banquier de mari), va pour le Trésor des mots, des chèques et des notes…Et donc les jeunes gens ou plutôt jeunes filles, venues des pays de l’est européen ou_ du Canada, et qui poétisent le premier tiers des Goldberg arrangées pour trio à cordes. Clarté, noblesse de l’attitude, parfois tendresse ou danse, et surtout allégresse : Mariya Borozina (vn), Sharon Wei (alto) et Judith McIntyre(vlc) enchantent. L’altiste Aleksandra Telmanova accomplit des merveilles dans la Fantaisie Chromatique, puis revient avec la violoniste Elizaveta Goldenberg pour un joli et virtuose Duo de Spohr (et Divertissements, n’aurait pu s’empêcher de railler Satie, fût-ce à 1600 m. au dessus du niveau d’Honfleur). La violoniste Cecee Pantikian et l’altiste Carolyn Blackwell terminent avec une Passacaille haendelienne transposée nordique (Johan Halvorsen), riche en jeux d’échos un rien tziganes et joyeusement enlevée. Ah ! la jeunesse du monde ! Et quelle jolie écoute d’un public fervent, ami, camarade ou venu par hasard d’après l’orage !

Vraiment jeudi 24, 11h, Eglise
Voyage au cœur de la mélodie du XIXe

Mais nous ne sommes plus dans l’être du voisin allemand, le wanderer philosophique. Ici, presque rien d’hymnique – sauf la touche du sacré laïque de Debussy exaltant Verlaine. Et « rien que du bonheur », pour parler comme tout le monde. Bonheur à travers la voix radieuse de Susan Graham et le plaisir qu’elle (se) donne d’en jouer pour porter les mots, les phrases, les inflexions de ce qui semble tant être pour elle une 2nde langue natale ! La cantatrice américaine n’est-elle pas « born again » (musicalement, Dieu merci…) au contact de la poésie française ? Certes on pourrait fugitivement craindre que la voix si pleine du lyrisme opératique ne domine les relatives miniatures des mélodies ? C’est un peu le cas en ouverture, avec une Chanson d’avril de Bizet dont le texte se brouille avec l’ardeur vocale. Mais dès l’entrée en « nocturne » de Franck, c’est enchantement d’un art très subtil, appuyé sur la réitération de cette nuit (16 fois !), avec la magnifique raréfaction terminale du piano. Ou pour une Chère Nuit d’Alfred Bachelet, où le dernier vers plonge du triple fff en triple ppp. Quel pianiste, Malcolm Martineau (on allait l’oublier, ou faire semblant : effet de récit !), passant de l’art d’accompagner à sa sublimation : il introduit l’éminente dignité du dialogue en pouvoir égal, agissant sur la vocalité bien davantage qu’en conseiller bienveillant. Il pétrit mots et phrases, leur communique une courbure, une destination d’ensemble et de détails. C’est l’effet Gerald Moore, on l’avait vu la veille, grandiose et dramaturgique avec Schumann. Ce matin, c’est joueur, contrepoint d’ironie légère et de décalage. Ainsi, avec juste ce qu’il faut de détachement au clavier et d’auto-amusement dans le récit vocal, on se délecte d’une Danse Macabre de Saint-Saëns où ça cliquète dans le système osseux, et des Cigales d’un Chabrier qui joue à faire crisser les notes. Côté animal, l’intelligence et le théâtre supérieurement distanciés reviennent à la collaboration Renard-Ravel dans un festival de parlé-chanté, du « fiancé n’arrive pas » jusqu’au superbe « Léon ! Léon ! ». La distance est autre dans Un Corbeau et Renard – une curiosité d’André Caplet -, scène astucieuse et vive qui exalte la virtuosité verbale du maître ès-tromperies, ou dans le bilinguisme rigolo des Souris d’Angleterre mises en espace par Manuel Rosenthal.

Poulenc triste et Debussy glacé

Le mini-opéra mondain et suicidaire de Cocteau prend des charmes bien tristes chez Poulenc attendri par les malheurs de la Dame de Monte-Carlo. La tonalité se fait plus grave, ou du moins ambiguë, dans la poésie nordique de Honegger sur la Petite Sirène d’Andersen, puis dans « l’amour de loin » que conte la Réponse d’une Epouse Sage, un inattendu Roussel en audace pianistique et où flotte par traduction le souvenir du surréaliste H.P.Roché, père de Jules et Jim. Et dans le déchirant, l’intemporel théâtre d’absence de Duparc, Au pays où se fait la Guerre, en lancinant refrain archaïque au piano. Et puis, comme si on était d’église moderne de Verbier transporté dans l’espace mondain de la Madeleine parisienne où le Maître tenait les grandes orgues sans trop croire au Dieu des catholiques, s’élève une Vocalise fauréenne, degré zéro de texte et 36e du charme kitsch. Enfin et surtout, au cœur du récital, le joyau solitaire debussyste, chef-d’œuvre qui justifierait à lui seul pour le XIXe et ensuite la transgression de l’hugolien précepte « défense de déposer la musique au long de mes vers ! », un Colloque Sentimental où Verlaine est mis en scène dans le dialogue du piano et du chant, transcendant la vieillesse des amants dans le parc glacé. Jusqu’au climax parlé du bout des lèvres et de l’aveu mémoriel « c’est possible », clôture tragique, ellipse en une mesure qui annonce Pelléas…

Soir, Médran
Il pleut à clochettes

Et maintenant, à l’heure du soir qui commence déjà plus tôt (fin juillet !), à l’heure aussi des mondanités champagnifiées qui ne pourront cette fois se donner à voir sur le terre-plein, (le « il pleut à clochettes » de l’enfance s’y mélangerait aux bulles des V.I.P. et des adultes en représentation), le toujours-démesuré de Médran – pour une musique de chambre d’essence intimiste – trouve son emploi de théâtre. Car le très mauvais temps qui la veille avait effleuré le Valais et saccagé la Suisse des plateaux affirme un « levez-vous, orages désirés » comme si Chateaubriand venait jouer les ordonnateurs de pompes cumulonimbales. Le crépitement violent de l’averse et les grondements du tonnerre rappellent qu’on est ici sous structure de toile, en un cirque supérieurement voué aux sublimités orchestrales ou, par protection, chambristes. Et il s’établit en ce début de concert un contrepoint assez fascinant entre les partitions écrites au XIXe et le semi-aléatoire qui tambourine au dessus des têtes, savante polyrythmie d’une averse à la densité fugitivement mêlée de grêlons.

Le beau train généreux d’1 h 22

D’abord Fauré, son radieux 1er Quatuor avec piano : l’opus juvénile par excellence, où le thème de l’allegro revient inlassable et complexe, puisqu’il s’élance en se rétractant pour mieux réavancer, schumannien à sa manière française. Cela fait songer à ce que le Narrateur de la Recherche proustienne nomme « le beau train généreux d’1h22 », symbole du désir de vivre parmi les paysages découverts qui fixent aussitôt leur propre mémoire. Et au recourbement des voies que Fauré suit amoureusement avec ses modulations toujours renaissantes…. Puis les pizzicati qui prennent en charge si légère la mélodie, les chants tendres du violon, ces phrases-furets si caressantes, n’est-ce pas aussi « très précisément la jeunesse », comme la voit Paul Valéry décrivant le marcheur d’Eupalinos qui lutte contre le vent au bord de la mer ? Les interprètes sont superbes : le pianiste Nelson Goerner, la violoniste Janine Jansen, l’altiste Lars-Anders Tomter, le violoncelliste Torleif Thedéen. Parfois insolents et tout à coup indolents, fraternels aussi, tendus vers l’expression la plus justement poétique et raffinée. Au-delà d’ « 1 h 22 », ce sont les joyeux carillons du scherzo qui fait passer un vent jazzy sur les salons IIIe République, et voilà que la pluie s’égoutte à contretemps, probablement un chenal perpendiculaire à la toile tendue qui n’en peut plus… Puis un répit où se love le chant recueilli de l’adagio, dont le déploiement enchâssé dans les tendres cordes rappelle que Fauré est aussi le musicien de l’Elégie : intensité fervente, hymne où le piano et le violoncelle dialoguent, divergent, et où la substance consommée s’éteint dans la douceur. Alors peut battre à nouveau, en écho de l’averse reprenant, le flot de croches du piano, ostinato puis tourbillon et encore un peu de rêverie…

Une souveraine conception de Schumann

Après entracte, c’est encore un op.44 – on éprouve joie à le dire, puisque le Quintette de Schumann semble une des partitions fétiches de Verbier. Et certes il ne faudrait pas qu’un interprète veuille passer avant les autres pour guider de que Neruda appelait Chant Général. Même le pianiste, dont la place semble porter dans le rôle du primus inter pares, puisqu’il est à la fois Robert et Clara. Lorsque Martha Argerich, comme ce soir, intervient dans le jeu, on pourrait craindre que son altière, sa souveraine conception schumannienne déséquilibre l’ensemble. Mais merveilleusement ardents, ils le sont tous cinq : elle, les violonistes Janine Jansen et Sasha Maisky, l’altiste Yuri Bashmet, le violoncelliste Mischa Maisky. Et prompts à basculer dans le rêve qui nourrit de si évidente façon l’op.44. Ainsi l’allegro impose-t-il sa logique de courage, sa légende de soi-même, organisme vivant dont une part se déroule dans les replis du songe, et dont la coda pianistique prend allure d’avalanche. Le plus impressionnant demeure le Lento, dont la marche funèbre est comme cassée en petits fragments rythmiques faillés, qui en augmentent angoisse et désarroi chez l’être-pour-la-mort que devient le voyageur. La course à l’abîme qui en constitue le centre, l’architecture de ténèbres qui réinvestit le développement, qui les dirait apaisables jusqu’aux ultimes mesures où pourtant les 5 apportent le miracle d’une lumière enfin transparente. Du scherzo- souvent bâclé – , ils font une nouvelle course à l’abîme, d’une allure vrombissante, acharnée contre soi-même. Quant au finale, il est bien le rééquilibrage de l’être par lequel Schumann conjure les ombres antérieures, grâce à la construction rigoureuse. Cette fois, les trépignements véhéments du piano de Martha Argerich paraissent emporter tout, mais la fonction cathartique de la fugue s’accomplit dans l’égalité des voix : ils sont bien les 5 qui célèbrent le triomphe de Robert sur ses ténèbres. L’averse qui continue ajoute à la tension de cette interprétation collectivement visionnaire. Devant l’enthousiasme du public, ça conciliabule sur scène. Est-ce le tambourinage de pluie qui les empêche ou les divise, Maisky Père et Fils ne sont-ils pas d’accord, Martha insiste-t-elle et dans quel sens ? Le feront ou non, peut-être que si, oui, ils le font, ce scherzo, aussi bien, mieux, chi lo sa ? En tout cas ils l’auront fait, malgré la crainte, pourquoi pas, d’être alors moins habités pour porter cette fantaisie aux rivages du fantastique. On peut s’en aller dans la nuit zébrée d’éclairs, le cœur empli d’on ne sait quel vertige devant ce que sait une musique totalement habitée.

Festival de Verbier 2009. Le 24 juillet.
J.S.Bach (1685-1750) ; L.Spohr (1784-1859); C.Franck (1822_1890) ; C.Debussy ( 1862-1918) ; F.Poulenc ( 1899-1963) ; Gabriel Fauré (1845-1924), Quatuor op.15 ; Robert Schumann (1810-1856), Quintette op.44.
Susan Graham, Malcolm Martineau ; Nelson Goerner, Janine Jansen, Lars-Anders Tomster, Teldeif Thedéen ; Martha Argerich, Sasha et Mischa Maisky, Janine Jansen, Yuri Bashmet.
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