lundi 5 mai 2025

Verbier (Suisse). Festival de Verbier, dimanche 22 juillet 2012. Récital d’Elisabeth Leonskaja (Mozart, Schumann, Tchaikovski).

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Concert « Theresienstadt », en hommage aux compositeurs assassinés par le nazisme à Terezin (1942-45). La pianiste russe Elisabeth Leonskaja avait déjà éclairé le Festival 2010 d’une mémorable intégrale des sonates de Schubert. Sa noble interprétation de Mozart, Schumann et de la 2e sonate de Tchaikovski prolonge une présence qu’on espère désormais ancrée dans la tradition du festival. L’événement de ce 22 juillet est aussi et avant tout empreint d’émotion : à travers des œuvres de Weber, Hans Krasa, Gideon Klein et Erwin Schulhoff, 14 artistes, emmenés par Daniel Hope, s’unissent dans la mémoire pour célébrer des compositeurs que la barbarie nazie avait enfermés à Therensienstadt (Terezin) et qui périrent en proclamant et vivant la liberté de leur art.


Un cœur mis à nu

D’entrée de jeu chez Elisabeth Leonskaja – la glorieuse interprète à Verbier de l’intégrale schubertienne, en 2010 -, une franchise bien liée à un Mozart de 22 ans qui est…plusieurs, quand il écrit sa Sonate K.332. Post-adolescent qui s’éprouve hors de chez lui, soumis au rite de passage entre l’ex-enfant-prodige et le compositeur génial qu’il devient (mais qui, à Paris, est en mesure de saisir cette évidence ?), révulsé par une société française dont il exècre vite l’indifférence méprisante, et au fond de soi le bouillonnement d’un Sturm und Drang bien allemand et vital… Le séjour de cet été 1778 finira en drame, avec la mort de la mère sur une terre étrangère. Puis il faudra regagner la cage de Salzbourg. Et tâcher d’ « oublier » Aloysia, qu’il tentera malgré tout de revoir pendant le long périple de retour. On sent à travers la profusion des thèmes de l’allegro abruptement abordé par une pianiste qui eut pour maître Sviatoslav Richter une ironie (le motif du petit air de chasse ), des scansions appuyées dans le contretemps, une netteté offensive, et pourquoi pas, une fureur de vivre…Dans l’adagio un temps laissé à son rêve, E.Leonskaja fait passer comme un aria d’opéra tendre, et c’est toujours pour Aloysia un « cœur mis à nu », voilé de chromatismes. Cela serre le cœur, jusqu’à un finale à grands écarts sur le clavier, des silences pour faire jaillir de folles accélérations, un entrain pour s’étourdir. Aucune concession, et comme cela frappe juste !




Préfiguration de Florestan et Eusebius

Sensation analogue de justesse à l’entrée en scène d’un autre adolescent, mais ce Robert Schumann arrive un demi-siècle plus tard, et dans un autre monde. Celui-là essaie dans son op.2 (les Papillons) ses forces impatientes et sa culture littéraire jean-paulienne (un autre Richter !). Ce kaléidoscope – qui deviendra bientôt « ordonné » en portraits (le Carnaval op.9) -, E.Leonskaja en dit les intermittences instantanées d’un cœur qui entrevoit déjà, à travers les jumeaux (Walt et Vult) du roman jean-paulien sa propre scission entre Eusebius et Florestan. Et avec la rigueur sous-jacente en tout son art pianistique, elle donne la sensation d’improviser cet univers miniature où furia, idées tournoyantes, choral étrange, danses décalées, « toujours plus vite » et tombées en rêverie, héroïsme de parade et auto-dérision se succèdent à un rythme sans tragique autre que celui d’un être qui se cherche. La pianiste russe aime nous faire (re)découvrir ce qui, ici, demeure inachevé, voire imparfait dans les tâtonnements. Et puis on saisit sur son beau visage grave un sourire de connivence avec ce Robert qui virevolte entre bonheur de séduire et crainte de l’étrange.




J’aime en toi l’invraisemblance et le hasard

Qui a dit – et répété, puis fait répéter – que Tchaikovski-des-sonates était sans intérêt ? Sa 2nde (« Grande ») captive par la densité du discours, E.Leonskaja lui trouve d’emblée sa conquête d’espace et de couleur, ses reflets du tourment, ses passées d’exaltation, de fureur, et de cet abattement pessimiste qui est le fond même du psychisme tchaikovskien. Il s’agit moins de virtuosité – pourtant exigée dans certains moments « en force » – que d’une énergie tournée vers un plan où seul le début du lento semble apporter un répit. Plus coulé dans le moule classique, bien sûr, que Moussorgski l’hétérodoxe, mais toujours ramené vers une zone de désolation lancinante, où l’on ne tardera pas à entendre l’injonction schumanienne d’avoir à se déchirer ( de plainte, de vitesse, qu’importe), que l’auteur de la Symphonie Pathétique partage avec le génie lisztien. Il nous revient en mémoire une lecture toute proche du symboliste André Biely : « Russie, j’essaie de capter ton clair regard. Je t’aime et j’aime en toi l’invraisemblance et le hasard. » Voilà bien cette part d’imaginaire que la pianiste généreuse aime instiller en nos paysages intérieurs. On nous quittera sur une autre vision, un Chopin de sérénité nocturne, balancement rêveur qui revient toujours à sa houle et au souvenir dont il est l’essence même. N’est-ce pas aussi, tout en donnant congé, façon de rappeler avec suprême élégance et discrétion, qu’une pianiste peut être aussi calme magicienne du son ?


Une ville offerte par le Führer

Le soir, à l’église, rien n’est semblable à ce qu’auparavant on y a vu ou entendu. Pourtant, c’est une même rumeur active à l’entrée, en ce « temps à n’y pas croire », comme eût dit Aragon dans la belle lumière de l’été revenu. Mais « simplement », c’est un chapitre de l’horreur dont on célèbre les noces avec une musique exorcisante. Concert de Theresienstadt – pour le nom historique « d’avant »-, Concert de Terezin, pour la plongée dans le mal… « Le beau n’est que le premier degré du terrible », avertissait Rilke, qui pourtant ne pouvait se figurer en rêve fou ce qui se passerait dans une ville (autrichienne) « offerte aux Juifs par le Führer », ni même qu’il y aurait 20 ans plus tard un Führer, ses âmes damnées, et une conférence de Wannsee pour programmer l’anéantissement de « sous-humains ».

Je marche dans Theresienstadt

Voici donc 14 musiciens, voués ici à la révélation d’œuvres écrites, certaines avant l’enfermement concentrationnaire, d’autres pendant, par des compositeurs qui avaient marqué leur époque… puis qu’on avait « relativement » oubliés en une « seconde mort »…. Avant que des efforts obstinés aient permis, depuis une quinzaine d’années, la remise au grand jour de ceux dont les noms n’étaient plus qu’au mieux cités. Parmi les 14 de ce soir, il règne un principe d’unité merveilleusement agissante qui exclut toute mise en valeur personnelle : Nancy Wu, L.A.Tomter, Mathieu Herzog, Gautier Capuçon, N.Hakhnazaryan, Raphaël Merlin, Claudio Rojas, Martin Fröst, Leig Mesh, Sylvia Schwartz, Gabor Bretz, Thomas Quasthoff… Mais il faut souligner ce qu’en toute discrétion accomplit à Verbier Daniel Hope, initiateur et fédérateur, admirable violoniste. « Son » concert suit une progression dans l’intensité émotive, et le noyau des partitions les plus importantes au regard de l’histoire musicale y est entouré de séquences introductive et conclusive. Ainsi, surgi t de cette « politesse du désespoir » en laquelle militait avec ses compagnons d’infortune la poétesse Ilse Weber unemusique « plus facile », son « je marche dans Theresienstadt », comme venu du romantisme schumannien. Les anonymes Mensch ohne Pass, avec son lancinant refrain des « comme si », le Terezin Lied, sonnent en cabaret, comme si Berlin et d’autres villes avaient « continué » après 1933. Le vrai porteur de cela, c’est déjà la lumineuse Sylvia Schwartz, préfacée en son chant d’ironie tendre par la voix de Thomas Quasthoff, revenu « parmi les siens » pour lire – de quelle simple et bouleversante façon ! – les textes parlés.


Gideon Klein et Hans Krasa

Puis vient la musique de chambre. Le cadet de ceux qui périrent , Gideon Klein, animateur musicien incomparable du Camp, comme l’a raconté le chef d’orchestre Karel Ancerl (revenu, lui, en miraculé d’Auschwitz). Un Trio à cordes ,composé à Terezin dix jours avant le départ vers la mort, fait se succéder désir de vivre et densité d’écriture, intense nostalgie – à travers une chanson d’enfance moravienne – puis fusion de tout cela, où les échos de jazz et d’une danse un peu spectrale tourbillonnent avant de s’effacer dans la nuit. De Hans Krasa, son aîné de 20 ans – l’auteur de Brundibar, un opéra pour enfants qui fut joué 56 fois au camp ! -, trois partitions, dont les ultimes Passacaille et Fugue –noblesse ancienne et prémonitoire du lento ? -, tissu polyphonique très serré d’une fugue courant dans la liberté de l’écriture et de la vie rêvée, Tanec, remontée d’un folklore imaginaire, (en écho, deux danses Hassidiques,nostalgie et humor, de Zigmund Schull), et Trois Chansons de Rimbaud, portées par le si éloquent baryton G.Bretz et le mauve de la clarinette (M.Fröst).

Le monde d’Erwin Schulhoff

C’est avec Erwin Schulhoff que l’on rejoint le plus accompli du message. Les Trois Images op.12 font se joindre le monde post-romantique et celui, plus âpre, du schoenbergisme. Le climat tantôt vénéneux, tantôt doucement obsessionnel, l’insistance des images troublées amènent irrésistiblement au plus tourmenté des Trois Viennois, Alban Berg. Le Duo pour violon et violoncelle fait se succéder confondante virtuosité, fureurs suspendues, tendre lyrisme aux frontières de l’imperceptible, berceuse scandée par légers pizz du violoncelle, « humor » qui teinte l’écriture…. Le Sextuor à cordes affirme son emprise : un allegro âpre et résolu à ne jamais transiger, un andante repli é sur son intériorité, une burlesca violente, d’une spectrale angoisse, un adagio comme songe d’un songe dont le dormeur n’arriverait jamais à s’extraire du récit énigmatique, et après une danse d’insectes affolés autour de la lampe, une coda qui bouleverse… Ainsi s’éloigne Erwin Schulhoff, le plus consciemment politique de ces opposants juifs au nazisme que son adhésion au communisme finit par envoyer en 1942 au camp-forteresse de Wülzburg, où il mourra de tuberculose.


Que survivent à jamais les hommes

Puis vient la coda de ce concert, où deux textes d’Ilse Weber et un de Carlo Siegmund Taube ramènent au camp et au départ vers l’extermination. Un ton très simple et direct dans l’adieu (ade Kamerad !), le salut à l’enfance broyée (Ein jüdisches kind), où la diction de T.Quasthoff contrepointe le son tremblé de M.Fröst, et l’art suprême de S.Schwartz et de ses compagnons culminent avec Wiegala, la berceuse que I.Weber chantait aux enfants dans le train vers l’anéantissement. Ici, quelques centaines de secondes d’éternité retrouvée, conclues par le point d’orgue d’un silence comme jamais on ne l’entendit ici, à la fin d’un concert « classique » : à travers le plus tragique des « chants pour les enfants morts », résonne le « une musique était-elle encore possible après Auschwitz ? ». Si et puisque oui, elle aura dessiné un au-delà de l’art, un dépassement où certains pourraient lire le refus de l’oubli, d’autres un chemin vers le pardon. Et de toute façon la volonté de transcendance, dont l’Histoire a besoin pour que survivent enfin et à jamais les hommes.

Verbier (Suisse). Festival de Verbier, dimanche 22 juillet 2012. Elisabeth Leonskaja, piano : Mozart, Schumann, Tchaikovski. Hommage aux musiciens de Theresienstadt: H.Krasa, G.Klein, I.Weber, E.Schulhoff.

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