Les Russes : tous un peu fous ?
Evgueni Kissin est de ceux « qu’on attend ». Au tournant, demanderait un humoriste ? C’est l’heure des Combins surbookés, ce samedi 24. Et certes la relation que des publics y entretiennent avec un interprète est complexe ; parfois, elle se contente peu à peu d’une attente et d’un désir de répétition qu’il en soit « ainsi » qu’on a fixé l’image sonore. Cela évoque ces paysages de plaine qu’un fleuve riche en limons recouvre de ses couches successives, fines et nourricières, mais dont la nature ne se modifiera fondamentalement plus au cours du temps ; les géologues parlent ici de sédimentation alluviale, tendance paisible ajouterons-nous, andante tranquillo de la mémoire. Relation affective en fait compliquée : à l’origine elle est faite du tourment de la passion-découverte, puis elle risque d’emprisonner l’artiste et soi-même spectateur dans un rapport qui se fige. Cela vaut, bien sûr, pour des musiciens au tempérament puissant, qui ont su imposer d emblée une image forte, parfois tranchée…et à double tranchant, parce qu’elle risque ensuite d’anesthésier l’imaginaire dont l’autre nom est changement (« le change » baroque). Ainsi à propos de Kissin – un « habitué » de Verbier, désormais – avons-nous pu saisir à l’œuvre le Jugement-Stéréotypé, durant l’entracte où tombaient des formules lapidaires et sans appel contre la part « Chopin » du concert : « Je me suis ennuyé(e)à mourir « (meurs donc, mais en silence, a-t-on envie d’ajouter), et, encore mieux, ce souhait pour la suite de la soirée : « bonne nuit ! ». Parce que « notre cher Russe » ne serait lui-même que dans la véloce virtuosité, l’empoignade avec les partitions, cavalier cosaque en somme (et dans le Dictionnaire des Idées Reçues, « les Russes : tous un peu fous ») ?
Nocturnes, Mazurkas et poésie
Eh bien, Christos en soit loué, le Chopin des Trois Nocturnes de ce soir est désencombré des raideurs d’articulation, et vit entre confidence calme et humilité, même si –cela ne quittera sans doute jamais le pianiste russe – subsiste un fond d’inquiétude qui ne s’absentera plus – ici à peine affleurant, où le mystère hors d’instance théâtrale agit dans la douceur. Ces Nocturnes(op.55/1, 37/2,62/2) ne sont pourtant pas réduits – paysages de lune charmeuse, vignettes « fieldiennes » de convention vaporeuse, fluidité un rien délayée -, ils autorisent chez E.Kissin une réflexion sur le toucher musical : les doigts parcourent le clavier à la façon des eaux légères sur le lit du ruisseau vu en transparence, quelque chose de schubertien, donc, ou alors d’oiseaux diurnes et nocturnes mais sans nul fantasme angoissant. La pensée s’ouvre aussi sur les autres arts, et tout particulièrement la poésie française de l’époque, Lamartine – en plus irrigué de sève, peut-être, mais si mélodieux – ou Hugo dans ses jours de description attendrie. Quant aux 8 Mazurkas, Kissin leur donne un air ascétique, dépouillé, où la danse noble et pas du tout sentimentale semble tenir à honneur de mettre en distance les autres, soi-même et surtout le risque d’émotion facile. N’est-ce pas aussi rejoindre le Chopin « historique », qui détestait tant les grandes salles propices à l’exhibition, leur préférant les salons et en tout cas les lieux de meilleure intimité ? L’immense public des Combins ne s’y sera guère trompé, qui salua cette première partie d’applaudissements mollassons et comme à regret : où était donc passé « son » Kissin ?
Un hymne à la Nuit
Le climat changea donc avec la Fantaisie op.17 de Schumann, et là pourtant encore, l’approche n’est pas traditionnelle, sauf à la fin du 2nd mouvement où une fureur martelante ressaisit le pianiste russe : orage qui accourrait du fond de l’horizon, juste le temps d’une scène (théâtralisante), puis de se retirer à nouveau davantage en soi-même. La vision d’ensemble est ici d’autant plus convaincante que ce Schumann-là n’est pas celui, tout en rupture et hanté, des Kreisleiriana, Fantasiestücke ou Nachtstücke où l’on sait qu’excelle Kissin. Dans le 1er, le « cri désespéré » vers Clara est d’une « passion » admirable, la Légende se fait vraiment « chant imperceptible et appelle celui qui écoute en secret » (selon l’exergue de Schlegel transcrit par Robert), peut-être venant du fond des eaux du Rhin séducteur. Et surtout, le 3e (« lentement, toujours à la limite du silence ») est l’une des plus merveilleuses « clartés stellaires » qui soient, d’un pianisme transparent, qui emmène « ailleurs », et vers une poésie sans frontières, vers la douceur initiatique de Nerval ou, bien sûr, en Novalis des Hymnes à la Nuit : « C’est dans un sanctuaire plus profond, dans ce plus haut espace du sentiment que s’est retirée l’âme du monde , pour y régner jusqu’à l’aube du jour de la splendeur universelle. » C’est là que Schumann rejoint Schubert – dont il tira de l’oubli destructeur la IXe Symphonie -, en un écho frémissant du lied « Nacht und Traüme » ou du chœur avec piano « Nachthelle ». De cette magie, le public cette fois semble saisir des échos et rebondir en approbation qui se fera évidemment enthousiasme quand E.Kissin offrira une Toccata op.7 bondissante, un peu « objet mécanique » (façon Tinguely-en-Valais, à quoi ça sert même si ça tintinnabule et tic-toc-choque, mais ne faut-il pas de tout pour faire un monde schumannien)….Et pour traverser la passerelle de Schumann vers ses transcripteurs, un bis lisztien offre la Dédicace si bien nommée, 1er lied des Myrthen et retour à Clara enfin conquise : « Toi, mon, âme, mon cœur, ma joie et ma douleur »… Et enfin, petit tour de valse chopinien, et puis nous quitte…
« Inondé des pleurs de la victoire »
C’est à l’Eglise, propice à davantage de recueillement, qu’on avait écouté en début d’après-midi un possiblement futur-Kissin, le Français David Kadouch, «un jeune homme inondé des pleurs de la victoire » (et en tout cas des Victoires de la Musique 2010, à 25 ans)…Le vers nervalien ne convient-il pas à ces musiciens « en-découverte » qu’affectionnent les Festivals dignes de ce nom ? D’autant que David Kadouch, bien éloigné du fracas publicitaire, arrive et se met au piano, joue et s’en va de façon parfaitement digne et discrète. A-t-il eu raison de choisir d’abord les Variations en fa de Haydn, une partition où le pré-romantisme s’exerce, qui fait lien entre les Goldberg et les Diabelli ? L’équilibre y est délicat entre trop d’éloquence et un classicisme qui célèbre la Variation amplificatrice. D.Kadouch y place des silences brutaux, du chromatisme de belle imploration et des arpèges déférlants, mais sans doute pas assez de cette nostalgie poétique pour un Haydn qui trouve ici sans trop chercher un mode d’introspection décisif. En revanche, le Schumann de la Grande Sonate op.14 est en harmonie avec sa vaillance virtuose mais aussi son intuition d’une ampleur de l’œuvre pourtant dissimulée sous l’esprit hoffmannien. Dans cet op.14, la dimension « symphonique» est ainsi vivement affirmée, rendant justice à l’une des œuvres les plus moins connues sinon aimées de Schumann ; D.Kadouch arrive à concilier vision fugitive et déploration sous-jacente, fait déceler sans emphase une présence de l’inguérissable douleur parmi les torrents généreux de la passion. Quant au finale – « prestissimo » assoluto – il a sa vitesse vertigineuse, il est « orchestre sans orchestre » réalisé, mais aussi voix multiples de l’âme.
Au-delà d’un Liszt remaniant avec un rien d’humour le Chœur des Fileuses du Vaisseau Fantôme, D.Kadouch aborde de très larges extraits des 24 Préludes des Chostakovitch, une partition-fétiche qu’il a déjà enregistrée. Sa vision est très convaincante. Le sens de l’harmonie dans l’espace, qui est aussi gravité, y entrouvre bientôt des « fenêtres simultanées » sur l’être instable, des plongées dans l’hésitant et le malaise, des sursauts noirs d’un orage qui gronde intérieurement, une violence à la Michaux parfois déchaîné. Il sait aussi montrer une désolation solennelle dans le vide, des simulacres de marche militaire et enfantine déglinguée qui d’abord amusent mais aussitôt serrent le cœur. C’est bien tout cela, Chostakovitch, et David Kadouch doit avoir de belles affinités avec le musicien russe pour nous le manifester avec tant de « richesse et malaise »…
Orient-Occident
Et pour finir à l’Eglise, le bonheur, l’idéale adéquation de la science, de la justesse et de l’inspiration….Dans ces Sonates pour violon et clavecin de J.S.Bach, les deux compagnons ne sont pas vraiment égalisés par l’âge et surtout la pratique conjointe du « baroquisme » à la moderne. Mais leur rapprochement -qu’on pourrait sous-titrer en référence de Xenakis : Orient-Occident – possède une saveur quasi-fraternelle sans pareille. Le cadet Russe, Ilya Gringolts a choisi un instrument ancien, et l’aîné Japonais, Masaaki Suzuki, joue évidemment un clavecin (copie d’ancien) ; les rapproche aussi une certaine réserve de comportement, et si M.Suzuki n’a certes pas la raideur cravatée d’un Gustav Leonhardt, il se garde bien, même pour les saluts au public, de quitter son impressionnante sagesse japonaise, qui est respect de la musique et d’un partenaire avec lequel l’entente est pourtant audible et visible, comme le disent leurs regards complices et confiants (BWV 1015 d). Cela n’empêche d’ailleurs nullement l’un et l’autre de traduire en gestes – dépouillés de toute théâtralité, en quelque sorte donnés pour l’intériorité – des moments particulièrement expressifs : le chef Masaaki Suzuki dirige parfois, comme pour son intégrale des Cantates de Bach, un orchestre invisible, marque des appuis de tout le corps au sol (BWV 1023 c), le violoniste « danse » sa partition (BWV 1014c)….
Pour donner naissance aux formes
Dans ces œuvres qui datent vraisemblablement de la jeunesse musicalement heureuse à Coethen (1718-1722), le dialogue est à part égale, et le clavecin n’est pas le simple accompagnateur d’un violon mélodiste et parfois comme ivre de ses pouvoirs. Le chant s’y épanche dans les « ouvertures » et les andantes ou adagios (1015 b ; 1016 c, d’une tendresse éperdue au violon, et 1016a, où le violon conte son lyrisme pendant que le clavecin demeure imperturbable), et l’inépuisable rythmique joue dans le bonheur du rebondissement perpétuel, comme si le temps ne devait jamais avoir de terme (1014,b, 1023d, 1016c et d), les deux rivalisant dans la conquête de l’espace sonore (1015b) et la superbe haleine d’une construction fuguée sans dogmatisme (1015d). C’est cette idée de l’inlassable qui amène aussi vers des images puisées à la Nature elle-même, le clin d’œil sémantique (Bach, le Ruisseau-Rivière) ouvrant sur le flux qui donne la sensation de continuer jusqu’à la fusion dans les fleuves ou la mer et abolissant le barrage de mesure (1014b), à moins que ce ne soit un autre chemin (de terre, celui-là, 1015a) qui mène aussi vers l’après-horizon et donne la sensation, fréquente et toujours admirable chez le Cantor, d’il-limiter la ferveur, l’émotion, la beauté. On est mieux conduit, comme devant toute grande œuvre souverainement construite, et quelle que soit son époque ou son lieu, à opérer cet échange nourricier entre le monde et l’art : « les éléments ne sont là que pour donner naissance à des formes, auxquelles ils doivent céder le pas, se sacrifier. Faire leur propre salut », dit Paul Klee dans la Confession Créatrice et par tant de titres « musicaux » de ses desseins et de ses tableaux. A cette articulation du visible et de l’invisible, de l’idéal et des réalités, une part de la « calligraphie » du monde extrême-oriental (les paysages, l’écriture des et par les signes : ne dirait-on pas que le visage de Masaaki Suzuki, demi-ovalisé par la chevelure blanche, est un symbole de cette sagesse harmonieuse ?), de l’intuition de la découverte non figurative occidentale (justement : surtout Paul Klee, en sa distance spirituelle qui épure la matière du récit), rejoignent ce que dessinent dans l’air sans pesanteur les « figures » – courbes des mélodies, droites des contrepoints – sans trêve et sans fatigue assemblées par J.S.Bach.
Un bis conclut cette première partie d’intégrale : extrait et adapté de la Cantate 147, on l’aura pris ici dans sa traduction « belle infidèle » française : « Que ma joie demeure ! ». Et qu’elle perdure en élevant l’âme, celle du violon, celle des spectateurs qui comme nous, devront quitter Verbier avant le 2nd concert ! Sur la terrasse devant l’Eglise, le bleu-blanc -et-or de l’éventail glaciaire s’est rouvert après la maussade fin de semaine. A ce midi retrouvé des formes et des couleurs nettes et veloutées tout ensemble, le duo peut continuer longtemps son chant poursuivant du Temps.
17e Festival de Verbier. 24 et 25 juillet 2010. Salle des Combins et Eglise. Concerts d’Evgueni Kissin (Chopin, Schumann), David Kadouch (Haydn, Schumann, Chostakovitch), Maasami Susuki et Ilya Gringolts (1ère partie de l’intégrale Sonates violon-clavecin de J.S.Bach).