dimanche 11 mai 2025

Verbier 2008. Notes de concert (3). Les 26 et 27 juillet 2008

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Verbier 2008.
Notes de concert (3)

Les 26 et 27 juillet 2008


Le week-end, comme on dit ailleurs, la fin de semaine ici, en un temps qui s’immobilise en son paysage. Et du contraste en 4 épisodes dont aucun n’appelle l’indifférence : plutôt des jugements nourris par le climat des œuvres que vivifie l’altitude valaisanne. Beethoven, Schumann, Rachmaninov, Chostakovitch sont les hérauts (parfois trop aimés sinon mal compris) de cette musique de chambre aux interprètes qui le plus souvent atteignent au sublime.

Samedi 26 juillet, début d’après-midi

Eglise. Beau dialogue classique que celui de la violoniste Rachel Lee et du pianiste Julien Quentin, en un programme qui par sa durée impose concentration et changement stylistique, en ces heures calmes d’après-midi à l’Eglise. La Sonate K.454, l’avant-dernière de Mozart, sonne très juste avec son appel initial du piano et la réponse lyrique du violon, navigation vers la haute mer. Le piano s’épanche par discrets arpèges et soutient de sa houle un discours lyrique du violon. On se dit que le corps ployé en arc et gracieux ivoire de Rachel Lee évoque – sans raideur – les petites Victoires
placées par les Grecs à la proue de leurs navires…L’écriture serrée de l’allegro final convient également au duo : accents bien marqués, décision très franche des attaques et des articulations, jeu de la surprise en coda…La passionnante Sonate de Janacek libère ensuite le plein archet de R.Lee, le lance en grands espaces d’interrogation sur la conduite du discours, et cette sonorité plus ample répond bien à l’approfondissement du chant pianistique et à l’obsessionnelle question-leitmotiv qui passe inlassablement d’un instrument à l’autre : couleur-Janacek reconnaissable entre cent auteurs de l’histoire musicale, et unique…Un air de berceuse venu du fond de la plaine et du passé de l’être illustre cette autre idée-Janacek : il existe pour chacun d’entre nous un avant, un au-delà qui appellent. Virgules rageuses et graves sonneries de cloches à toute volée joignent le 3e mouvement au 4e, là où de véritables lacérations de la toile sonore – on dirait une pratique du peintre italo-argentin Fontana – et une rage destructrice finissent pourtant par s’apaiser, dans cette mise en scène d’un paradis perdu et regagné. Les Fantasiestücke de Schumann ne trouvent à l’inverse pas du tout leur dimension légendaire de romantisme ardent : le pianiste est exact mais en retrait de l’imaginaire, et surtout la violoniste demeure sans trouble profond, sa trop élégante virtuosité semble méconnaître la poésie intense de ces trois pièces. (Un entretien programmé ne nous aura malheureusement pas permis d’entendre le duo dans la Sonate op.18 de R.Strauss…)

Samedi 26, au soir.

Eglise. Comment dire le malaise qui, tôt arrivé dans ce concert dont on pouvait beaucoup attendre, ne cesse de s’amplifier jusqu’à submerger l’auditeur cherchant pourtant à se raisonner et attendant que cessent contre-sens interprétatif et déséquilibre égocentrique injustifiable. On aura compris qu’est ainsi désigné le pianiste Fazil Say, que l’on connut jeune, plein d’enthousiasme, de fraîcheur et d’imagination, drôle au demeurant même si déjà théâtralisé à outrance. Le voici partenaire grimaçant, trémulant et quasi-goyesque d’un Renaud Capuçon cravaté en Velasquez moderne et dont on suppose que son air lointain – la ligne bleue du Combin ? – cache mal la réprobation du piège où il s’est laissé enfermer. Les mimiques de Fazil Say ne seraient presque rien – après tout, on a le droit de fermer les yeux – si elles ne couronnaient un jeu où les accords plaqués tendent aux clusters, où les intentions dramaturgiques dérapent en surcharge expressionniste. Quand on songe que de cette Sonate à Kreutzer, Tolstoï fit – à tort ou à raison – le lieu du désastre conjugal par séduction interposée, on se demande quel moujik éthylisé est venu parader sur la scène de la 9e Sonate beeethovénienne. L’andante commence plus calmement, mais se vide bientôt de toute substance, et ses variations deviennent banales. Dans le finale, reprend l’esthétique du coup de poing, faisant oublier le son brillant et crépitant du violon qui prend des risques fous, et cela tourne à cet exercice que Fazil Say pratique avec délectation, une variante de « paraphrase sur la Sonate à Kreutzer ».

Bûcheron et scieur de long

Rien ne s’arrange avec un Debussy joué à la russe par le violoncelliste – admirable, nul n’en disconvient – Micha Maisky, et le pianiste qui semble confondre la menaçante inquiétude de cette Sonate en état d’ironie tragique avec quelque Cathédrale engloutie dans le paroxysme. L’audace de Maisky – violoncelle quasi bi-phonique du finale ! – y perd en imaginaire en raison du surlignage gestuel et sonore du pianiste, et s’auto-empoisonne à son tour d’une telle rhétorique d’effets, et tout cela sonne gravement faux dans un passage en force pour l’œuvre du Français désespéré mais toujours pudique devant la mort qui vient… Dans le Trio de Chostakovitch s’imposent de beaux moments et une vraie compréhension du sarcasme dominant, mais là encore et trop souvent on constate que ça grince, ça s’agite, ça tape sans interroger le tréfonds torturé de Chostakovitch en un temps historiquement terrible. Renaud Capuçon, de nouveau, semble à part en apportant son vrai lyrisme, en décalage. Mais le violoniste semble réduit à compter les coups d’un match kagélien entre Maisky bûcheron et Say scieur de long. Ce quelque chose d’inhérent à Chostakovitch – du terriblement comprimé » qui sort par grimace – s’en trouve subverti : le tourmenté par la guerre et la liberté de son art était alors bouleversé par ce qu’on venait d’apprendre sur le nazisme exterminateur des Juifs et par ce qu’il savait sur l’antisémitisme stalinien. Ce n’est pas le moment de tirer de telles œuvres à soi, fût-ce par la maladresse provocatrice d’une sincérité qu’on ne saurait par ailleurs mettre en doute chez aucun des interprètes. Mais un délire à deux ou trois ne doit pas être encouragé par un public dont a été ainsi déchaîné l’enthousiasme. Quant à Fazil Say, on ne peut que le plaindre d’être en train de devenir ce dont son être portait la virtualité, de trop céder à une politique perverse de comm’ (qui d’ailleurs le jettera quand elle jugera le fruit totalement pressé) : on le prie de redresser la barre, avec l’aide encourageante de ses vrais amis, quand il est encore temps.

Samedi 26, la nuit tombée, Chalet Orny
Quel excellent quatuor, équilibré, sensible, imaginatif que ce Navarra (X. Van Vliet et M.Ploemache, violons ; S.van der Giessen, alto ; N.Boyd, violoncelle) ! Haydn y trouve sa beauté sonore sans pareille, sa décision permanente, son lien avec un terroir qui nourrit sa recherche et son humour ; le lento est avec les Navarra un haut moment, de mystère, d’expressivité sans tremolo intempestif. Puis on commence par regretter le remplacement du K.421 de Mozart, si tragique, qui eût ici admirablement sonné…Mais le 5e de Chostakovitch est passionnant : sonorité pleine et véhémente, ampleur dramatique et hantée, souffle indispensable pour une traversée des périls. Le lien entre les états d’âme est évident grâce à ce personnage collectif d’un Quatuor qui combat tout au long de ce roman sans chapitres, aux transitions privées de paragraphes, aux phrases qui s’emboîtent les unes dans les autres, sans ponctuation…

Dimanche 27, soir, Médran
Seigneurs de la mort


Réponse dominicale et vespérale au Quatuor op.47 de Schumann, voici le Quintette op.44, plus connu et révéré par le public mélomane d’aujourd’hui, et jadis déprécié par « les musiciens de l’avenir »…Ah si le grand Franz (Liszt) qui dédaigneusement parla d’une « odor leipzica » (« cela sent son Leipzig », autrement dit : son académisme) avait pu écouter le Quintette de Médran (P.Anderszewski, R.et G.Capuçon, A.Tamestit, N.Benedetti), merveilleusement soudé en sa rencontre enthousiaste ! L’œuvre prend ainsi sa pleine allure architecturale et livre sa raison d’être : poème de l’énergie triomphant des visions d’ombre. « Brillante », l’allegro ? « Con fuoco » (avec feu), devrait plutôt indiquer la partition. Et pourtant ce sont images liquides qui vivifient l’inspiration : l’une des deux formules schumaniennes par excellence – l’assaut inlassable, océan contre les sables de la grève, comme au début du 1er Trio op.63 – se soude à son double tendre, qui vient y puiser le courage. Nouvelle métaphysique, mortelle celle-là, dans le « in modo di marcia » : « le pas détaché de la mort » ne se résout guère en « marche funèbre » au sens beethovénien ou chopinien, et la marche est deux fois coupée par une berceuse puis par une terrifiante ruée venue de nulle part. On y songe à Michaux : « Seigneurs de la Mort, je ne vous ai blasphémés ni applaudis. Vous êtes puissants assurément et drôles par-dessus tout, ayez pitié de cet homme affolé qui avant de franchir la barrière vous crie déjà son nom… ». Ou, bien sûr, aux tremblements tétanisés du 15e Quatuor de Schubert. Mais les 5 arrivent à conclure cette étrange dialectique par un accord d’une infinie douceur. Le scherzo, qu’on traduit souvent en montées et descentes banales, est ici va-et-vient déhanchés, de claudications pour une poursuite maléfique, de kreisleriana décalés. Ces deux plongées centrales dans l’ombre rejaillissent en pleine lumière où les 5 marquent la rudesse de chaque appui avant d’aborder la gloire fuguée : certes non pas Leipzig, mais plutôt la sortie d’un Inferno de Dante guidée par Homère et Virgile, ou si on préfère plus « contemporain», quelque Docteur Blanche appelé en consultation d’Allemagne après Nerval et conseillant comme thérapie à Schumann un retour à Bach. Voilà bien une interprétation qui rend justice à tout le caché souvent recouvert d’un vernis de santé virtuose et d’un entrain factice. Une de celles qu’on ne saurait oublier…
Après l’entracte, Julius Rachlin revient en compagnie de ses partenaires ô combien « russes, russes, russes », le pianiste Nikolaï Lugansky et le violoncelliste Micha Maisky, lui-même rendu à lui-même, sans surmoi de bizarrerie. Le 2nd Trio d’un Rachmaninov encore pleinement en son époque – post-romantique, 1893 – est « mise en abyme » du Trio de Tchaikovski, celui-là composé en « mémoire d’un grand artiste » -( le pianiste N.Rubinstein). Le sentiment de détresse qui étreignait Piotr-Ilyitch à la mort de Rubinstein, le voici vécu par Rachmaninov quand il apprend la disparition du « plus grand des Russes », et c’est Tombeau en tous points admirable. Figures passionnelles d’obsession, paroxysmes, exaltation, souvenir des cloches de l’architecture orthodoxe, temps suspendu qui recrée en coda l’espace du souvenir et de l’immensité habitent l’allegro ; le calme chant religieux et les sourdines de visions fantastiques alternent ensuite, pour se fondre en une chevauchée de nature schumanienne – piano-percussion – et une conclusion qui de nouveau arrête le temps visionnaire. Œuvre magnifique, « élégiaque » mais aussi furieuse, que le Trio d’un soir fait vivre en un chant unanime.

26 juillet (1) : Mozart (1756-1791) Sonate K.454 ; Janacek (1854-1928), Sonate ; Schumann (1810-1856), Fantasiestücke. 26 juillet (2) Beethoven (1770-1827), 9e Sonate ; Debussy (1862-1918), Sonate ; Chostakovitch (1906-1975), 2e Trio. 26 juillet (3) Haydn (1732-1809), Hbk.42; Ravel (1875-1937), Quatuor. 27 juillet (1) Schumann, Quintette op.44 ; Rachmaninov (1873-1943), Trio Elégiaque.

Illustrations: Fazil Say, Chostakovitch et Mravinsky, Rachmaninov (DR)

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