Tout d’abord, prélude à ce grand événement symphonique et vocal, le Concerto pour piano n°4 de Beethoven permettait d’écouter le jeu nuancé et personnel de la pianiste Anne Queffelec, en particulier dans un second mouvement, idéalement profond et interrogatif, miroir de ce vertige des abîmes que Liszt a évoqué en son heure, dévoilant comme ici, un Beethoven d’une gravité… désarmante. Mais le vrai sujet de notre attente, avouons-le, était la Symphonie pour choeur et solistes de Ropartz.
Ropartz, chantre humaniste et fraternel
Artisan et plus encore alchimiste des couleurs et d’une palette toujours renouvelée de nuances expressives, le chef étonne et captive par sa direction à la fois fouillée, dramatiquement aboutie, jamais diluée; en architecte comme en poète, Jean-Yves Ossonce répond immédiatement à la précision expressive, sobre, synthétique d’un Ropartz humaniste et idéaliste dont la spiritualité réclame l’union fraternelle, exhortant à l’accomplissement de ce projet toujours actuel qui réconcilie en un rapport harmonique vital, l’homme et la nature. Ecologiste, Ropartz l’aurait été aujourd’hui avec force. Mais pour l’heure, Jean-Yves Ossonce souligne combien le musicien est d’abord coloriste, poète, architecte.
Des trois mouvements, c’est le second le plus impressionnant, Ropartz y réussit un très bel équilibre entre orchestre, choeur et solistes. Il y ajoute en fin d’épisode un commentaire/développement purement instrumental, ce fameux scherzo indiqué « très vif » où les forces contradictoires se confrontent et se résolvent tout autant en un festin de rythmes et de couleurs saisissants. Nous sommes alors au point culminant de la tension expressive du texte: soliste (baryton: « mais la lumière est impuissante à percer la nuit de nos coeurs »...) puis choeurs (« Qui nous dira la raison de vivre?… Soufrir!…Soufrir!… en nos corps, en nos coeurs!…« ), disent ce paroxysme dépressif de la condition humaine.
Or d’une façon générale, le déroulement du triptyque suit une action flottante irrésolue… la Symphonie débute quand la nuit peu à peu s’efface, laissant un horizon où l’aube n’a pas encore montré son visage: l’incertitude et l’inquiétude persistent. Toutes les images du texte, et l’intervention du choeur, des solistes, de l’orchestre dans ce passage clé, expriment chaos et tiraillements qui dévorent le coeur de l’homme accablé par la souffrance de sa condition, témoin impuissant de la barbarie qui est en lui-même… toute la symphonie est tendue vers l’issue de cette aube à venir… dont la face finale, éblouissante, se réalise effectivement dans la troisième partie.
Pour l’heure, dans le déroulement de la seconde partie, pas d’issue à ce constat de douleur et d’impuissance qui sonne comme une malédiction. Et alors que le compositeur poète (il a écrit lui-même le texte) n’ a pas encore délivré la clé qui peut nous sauver (3ème mouvement: « aimez-vous les uns les autres! », exhortation sublime, pacifiste et fraternelle, qui tout en prolongeant le modèle beethovénien de la IXè, souligne la nature humaniste de la partition), l’orchestre prend donc la parole et commente tout ce qui précède; la riche texture orchestrale qui mêle avec un réel talent les réponses multiples des pupitres, sait fusionner cuivres et cordes, réalise ce bouillonnement des tensions contraires qui animent l’esprit du musicien: panique, horreur, puis… viscéralement chevillée, et bientôt triomphante dans le 3è mouvement, cette espérance qui s’identifie à l’astre solaire rayonnant.
Un Symphoniste ardent
C’est comme pour Victorin Joncières (1839-1903: « Symphonie Romantique » de 1876, récemment ressuscitée par le Palazzetto Bru Zane Centre de musique romantique française à Venise, lors de son dernier festival « Du Second Empire à la Troisième République » en avril 2011), un wagnérisme personnel et parfaitement assimilé: chez Ropartz dont la géénration suit celle de Joncières, on décèle des citations de Parsifal (moins dans le mélodies que dans les alliages de timbres et dans les réponses cuivres/cordes/bois). Mais Ropartz éclaire différemment le continuum sonore par une activité rythmique dont l’éclat et le nerf se rapprochent d’un Roussel. L’éminent symphoniste ainsi dévoilé enrichit la grande tradition française de l’orchestre romantique et postromantique, nourrissant une riche syntaxe orchestrale en la combinant avec des thèmes poétiques qui s’inscrivent dans l’idéal symboliste et humaniste. Jamais en reste d’une nuance de couleurs ou d’un éclat dynamique maîtrisé, Jean-Yves Ossonce triomphe dans cette section foisonnante et inventive: il se montre subtil et d’une implication vive, exploitant toutes les ressources du principe cyclique si cher à Ropartz, fidèle en cela à son maître César Franck. Wagner toujours surgit précisément dans l’étagement des cuivres (cors, trompettes, trombones) répondant aux bois et aux cordes; mais ce que réussit surtout le compositeur, c’est ce fourmillement organique de la matière orchestrale dont le chef sait souligner avec une très grande finesse, l’architecture et le flux continu; saluons ici le premier hautboïste dont souvent le chant isolé annonce la réitération d’une conscience enfin apaisée, lumineuse, triomphale.
La transcendance et le dépassement inscrits dans le texte proclamé par le choeur en fin de partition se réalisent pleinement, faisant de Ropartz, le digne contemporain de Mahler, lequel comme le Français, « ose » imaginer après Beethoven, la fusion poétisée de la voix et de l’orchestre.
Il ne faut pas aborder l’oeuvre très ambitieuse par ses effectifs (la « masse » chorale compte ici jusqu’à 3 choeurs associés!) avec la lourdeur et l’épaisseur germanique ou l’élégance parfois pâteuse voire décorative des Viennois; il faut au contraire tous les apports et bénéfices des Romantiques Français en matière de transparence, de clarté, voire d’intimité et d’intensité chambriste, pour éclairer les horizons de Ropartz d’un sentiment profondément humain: les paysages traversés sont multiples et contrastés; … de la nuit déclinante, aux prémices de l’aube, sur la plaine, dans la forêt, sur la mer… Panthéiste, la partition embrasse plusieurs climats: elle avance comme une houle grandissante, parfois éruptive et d’un lyrisme toujours transparent. Poète à ses heures, l’ancien élève de Théodore Dubois, de Charpentier et de Franck dont il reste l’un des plus fervents admirateurs, reprend de ses maîtres, le souci de la mélodie, l’art de la franchise voire de la litote (vertu des grands créateurs français), et pour le dernier de ses formateurs, cet élément moteur dans le développement formel et que nous avons déjà cité, le principe cyclique.
Autant de facettes parfaitement comprises, absorbées et assimilées par Ropartz que Jean-Yves Ossonce sait à la fois détailler, ciseler et aussi fondre dans une continuité sidérante qui avance à grands pas, sans s’essouffler ni se déformer. La maîtrise du chef est totale; à la rareté impressionnante du répertoire si courageusement défendu répond une honnêteté interprétative admirable. Même les tutti plus glorieux de la 3ème partie, où retentit la clameur solarisée du choeur, fusionne avec l’orchestre et les solistes sans surépaisseur ni grandiloquence. La préparation des choristes a porté ses fruits: la déclamation est préservée et le rapport voix/instruments, parfait.
Tours, capitale musicale
Si toutes les saisons symphoniques avaient l’intelligence proposée à Tours: comme une défense et illustration du patrimoine français, ce Ropartz vaut bien les grands Viennois … Fervent défenseur de Magnard (le grand ami de Ropartz) dont il a enregistré les symphonies, Jean-Yves Ossonce nous régale par son appétit gastronome. A l’audace du répertoire, répondent la maîtrise et la finesse d’une direction inspirée.
L’unité, la cohérence, la justesse et cet esprit de défrichement qui nous est si cher, font la valeur de ce concert de fin de saison, simplement… inoubliable (d’autant plus méritant qu’il couronne ainsi la saison des 50 ans de l’Orchestre). Qui aux côtés de Jean-Yves Ossonce « ose » avec raison programmer Ropartz aujourd’hui? Le concert du 21 (avec celui du 22 mai) est l’objet d’une captation sur le vif pour un enregistrement dont la publication est annoncée courant 2012. A suivre donc (il s’agira après l’enregistrement du Coeur du Moulin de Séverac, autre découverte absolue, non moins éblouissante, elle aussi justement célébrée et récompensée, du deuxième album de l’Orchestre porté par son chef défricheur).
La nouvelle saison 2011-2012 de l’Orchestre Symphonique Région Centre Tours confirme les mêmes critères d’exigence, d’équilibre des répertoires et de découvertes majeures (dont pour nous l’un des temps forts parmi de nombreux autres, est l’intégrale de musique du ballet Ma Mère l’Oye de Maurice Ravel avec Masques et Bergamasques de Fauré et le Concerto pour flûte de Jacques Ibert (les 24 et 25 mars 2012, Pascal Moraguès, flûte); puis en fin de saison, le passionnant poème symphonique exigeant un orchestre au sommet de ses facultés expressives et intérieures, Ainsi Parla Zarathoustra de Richard Strauss, les 19 et 20 mai 2012. Tours a décidément tout d’une vraie capitale musicale. Saluons la ferveur, la constance et le discernement du maestro Ossonce.
Tours. Grand Théâtre, le 21 mai 2011. Guy Ropartz (1864-1955): Symphonie n°3 en mi majeur pour soli, choeurs et ochestre (1905). Beethoven: Concerto pour piano n°4 opus 58. Anne Queffelec, piano. Ensembles vocaux: Jacques Ibert, Erik Satie, Opus 37; Orchestre symphonique Région Centre Tours. Jean-Yves Ossonce, direction.