Mahagonny à Toulouse
Il est des moments bénis tant le plaisir de la découverte allié à la certitude de la qualité de l’interprétation conduisent à une rencontre-choc. Le public toulousain a découvert ainsi cette Mahagonny de Kurt Weil et Berthold Brecht entre grandeur et décadence. Cette œuvre est immense, la qualité du livret et de la partition liant une somme d’humour, de drame, de cruauté et de tendresse inoubliable. Les mélanges de genre sont jubilatoires tant l’intelligence lie le tout. Grand Opéra, comédie musicale, cabaret, jazz, théâtre et ici cinéma forment une œuvre complexe dont le message n’a pas pris une ride depuis les années 30 : C’est le dieu argent qui mène le monde, devenu odieux pour les humains. Cette Mahagonny construite dans le néant d’un bord de route, devient une ville de lumière et de beauté fallacieuse, puis plonge dans le chaos après la mort du héros devenu pauvre. La mise en scène de Laurent Pelly (qui dirige le Théâtre National de Toulouse juste à coté) est d’une intelligence, d’une efficacité et d’une précision telle que nous nous croyons nous trouver sinon au cinéma, du moins au théâtre, au cabaret ou au club de jazz. Les acteurs sont dirigés avec art, au point qu’ils sont leurs personnages. Tous dotés de belles voix d’opéra, ils savent les alléger dans les moments se rapprochant de la musique de variété, les moments parlés, sans aucune sonorisation. La distribution comprend de grands noms. Marjiana Lipovsek fait une prise de rôle remarquable en cette abominable veuve Léocadia Begbick. Elle construit un personnage aussi séduisant que terrifiant, telle une fée maléfique. C’est elle qui mène toute l’histoire grâce à un jeu plein d’humour et de férocité et une voix d’alto d’une totale solidité. Ses deux acolytes Fatty et Moïse sont au même niveau vocal et théâtral. Chris Merrit, Fatty, avait sur la scène capitoline campé un Loge idéal prouvant son passage réussi de Rossini à Wagner. Ici son timbre accrocheur et sa puissance lui permettent de jouer sur la carte du charme, comme celle de la force la plus vile ou même assume des moments de décrépitude. Gregg Baker a un physique de boxer lors du combat sur le ring. Ce géant noir a une voix de baryton homogène et sonore capable de belles modulations. Son jeu théâtral est d’une grande variété. Mais celui qui domine le plateau, celui que nul ne pourra oublier, est Nicolai Schukoff. Il est tout simplement le heldenténor que nous attendons, même capable de porter ombrage à un Jonas Kauffmann plus lyrique. La voix de ce jeune ténor autrichien est d’un métal fin, la projection droite est invincible avec une homogénéité de registres rare. Le timbre lumineux est de toute beauté. Siegfried, Parsifal, Calaf semblent écrits pour lui. Ce soir il s’empare du rôle écrasant de Jimmy Mahoney avec bonheur. Dans son jeans et son T-shirt, il a une présence très forte avec une beauté ravageuse à la manière d’un James Dean de l’opéra. Son aisance scénique n’a d’égal que sa facilité vocale dans un rôle particulièrement exigeant. Plein de vie, son personnage dérange constamment le « faux » ordre établi. Au dernier tableau, sa mort annoncée et comme acceptée sur la chaise électrique arrache des larmes. La beauté de la partition de Weil lié à celle du texte de Brecht, le chant viril et tendre de Nicolai Schukoff constituent une véritable pépite d’or pur. « Oui maintenant j’y vois clair : quand je suis venu dans cette ville pour m’y payer du plaisir j’ai signé mon arrêt de mort. Je me retrouve assis ici et je n’ai toujours pas vécu ».
Jim Mahoney, durant sa vie à Mahagonny, idéalise en femme de sa vie une prostituée nommée Jenny Hill. La plastique superbe de Valentina Farcas, sa voix plus frêle en début de soirée mais qui gagne en assurance et en puissance dès le deuxième acte lui permettent d’incarner ce personnage bien plus complexe qu’il n’y parait. Quand à la présence scénique de la jeune cantatrice roumaine disons qu’elle est digne de jouer dans un film hollywoodien tant elle est belle, danse et se meut avec grâce. Le reste de la distribution est au même niveau respectant les exigences vocales et théâtrales des rôles, ce sont de vrais personnages au delà des apparences, présences vocales et physique marquantes : Roger Padullès, Harry Peeters et Tommi Hakala. Quand au récitant, Magne-Havard Brekke son style charmant et distancié est séduisant en diable, ses interventions sont chaque fois une surprise qui relance l’action. Tous prouvent qu’il est possible de réunir théâtre et opéra au sommet. Les décors, costumes et lumières très intriqués avec la mise en scène dans un travail que l’on devine de tous les instant produit une ville de lumière artificielle aussi séduisante qu’irritante. L’association des talents de Laurent Pelly, Agathe Mélinand, Jean-Jacques Delmotte, Barbara de Limburg et Joël Adam est admirable, dominé par l’intelligence et le respect. La vision du nom de la ville, « MAHAGONNY », en néons et ampoules descendant des cintres, démultiplié à l’infini, est un moment de pur bonheur.
La qualité musicale n’est pas en reste, magnifiée par la direction à la fois précise et dansante du jeune chef Ilan Volkov. Tout aussi à l’aise dans les grands moments symphoniques et choraux (quelle puissance) que dans l’intimité des moments de music hall et de cabaret (les deux trios cordes et cuivres dans les balcons de part et d’autre de la scène !) il respecte les contrastes saisissants de la partition tout en construisant une ligne dramatique implacable. L’orchestre du Capitole est merveilleux, incorporant avec générosité et même gourmandise, les instruments rares comme banjo, saxophones, percussions et piano éraillé. Le Chœur de Capitole ne cesse de progresser sous la direction d’Alfonso Caiani. Scéniquement le travail avec Laurent Pelly a provoqué des transformations sidérantes en terme d‘aisance scénique naturelle. Toutes leurs interventions sont, tant pour les messieurs que les dames, très convaincantes.
Il est incroyable qu’une telle partition n’ait encore jamais été donnée à Toulouse, mais elle est si rarement montée dans le monde entier !
Cette soirée de première représente la véritable rentrée capitoline au sommet d’audace, de perfection vocale, scénique et musicale attendu, après une Bohème qui n’aura été qu’un hors d’œuvre. Merci à Frédéric Chambert pour son choix heureux d’une œuvre rare au message d’une modernité sidérante. Cette production mérite de tourner tant elle est digne en tous points de ce chef-d’œuvre méconnu si dérangeant, car annonciateur d’une société de consommation aliénante bien proche de la notre… Rire en se regardant dans un miroir n’est pas si fréquent ! Pas d’hésitations : s’y précipiter jusqu’au 28 Novembre !
Toulouse. Théâtre du Capitole. 19 novembre 2010. Kurt Weil (1900-1950) : Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. Opéra en trois actes livret de Berthold Brecht. Mise en scène et costumes : Laurent Pelly ; collaboration à la mise en scène : Agathe Mélinand ; collaboration aux costumes : Jean-Jacques Delmotte ; décors : Barbara de Limburg ; lumières : Joël Adam ; Léocadia Begbick : Mariana Lipovsek ; Fatty, le fondé de pouvoir : Chris Merritt ; Moïse la Trinité : Gregg Baker ; Jenny Hill : Valentina Farcas ; Jim Mahoney : Nikolai Schukoff ; Jack O’Brien / Tobby Higgins : Roger Padullès ; Joe Loup d’Alaska : Harry Peeters ; Billy Tiroir-Caisse : Tommi Hakala ; Récitant : Magne-Havard Brekke. Orchestre National de Capitole de Toulouse ; Chœur du Capitole, direction Alfonso Caiani ; Direction : Ilan Volkov.