Alice enchante Toulouse
Condensé en deux petites heures, ce spectacle tient ce qu’il promet : l’univers de Lewis Carroll, si particulier entre tendresse et cruauté, humour et folie est présent, et tous les spectateurs y plongent avec délice. L’osmose entre tous les arts est si parfaitement réussie que le critique paraît sec en cherchant à le détailler. Car c’est certainement la surprise la plus agréable : cette parfaite rencontre avec l’esprit d’une œuvre si fragile et belle alors que le cinéma l’a médiatisée dans une déformation séduisante mais s’éloignant de l’esprit so british du non-sens. Création mondiale toulousaine de toutes pièces car l’association de la musique de Glazounov est une riche idée qui a stimulé l’esprit de création du chorégraphe Michel Rahn au point de probablement faire œuvre de création qui sera reprise à l’avenir. Dès les premières mesures, le chef d’orchestre britannique David Coleman nous rassure sur la qualité musicale qui va nous être proposée. Dans une fosse profonde, fabriquée dans la vaste salle hexagonale de la Halle aux Grains, il est surprenant de percevoir le son un peu sourd et lointain des orchestres de fosses. Cette qualité acoustique recréée nous entraîne immédiatement vers le théâtre le plus stimulant qui soit. La direction de David Coleman est extraordinairement adaptée à la danse. Ce n’est pas étonnant, car n’oublions pas que c’est Rudolf Noureev qui l’a parrainé dans le métier si difficile de chef d’orchestre de ballet. Sous sa baguette, la structure de la musique est particulièrement lisible et l’assise rythmique offre le cadre sécurisant dont les danseurs ont absolument besoin. Mais point de sécheresse de battue ou de refuge dans une direction métronomique. La vie diffuse tout du long en raison de dynamiques exquises et de couleurs savamment dosée. Il est vrai que les œuvres de Glazounov sont si habilement agencées qu’il est facile de penser qu’il s’agit d’une unique partition dédiée à la fabuleuse histoire d’Alice. Elles bénéficient d’une orchestration russe classique tout en offrant un savant mélange de musiques populaires et savantes. Des instruments rares sont entendus comme les plus classiquement imaginables pour un pas de deux sensuel alliant violon et violoncelle solistes entre Alice et Le valet de Cœur (moment de rare tendresse assumée). La solidité musicale alliée à la poésie permet donc au spectacle de se déplier pour un vrai voyage dans lequel tous, petits et grands s’émerveillent. Le décor très habile et beau occupe trois cotés de la salle et joue de l’aspect cartonné d’un gigantesque livre d’images ouvert sous nos yeux. Mais pas un simple livre d’images plat, un de ceux, précieux entre tous, où il faut ouvrir des portes, tirer des languettes, renverser les pages et avec une grande délicatesse déplier des formes inimaginables en deux dimensions qui emplissent l’espace. Il ne s’agit donc pas de rivaliser avec des effets spéciaux mais au contraire de jouer avec la poésie du réel qui ouvre sur l’imaginaire en une douce folie. Cette sorte de distanciation crée un moteur complice de la part du spectateur qui devient presque actif dans le spectacle qui du coup passe bien trop vite ! La beauté du décor est en parfaite union avec celles des costumes. L’association de l’écossais Charles Cusick Smith (présent en Kilt dans la salle) et du Britannique Phil R. Daniels est un vrai travail d’équipe qui s’enrichit et se complète à tout moment. Dans un prologue de haute tenue les pas de danses, les mimes et les ballets gracieux ont cette allure si Victorienne qu’Alice va briser avec son rêve. Vrais pantalons, vraies redingotes et chaussures habiles nous transportent aux temps et lieux de la création du conte, dans l’Oxforshire. Alice est d’emblée différente et la caractérisation délicate de Maria Gutierrez est charmante. Elle joue de sa relative plus petite taille pour nous convaincre de son décalage ressenti avec le monde des adultes. Ensuite chacun sait comme la taille devient une affaire très relative dans le conte… Dans la suite du ballet elle offrira ses qualités chorégraphiques assez époustouflantes toujours en respectant cette caractérisation. Extraordinaire travail de danseuse-chorégraphe qui permet des mouvements d’adultes accomplis et virtuoses tout en gardant ce quelque chose de l’enfance…
Alice plonge dans le terrier du lapin blanc et plus un seul instant nous ne douterons d’y être allés avec elle. De la multitude de personnages, ceux qui ont été retenus permettent de suivre l’action du premier conte qui se termine avec Alice faisant face au miroir (pour annoncer une suite ?). Les rencontres faites pas Alice sont toutes savoureuses. Costumes et maquillages créant de vraies identités, que l’art de la danse va transfigurer. Signalons le Lapin Blanc très séduisant de Jérôme Buttazzoni, véloce et adroit comme peu. La Chat de Cheshire de Hugo Mbeng est hallucinant non seulement en raison de sa souplesse féline et de sa grâce, c’est bien le moins, mais par d’une amplitude de sauts sidérante, mais un chat retombe tours sur ses pattes c’est bien connu ! La chenille et les papillons seront plus convenus mais quelle beauté du costume et quelle délicieuse odeur dégagée par son narguilé ! Si La chorégraphie de Michel Rahn est dans l’ensemble classique et néoclassique les moments plus contemporains sont utilisés afin de créer ce décalage si particulier de l’univers de Lewis Carroll. Ainsi le pas de deux de Tweedledum et Tweedledee (Fabien Cicoletta et Henrik Victorin) utilise des portés et des rythmes inhabituels. La précision horlogère avec la fosse tient du prodige tant les bruits de pas deviennent musicaux, créant un grand moment de surprise. Le Chapelier Fou de Valerio Mangianti porte peut-être le plus beau costume. On croit voir la réincarnation de Lewis Carrol (nom d’Artiste de Charles Lutwidge Dodgson) maître d’oeuvre de cette folie douce, tant le charisme du danseur explose. Son association avec le Loir toujours prêt à dormir, incroyable Nuria Arteaga qui construit des moments d’apesanteur, et le Lièvre de Mars fringuant de Dmitri Leshchinskiy offre des moments de folie dansée d’un humour charmant, expression chorégraphique du non sens s’il est possible.
Dans le deuxième acte, c’est la méchante Reine de Cœur en sa cour qui est attendue. La stylisation parfaite, associant maquillage complexe, perruque et costume rigide étonnant, est une vraie réussite. Le Roi de Cœur et le Valet de Cœur dans le même esprit garderons plus de souplesse. Le personnage du méchant est important et la perfection glacée des pas, gestes et attitudes de Paola Pagano est un régal de méchanceté assumée avec humour. La chorégraphie très classique obtient un habile décalage, trop de rigueur et de force sidèrent mais ne touchent pas, les bras sont extraordinaires ainsi que les mains chez cette reine qui veut nous faire croire qu’elle n’a pas de cœur. Le Roi acquiert dans la chorégraphie une force dont il est dépourvu dans le conte. Le charisme de Davit Galstyan irradie à travers son personnage. Du coup le pas de deux avec le Valet devient un moment de force virile tout en grâce assez inattendu qui ne permet pas de savoir qui est vainqueur. Comme un duel à fleuret moucheté à base de sauts, pirouettes et pas vifs.
Roses et Cartes à Jouer de la cour servent d’avantage de faire valoir et sont entachées par des bruits de pas bien pesants sur la musique. Le grand pas de deux entre Alice et le Valet est à travers des portés de toute beauté comme un éveil de la jeune fille à une sensualité en devenir. Kazbek Akhmedyarov est un Valet sensuel qui est porteur de grande séduction tant avec le Roi, la Reine qu’Alice. Ceci est d’autant plus troublant qu’il avait « flirté » avec Alice dans la première scène en tant que fiancé de sa sœur dans un très court pas de deux.
L’apothéose finale avec tous les personnages en scène irradie de toute la beauté réunie des costumes et des éclairages de Pascal Mérat dont il faut dire qu’ils ont très magiquement illuminé ce rêve éveillé partagé avec le public. Un magnifique spectacle, de fin d’année, créé à Toulouse, qui mérite de voyager.
Toulouse. Halle aux Grains, le 23 décembre 2010. Alice au Pays des Merveilles : Ballet en deux actes. Argument de Michel Rahn d’après Les Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Chorégraphie : Michel Rahn ; Musique : Alexander Glazounov (1865-1935) ; Décors et costumes : Charles Cusick-Smith, Philip Daniels ; Lumières : Pascal Mérat. Avec : Alice : Maria Gutierrez ; Le Lapin blanc : Jérôme Buttazzoni ; Le Chat du Cheshire : Hugo Mbeng ; Le Chapelier fou : Valerio Mangianti ; Le Lièvre : Dmitri Leshchinskiy ; Le Loir : Nuria Arteaga ; Tweedledum : Fabien Cicoletta ; Tweedledee : Henrik Victorin ; La Reine de Cœur : Paola Pagano ; Le Roi de Cœur : Davit Galstyan ; Le Valet de Cœur : Kazbek Akhmedyarov. Orchestre National du Capitole de Toulouse. Direction : David Coleman.
Illustrations : © David Herrero