Compte rendu, opĂ©ra. Orange, ChorĂ©gies. Le 2 aoĂ»t 2014. Verdi : Otello. En ouverture, Otello commence par une tempĂȘte, celle qui se dĂ©chaĂźna le 1 aoĂ»t sur Orange lâempĂȘcha de commencer, le menaça de fermeture le lendemain par une averse le jour oĂč Ă©tait renvoyĂ©e la reprĂ©sentation. Mais, encore une fois, le miracle opĂ©ra et lâopĂ©ra fut un juste triomphe. Avec le changement de lieu et, en partie, de distribution, essentiellement le rĂŽle-titre, câest Ă une vraie recrĂ©ation quâil nous fut donnĂ© dâassister.
Exultant exaltant Otello Ă Orange
Contexte historique de la piĂšce. MotivĂ©e par une ambassade maure en Angleterre pour signer une alliance contre lâEspagne en 1600, la piĂšce anglaise de Shakespeare, de 1604, est inspirĂ©e dâune nouvelle italienne, Un capitano moro (1545) de Giovanni Battista Giraldi Cinthio (1504-1573) dĂ©jĂ traduite en français. Le dramaturge suit pas Ă pas lâintrigue littĂ©raire sauf le meurtre de DesdĂ©mone, plus concis chez lui. Le contexte historique est dramatique en ce tournant de siĂšcle : si le Maroc et lâAngleterre craignent la toute-puissante Espagne, toute lâEurope chrĂ©tienne redoute alors le pouvoir turc. MalgrĂ© la victoire de LĂ©pante en 1571 de la flotte espagnole, papale et vĂ©nitienne contre les Ottomans, marquant lâarrĂȘt de leur avancĂ©e depuis un siĂšcle par la MĂ©diterranĂ©e, les Turcs continuent leur progression vers lâouest par le continent est-europĂ©en. Ils avaient dĂ©jĂ assiĂ©gĂ© Vienne en 1529, dĂ©livrĂ©e par lâEmpereur Charles Quint. Ils rĂ©cidiveront vainement en 1683, dĂ©cisive victoire autrichienne dâoĂč naquirent les viennoiseries, les croissants, les croissants de lune fabriquĂ©s en signe de dĂ©rision du croissant musulman des Turcs et de joie par les Viennois enfin dĂ©livrĂ©s de leur Ă©tau, Budapest Ă©tant encore sous le joug. Ainsi, affrontement de plusieurs siĂšcles entre deux empires, le turc musulman et le chrĂ©tien des Habsbourg dâEspagne et dâAutriche, par la MĂ©diterranĂ©e et le continent, choc de cultures et de religions.

Mais, au XVIe siĂšcle oĂč se dĂ©roule lâintrigue dâOtello, Venise, la SĂ©rĂ©nissime RĂ©publique, rĂšgne encore en MĂ©diterranĂ©e et dominera de 1488 Ă 1571 lâĂźle de Chypre oĂč se passe lâaction. AprĂšs LĂ©pante, elle sera reprise par les Turcs : ils la garderont pratiquement jusquâĂ lâeffondrement de leur empire entre la fin du XIXe siĂšcle et la fin de la Grande Guerre.
De la piĂšce Ă lâopĂ©ra. Othello, le Maure de Venise, converti au christianisme, est un brillant capitaine passĂ© au service de Venise. Il est fait gouverneur de Chypre, bastion vĂ©nitien avancĂ© face au continent ottoman, pour ses victoires sur les Turcs qui menacent la MĂ©diterranĂ©es et Venise. Mieux encore, le mercenaire joint la reconnaissance sociale Ă la militaire : il a Ă©pousĂ© une noble VĂ©nitienne, DesdĂ©mone et le couple est heureux malgrĂ© la diffĂ©rence dâĂąge, de race et de culture. Ălaguant des Ă©lĂ©ments inutiles, le gĂ©nial librettiste et compositeur Arrigo Boito en tire un livret resserrĂ© et plus efficace dramatiquement, faisant commencer lâaction de son opĂ©ra Ă lâacte II de la piĂšce, directement Ă Chypre et non Ă Venise.
Câest un drame de la jalousie magistralement et machiavĂ©liquement tissĂ© fil Ă fil, fil dâun mouchoir et dâun rasoir par un « honest Iago », un apparemment honnĂȘte Iago, jaloux dissimulĂ© dâOthello. Chez le dramaturge, Iago agit pour des raisons de basse vengeance amoureuse et professionnelle (sa femme Ă©tait une ancienne maĂźtresse du prestigieux Othello et il subit la perte offensante dâun avancement), sans oublier son dĂ©pit de servir un Maure. Chez le librettiste, la motivation dâIago est plus sourde, sournoise, plus profonde : Ă lâinjure de la promotion manquĂ©e, il ajoute Ă la psychologie perverse de ce personnage une dimension mĂ©taphysique, nihiliste. Câest un gĂ©nie grandiose du mal. Dans un « Credo » terrible il expose sa morale sadienne du mal pour le mal : le monde a Ă©tĂ© créé non par un Dieu dâamour mais par un Dieu mauvais qui a fait lâhomme Ă son image, nĂ© dans la fange et destinĂ© au nĂ©ant. CaldĂ©ron Ă©crivait : « Le plus grand crime de lâhomme est dâĂȘtre né » ; Iago impute ce crime au crĂ©ateur, crime sans chĂątiment dâun dieu cruel dont il est suivant et servant.
Iago, subtilisant un mouchoir prĂ©cieux quâOtello (graphie italienne) a offert Ă sa femme, trame donc un complot contre lâĂ©poux aimant et la douce Desdemona, en attisant la jalousie du Maure, contre le beau et jeune capitaine vĂ©nitien Cassio auquel elle lâaurait offert en gage dâamour. Peu politique, le vaillant Otello tombe dans ce panneau machiavĂ©lique, dâautant quâil sent sans doute alors, dans une violence amĂšre, ce qui nâest pas dit mais quâon peut imaginer, toute la distance sociale, ethnique, culturelle, qui le sĂ©pare de sa femme. Otello, mĂȘme christianisĂ©, apparemment « assimilĂ© », « intĂ©grĂ© » dirions-nous aujourdâhui, est un Maure : au-delĂ de la jalousie amoureuse, câest donc aussi le drame dâune insolite et impossible greffe entre deux cultures, deux mondes, deux classes, le mercenaire bronzĂ© et la patricienne blonde, mariage par ailleurs inĂ©gal puisque, dans la piĂšce, il est plus ĂągĂ©. Sâil tombe si facilement dans le piĂšge, câest sans doute parce quâil ne croyait pas au fond Ă son bonheur, Ă cet amour si visiblement rongĂ© de diffĂ©rences.
DĂ©sir et misogynie : chaleur et frigiditĂ©. Le dĂ©sir de la femme alliĂ© Ă la misogynie est aussi un soubassement plus ou moins visible de la violence dans la piĂšce et lâopĂ©ra : abondance de femmes, faciles repos du guerrier ; amour ou dĂ©sir frustrĂ© de Roderigo pour Desdemona ; pour Iago, son Ă©pouse Emilia nâest que son « esclave impure » et Desdemona se dĂ©clare « lâenfant humble et docile » dâOtello. Sans doute esclave de ses sens pour elle, ce dernier, le doute instillĂ© dans son cĆur, du moins chez le dramaturge anglais, sent aussitĂŽt, avec rĂ©pulsion, tel un futur Golaud face Ă MĂ©lisande, la main de sa femme comme « moite », « chaude », symptĂŽme de lubricitĂ©, non dâamour :Â
« Une main libĂ©rale! Jadis le coeur donnait la main ; maintenant, [âŠ] c’est la main qu’on donne et non plus le coeur. »
Ă lâopposĂ© de cette chaleur de vie, de vice pour lui, câest la froideur de la femme, en somme la frigiditĂ©, qui en fait la fidĂ©lité : « Froide, froide, ma fille ! comme ta vertu », dit Othello dans la piĂšce Ă Desdemona morte.
« Froide, comme ta chaste vie », chante lâOtello de lâopĂ©ra Ă sa femme assassinĂ©e.
  Ainsi, lâidĂ©al baroque de la femme rejoint la misogynie XIX e siĂšcle : la femme idĂ©ale, câest la frigide, rigide Ă©pouse.
RĂ©alisation. Sans paradoxalement rien perdre de son intimitĂ© tragique, complot chuchotĂ©, drame et meurtre Ă©touffĂ© dans la chambre conjugale, la rĂ©alisation marseillaise de Nadine Duffaut, transposĂ©e Ă lâair libre de la nuit et Ă la vaste scĂšne du théùtre antique dâOrange, prend une dimension archĂ©typale oĂč la coloration vĂ©nitienne historique, forcĂ©ment condensĂ©e sur une scĂšne Ă©troite, se dilue dans lâespace et le temps pour atteindre lâuniversel. Certes, câest toujours la Chypre de Venise, lâemblĂšme du lion, le miroir, les coiffures des dames, les somptueux costumes de soie et les cuirasses dâacier de lâHistoire en rĂ©pondent. Mais nous sommes lĂ et ailleurs, dans un prĂ©sent de lâaction et, dĂ©jĂ , un passĂ© nĂ©buleux reflĂ©tĂ©, comme un regret, un remords, dans une nĂ©buleuse mĂ©moire collective qui transcende un drame particulier pour atteindre lâindividualitĂ© gĂ©nĂ©rale de tout couple brisĂ© par le malentendu, sans doute aussi la diffĂ©rence dâĂąge, de culture, miroir Ă©crasant et Ă©crasĂ© qui ne se recolle pas, sur un sol inĂ©gal se dĂ©robant sous les pieds. Monde qui a perdu sa stabilitĂ©, son assise. Cet immense miroir brisĂ©, symbole Ă la fois de la puissance de Venise sur sa fin et de lâirrĂ©parable brisure du couple, reflĂšte et rĂ©flĂ©chit, en gros plans sur les visages Ă©mouvants dâOtello et de Desdemona, lâirrĂ©mĂ©diable dĂ©chirure. Il meuble, sans encombrer, lâimmense scĂšne nue du théùtre antique : ruines et dĂ©bris, de la puissance vĂ©nitienne, du « Lion de Venise » quâest Otello, terrassĂ© plus par lui mĂȘme, par ses doutes que par les ennemis.
Il est des fois oĂč un trop, un maximum dâeffets crĂ©e un moins, un minimum dâaffect. Ici, le minimum, le minimalisme de la scĂ©nographie (Emmanuelle Favre) produit un maximum et jamais la mise en scĂšne, respectueuse, Ă©purĂ©e, nâusurpe la place de la musique et du drame effectif. Dans une pĂ©nombre, un clair-obscur, non point contraste ombre et lumiĂšre, mais mĂ©lange de clair et dâobscur au sens prĂ©cis du terme, qui permet une mise en relief des personnages aurĂ©olĂ©s, des visages, nimbĂ©s de rĂȘve, des costumes soyeux prenant des reflets de lagune verte ou vaguement rose (lumiĂšres, Philippe Grosperrin), les deux drapeaux rouges arrachĂ©s aux musulmans vaincus, autant que la tĂȘte sanglante de leur chef, prennent un relief chromatique intense, tout comme le modeste mouchoir blanc, le « fazzoletto » tragique, qui dessine dans cette brume sa frise dramatique.
Les costumes (Katia Duflot), grises soieries des robes des dames, aile de pigeon rosĂ©e ou pĂ©tales doucement froissĂ©s de fleurs rĂȘveuses, irisĂ©es, diaprĂ©es, cheveux pris dans des rĂ©silles ; les hommes, manches et chausses Ă crevĂ©s, pectoral de soie comme des cuirasses dâacier, bottes souples et Ă©paules drapĂ©es de capes ondulantes, sont aussi en gris. Iago, est drapĂ© dâune ondoyante tunique, souplesse serpentine de lâinsinuation : sociĂ©tĂ© raffinĂ©e mais nourrie de piraterie, monde soyeux aux reflets insaisissables de la cour, de lâintrigue. Otello seul, sanglĂ© de rigide cuir rouge de sanglant chef de guerre et de proche assassin de sa femme, est dĂ©jĂ une infraction Ă ce monde qui nâest pas le sien, tandis que la vĂ©nitienne Desdemona, transfuge par amour, aurĂ©olĂ©e de ses cheveux dâor, semble illuminĂ©e de sa robe vaguement dorĂ©e telle la mandorle, lâamande mystique lumineuse des martyrs et des saints des tableaux de la Renaissance. En contraste funeste, le spectral cortĂšge noir apportant, apprĂȘtant le lit nuptial devenu funĂšbre catafalque, a le rythme implacable, inĂ©luctable, de la fatalitĂ© en marche. On distingue une petite fille, un signe personnel de Nadine Duffaut dans nombre de ses mises en scĂšne : lâenfant qui vit ou survit dans lâadulte, la puretĂ© enfantine au milieu de la perversitĂ© des hommes, lâorĂ©e de la vie Ă lâheure de la mort. La chemise de nuit puis la robe nuptiale immaculĂ©es de Desdemona deviennent suaire et dernier costume de la mort annoncĂ©e.
Interprétation
Dans ce plein air orageux ou ventĂ©, dans ce cadre grandiose et ouvert sur la nuit, ne cĂ©dant pas au gigantisme du lieu ni de cette musique de gĂ©ant, Myung-Whun Chung propose magistralement une version que lâon dirait « chambriste » de lâopĂ©ra de Verdi, conduisant le ductile et docile Orchestre Philharmonique de Radio France Ă des pianissimi frĂŽlant le silence, lâimposant, ce silence, Ă un public subjuguĂ©, qui nâa pas intempestivement applaudi une seule fois, attendant enfin respectueusement la fin de la musique pour Ă©clater en bravos. Les pupitres sont amoureusement mis en valeur dans leurs couleurs dĂ©licates et les chanteurs sont toujours protĂ©gĂ©s, guidĂ©s, aidĂ©s dans des nuances aussi vocales quâhumaines. Il triompha en justice.
Les chĆurs des OpĂ©ras de RĂ©gion (Avignon, Marseille, Nice) remarquablement prĂ©parĂ©s par leurs chefs respectifs (Aurore Marchand, Pierre Iodice, Giulio Maganini), la MaĂźtrise des Bouches-du-RhĂŽne (Samuel Coquard), LâEnsemble vocal et instrumental des ChorĂ©gies dâOrange, sont remarquablement prĂ©parĂ©s et lâon admire encore, dans ce vaste espace, avec cette sorte dâenvol de pigeons des robes dans leur tempĂ©tueuse fuite affolĂ©e, lâart de Nadine Duffaut de mouvoir et dâĂ©mouvoir ces grandes masses de sentiments et de mouvements contradictoires dont la tĂ©lĂ©vision, en direct et en gros plans montre la finesse de dĂ©tails, la qualitĂ© dâacteurs passant aussi des chanteurs principaux aux choristes.
On connaĂźt le soin avec lequel sont choisis, du premier au dernier, les interprĂštes des ChorĂ©gies. Bel exemple : en une seule phrase, Yann Toussaint, le hĂ©raut, annonçant lâarrivĂ©e de la galĂšre vĂ©nitienne, dĂ©ploie une voix large de basse prometteuse ; habituĂ© des lieux, solide voix et prĂ©sence, la basse Jean-Marie Delpas est un Montano bien campĂ© auquel la longue silhouette aristocratique et la voix claire du tĂ©nor Julien Dran, nouveau venu, fait un contraste intĂ©ressant ; nouveau aussi Ă Orange, la basse Enrico Iori est un Lodovico dâemblĂ©e trĂšs Ă lâaise dans le lieu, noblement imposant. Le rĂŽle dâEmilia, suivante, confidente de Desdemona, donne Ă Sophie Pondjiclis
lâoccasion de nous toucher par un mezzo puissant et chaud et un jeu tendre, solidaire, dâamie de cĆur, de sĆur, pour lâhĂ©roĂŻne malheureuse.
Dans le quatuor du drame, central mais Ă©pisodique, objet de la jalousie dâOtello mais peu prĂ©sent physiquement et vocalement, dans le rĂŽle ingrat de Cassio, Florent Laconi, avec sa belle voix de tĂ©nor lumineux, semble un peu Ă©teint et pĂątit et pĂąlit prĂšs des couleurs des autres, traversant lâorage avec la placiditĂ© dâun canard qui ne laisse nulle plume, mĂȘme pas mouillĂ©e, dans la tragĂ©die qui voit finalement son triomphe personnel. On avait dĂ©jĂ apprĂ©ciĂ© la puissance du baryton Seng-Hyoun Ko, voix dâairain, timbre aux arĂȘtes tranchantes, au parlando veloutĂ©, murmurĂ©, passant Ă lâĂ©clat foudroyant du tonnerre dans la fureur : la grandeur du lieu gomme ce qui pouvait sembler parfois outrance dans un espace fermĂ©. Insinuant, persuasif, venimeux, il dĂ©ploie toutes ses facettes dans le rĂŽle dâune noirceur machiavĂ©lique dâIago, gĂ©nie calculĂ© du mal. Dans cet espace dĂ©mesurĂ©, niant Ciel et Enfer, toute transcendance, diabolique ou divine autre que le mal pour le mal d’un “dieu cruel”, son « Credo » nihiliste trouve une Ă©chelle moins grandiose quâhumaine, dâautant plus terrifiant.
On retrouve avec le mĂȘme bonheur Inva Mula en Desdemona. Elle chantait Ă Marseille le rĂŽle pour la premiĂšre fois donnant l’impression, disais-je, qu’il a Ă©tĂ© Ă©crit pour elle : depuis, elle lâa enrichi, mĂ»ri tout en semblant lâinventer devant nous. Dans la grandeur dâOrange, elle ne grossit aucun trait : menue, jolie poupĂ©e Ă chĂ©rir, douceur de miel dâune voix ronde, blonde, aux nuances dâune touchante finesse. Sa voix, sans jamais forcer, en harmonie idĂ©ale avec ce physique dĂ©licat et gracieux, monte avec aisance dans la puissance mais sait se faire murmure, soupir ailleurs, avec des pianissimi aĂ©riens et timbrĂ©s, des sons filĂ©s et enflĂ©s, toujours avec une grande maĂźtrise technique au service de la musique et du drame. Dans la dĂ©mesure du lieu et dâOtello, cette petite femme tout amour est toujours si touchante, si maladroite dans sa persistance innocente mais criminelle aux yeux de son Ă©poux Ă plaider pour Cassio, quâon a encore plus envie ici, dans ce cadre effrayant, de lui souffler : «Attention ! » pour la protĂ©ger. Sans comprendre, mais sans rĂ©volte, câest la biche Ă©perdue face au fauve, avec un sens crĂ©dible du terrible partage des rĂŽles entre homme et femme dans cette sociĂ©tĂ©, et de la fatalitĂ© quâelle accepte avec des accents de Carmen, ou de la douleur dâune Traviata insultĂ©e en public, traĂźnĂ©e dans la boue. Elle nous met au bord des larmes dans le dernier acte, entre lâair du saule, exhalaison dâune Ăąme oppressĂ©e et opprimĂ©e, et lâAve Maria sublime de simplicitĂ© rĂ©signĂ©e pendant d’une tragique douceur du “Credo” pervers d’Iago.
Otello, câest Alagna, câest Roberto, selon les dĂ©nominations dâun public qui lâa familiĂšrement et affectueusement annexĂ©. TĂ©nor lyrique, il sâĂ©tait audacieusement ou imprudemment lancĂ© Ă lâassaut de rĂŽles plus lourds, de tĂ©nor dramatique, de fort tĂ©nor, Canio, Calaf, avec des fortunes diverses pour ce dernier mais un rattrapage spectaculaire, forçant lâadmiration, pour la seconde de Turandot. Otello est un autre dĂ©fi. Certains, un peu mĂ©chamment, mĂȘme si le mĂ©dium s’est cuivrĂ©, lâattendent au tournant, et jugent dâentrĂ©e son « Exultate ! » peu exaltant, par manque de lâĂ©paisseur vocale requise par ce rĂŽle terrible. Cependant, Ă la fin de lâacte, son duo dâamour avec Desdemona est dâun lyrisme, dâune beautĂ© Ă couper le souffle. Lors de la premiĂšre, au III e acte, dans le paroxysme et lâĂ©motion, rauque, rugissante de douleur, de fureur, la voix, comme Ă©raillĂ©e, dĂ©raille, dĂ©faille, mais de ces failles, comme Callas, Alagna, autre bĂȘte de scĂšne, sait faire des atouts dramatiques et on comprendrait mal que le hĂ©ros vaincu triomphe en voix. Sans doute encore galvanisĂ© par la tĂ©lĂ©, lors de la seconde, tout cela est effacĂ© et, toujours bouleversant, il arrive Ă ĂȘtre grandiose sans avoir la grande voix du rĂŽle.
Cette soprano, ce tĂ©nor forment Ă la scĂšne un couple si vrai, si humain dans ce complot inhumain, lui dans sa folle dĂ©mesure, la tempĂȘte au cĆur, elle dans sa bouleversante innocence, quâil inspire compassion et horreur : retrouvant les deux affects recherchĂ©s de la tragĂ©die antique. Bref, parfaitement Ă leur place dans le théùtre antique dâOrange.
AprĂšs Nabucco, des Carmina burana dâexception, un concert lyrique Ciofi/Barcellona jubilant et cet Otello, surmontant les intempĂ©ries, lâannĂ©e 2014 est encore Ă marquer dâune pierre blanche pour les ChorĂ©gies.
Compte rendu opĂ©ra. Orange, ChorĂ©gies. Le 2 aoĂ»t 2014. Verdi : Otello, 1887. Livret dâArrigo Boito dâaprĂšs Le Maure de Venise de Shakespeare. En coproduction avec le Festival de Savonlinna (Finlande) et lâOpĂ©ra de Marseille
Orchestre Philharmonique de Radio France ; ChĆurs des OpĂ©ras de RĂ©gion.
Direction musicale : Myung Whun Chung
Mise en scÚne : Nadine Duffaut
. Scénographie Emmanuelle Favre.
Costumes : Katia Duflot.
Eclairages : Philippe Grosperrin.
Distribution :
Desdemona : Inva Mula
; Emilia : Sophie Pondjiclis
; Otello : Roberto Alagna
; Iago : Seng-Hyoun Ko
; Cassio : Florian Laconi
; Lodovico Enrico Iori ;
Roderigo : Julien Dran ;
Montano : Jean-Marie Delpas ;
Un hérault : Yann Toussaint.
Illustration : © B. Horvat/AFP