CRĂATION DE MARIE STUART A l’OPERA D’AVIGNON. De Marie Stuart, on pourrait dire que sa fin tragique lui a laissĂ© une place dans lâHistoire que son histoire ne lui aurait pas accordĂ©e. Et pourtant⊠reine dâĂcosse Ă quelques jours de sa naissance, de 1542 Ă 1567, reine de France Ă dix-sept ans de 1559 Ă 1560, considĂ©rĂ©e par les catholiques, reine lĂ©gitime dâAngleterre et dâIrlande contre sa cousine Ălisabeth (1533-1603) reine « bĂątarde » car nĂ©e dâAnne Boleyn aprĂšs lâirrecevable divorce pour eux dâHenry VIII dâavec Catherine dâAragon, et Ă©cartĂ©e de la succession par son pĂšre qui fit dĂ©capiter sa mĂšre puis par son frĂšre Ădouard VI. Tout pour une grande vie de reine multiple. ĂlevĂ©e dĂšs lâĂąge de six ans dans la cour de France, parĂ©e de toutes grĂąces et dâune belle culture pour une femme de son temps, Ă la mort du jeune roi François, catholique fervente, elle rentre Ă dix-huit ans dans son royaume dâĂcosse protestant, rĂ©gi par son demi-frĂšre en son absence.
 à partir de lĂ , de moins de tĂȘte que de cĆur, malgrĂ© de bonnes intentions, elle ne fait que de mauvais choix : sans consulter personne, jetant dans la rĂ©volte son demi-frĂšre et les nobles, elle Ă©pouse, son cousin germain, catholique. Son mari la trompe et maltraite, fait assassiner son favori musicien Rizzio sous ses yeux. Un mari tueur, Ă tuer⊠Il le sera par son amant, lâaventurier Bothwell. Il organise un attentat dont on croit quâelle a donnĂ© lâordre ou lâaccord : il Ă©trangle le roi consort et fait exploser une bombe, et le scandale, pour camoufler âmalâ le meurtre. Marie le fait acquitter du crime sacrilĂšge de rĂ©gicide, confirmant les prĂ©somptions contre elle et, un mois aprĂšs lâattentat, Ă©pouse en troisiĂšmes noces lâassassin de son mari, protestant, sâaliĂ©nant, cette fois Ă la fois les catholiques, les nobles et sa cousine Ălisabeth de neuf ans son aĂźnĂ©e, la Reine Vierge, cĂ©libataire, rĂ©tive Ă lâhymen : il est vrai que lâexemple lĂ©guĂ© par son pĂšre Henry VIII, avec ses familles recomposĂ©es, ou plutĂŽt dĂ©composĂ©es, trois enfants de trois mĂšres diffĂ©rentes, six mariages, deux divorces et deux femmes dĂ©capitĂ©es, nâincitait guĂšre Ă donner confiance en lâinstitution conjugale. Ălisabeth, choquĂ©e par la dĂ©sinvolture matrimoniale et ce divorce Ă lâĂ©cossaise, Ă la dynamite, de sa jeune cousine et rivale tranquillement dĂ©clarĂ©e pour son trĂŽne dâAngleterre, nâosant un procĂšs sur le rĂ©gicide, fera instruire une enquĂȘte sur lâassassinat du roi consort, son cousin aussi.
Création à Avignon, de Maria Stuarda de Donizetti...
Ă PERDRE LA TĂTEâŠ
DĂ©faite par les lords rĂ©voltĂ©s menĂ©s par son demi-frĂšre, emprisonnĂ©e âdĂ©jĂ â Marie sâĂ©vade et va chercher refuge auprĂšs dâĂlisabeth, la prudente anglicane : elle a les Ăcossais sur le dos et se jette dans les bras des Anglais. Embarrassant cadeau pour Ălisabeth qui enferme de rĂ©sidence surveillĂ©e en prison de plus en plus sĂ©vĂšre son encombrante cousine, soutenue par la France et la trĂšs catholique Espagne, pour empĂȘcher, vainement, ses conspirations contre son trĂŽne et sa vie. Le dernier complot, de Babington, dans lequel on lâimplique, Ă tort ou a raison, signera son arrĂȘt de mort. On portera au crĂ©dit dâĂlisabeth au moins dâavoir hĂ©sitĂ© dix-huit ans Ă se dĂ©barrasser de lâempĂȘcheuse de rĂ©gner en rond car les Tudor ont la hache facile : son pĂšre a fait dĂ©capiter deux de ses femmes, Anne Boleyn et Catherine Howard, son frĂšre Edouard VI fait dĂ©capiter la gouvernante de leur demi-sĆur Marie Tudor et celle-ci, Jeanne Grey, mise sur le trĂŽne Ă sa place. DerniĂšre de cette charmante famille, Ălisabeth tranche finalement dans le vif du sujet, royal, mais aprĂšs un procĂšs qui condamne Marie Ă lâunanimitĂ©. Ă quarante-cinq ans, dont dix-neuf de captivitĂ© avec la prison Ă©cossaise, la triple reine, nĂ©e apparemment pour les plaisirs, meurt atrocement : le bourreau, ivre, sây reprend Ă trois fois pour la dĂ©capiter. Sans laisser une Ćuvre politique comme reine, elle sort de lâHistoire pour entrer dans la lĂ©gende.
De la tragĂ©die Ă lâopĂ©ra. AprĂšs une piĂšce française du XVIIe siĂšcle, câest la lĂ©gende que cultive la tragĂ©die de Schiller que Donizetti et son librettiste ont vue dans la traduction italienne de 1830. RĂ©duisant Ă six le nombre de personnages, contraintes dĂ©jĂ Ă©conomiques de lâopĂ©ra baroque et romantique qui emploie tout de mĂȘme un vaste chĆur, condensant en un seul, Leicester, le personnage de Mortimer, lâamoureux et celui qui complote lâĂ©vasion de Marie.
Contrairement Ă la piĂšce de théùtre qui commence aprĂšs le procĂšs alors que Marie connaĂźt dĂ©jĂ sa condamnation, lâĆuvre en Ă©tire habilement lâangoissante attente jusquâau dernier acte, en mĂ©nage le suspense aprĂšs une montĂ©e dramatique qui culmine jusquâau paroxysme de lâaffrontement entre les deux femmes ; lâopĂ©ra Ă©lude le procĂšs prĂ©alable et fait porter sur la seule reine Ălisabeth la responsabilitĂ© de la sentence finale de mort, et non pour des raisons de justice et de politique, mais plus humainement passionnelles : la jalousie. Ălisabeth dispute Ă Marie lâamour de Leicester qui a jurĂ© de la dĂ©livrer, et tente vainement de rĂ©concilier les deux femmes et dâĂ©viter lâissue fatale, quâil ne fait que prĂ©cipiter comme DesdĂ©mone plaidant pour Cassio et le perdant aux yeux du jaloux Othello, tout ce quâil dit en faveur de la reine dâĂcosse se retourne contre elle.
Maria Stuart de Donizetti Ă l’OpĂ©ra d’Avignon
L’histoire sublimĂ©e par une vocalitĂ© sublime
En musique et trĂšs beau chant, ces amĂ©nagements dramatiques ont lâintĂ©rĂȘt dâopposer des personnages antithĂ©tiques, contraires (Talbot) ou dĂ©favorables (CĂ©cil) Ă Marie, des duos parallĂšles trĂšs intenses entre les deux reines et leur commun amour Leicester, lâun avec des apartĂ©s dĂ©pitĂ©s ou rageurs dâĂlisabeth qui tente et sonde les sentiments de celui quâelle aime en secret mais aime Marie, comme AmnĂ©ris testant et dĂ©couvrant lâamour dâAĂŻda, lâautre, entre espoir et dĂ©tresse, entre Marie et Leicester, enfin, le climax, le sommet, le duo entre les deux reines oĂč Marie, tout humilitĂ© dâabord, prĂ©cipite sa chute en traitant Ălisabeth de « bĂątarde ». Les ensembles sâinscrivent en toute logique et avec une grande efficacitĂ© dramatique comme tĂ©moins impuissants, intercĂ©dant en sentiments opposĂ©s entre les deux femmes. Le chĆur exprime joie, pitiĂ© du sort de Marie et, dans sa derniĂšre intervention, Ă©voque lâĂ©chafaud, lâapprĂȘt du supplice, rendant inutile leur prĂ©sence scĂ©nique.
Et, on ne devrait pas le dire trop haut en ces temps oĂč lâopĂ©ra, par force, se fait concert, le spectacle disparaissant par la pĂ©nurie, câest lâun des intĂ©rĂȘts de cette version « concertante », « concentrante », concentrĂ©e sur la musique et les voix. Mais quelles voix, et quels artistes ! On oserait dire que tout parut plus fort, plus intense dans cet alignement des chanteurs ne diluant, pas dans une scĂšne en mouvement et un jeu spatialisĂ©, la puissance de leur expression vocale et dramatique. Et, si le mot nâĂ©tait aujourdâhui aussi galvaudĂ©, on oserait dire aussi quâils nous offrirent une reprĂ©sentation oĂč le tragique de lâHistoire Ă©tait sublimĂ©, au vrai sens dââidĂ©alisĂ©â, âpurifiĂ©â, par la beautĂ© sublime de leur voix et de leur interprĂ©tation.
Concentration dynamique, haletante, du chef, Luciano Accocella, qui ne dĂ©laye jamais la trame orchestrale toujours un peu lĂąche de Donizetti, la resserrant par un tempo qui participe de ce drame qui court vertigineusement vers son inĂ©luctable fin, que lâon connaĂźt tout en la rĂȘvant diffĂ©rente, sachant tamiser en clair-obscur le chĆur (Aurore Marchand) jubilant du dĂ©but, passant Ă lâombreuse priĂšre Ă mi-voix de la requĂȘte de pitiĂ©. Contenant lâorchestre ou le stimulant, mais toujours attentif aux chanteurs, Ă leur souffle, au texte quâil module silencieusement.
En majestĂ©, Karine Deshayes, dans le personnage ingrat, ici simplifiĂ© dâĂlisabeth, dĂ©ploie la gĂ©nĂ©rositĂ© de son mezzo, qui semble sâĂȘtre Ă©toffĂ© et unifiĂ© en tissu somptueux du grave Ă lâaigu facile, prĂȘtant la voluptĂ© du velours de la voix Ă une virginale reine dont elle nous fait sentir, dans ce chant ardent, que toute cette glace sensuelle est prĂȘte Ă fondre, contrainte de confondre un Ă©vasif objet dâamour qui glisse entre ses doigts. Ses regards sur Leicester disent le dĂ©pit amoureux, la jalousie, la haine de lâautre, lâhumiliation de la reine, la douleur de la femme : tout le rugissement dâun fauve Ă peine contenu par la politesse et politique de cour : la passion dĂ©vorante contrĂŽlĂ©e apparemment par les tours et dĂ©tours policĂ©s du bel canto. Face Ă elle, face Ă face, affrontĂ©e et mĂȘme effrontĂ©e malgrĂ© le danger, Patrizia Ciofi, sur une tessiture moins vertigineuse que nombre de ses rĂŽles habituels, un mĂ©dium corsĂ©, onctueux, assombri, fait planer des aigus rĂȘveurs dans son Ă©vocation mĂ©lancolique des jours heureux de France, donnant un sens Ă chaque ornement, gruppetti Ă©grenĂ©s telles des images vocales, des pĂ©tales effeuillĂ©s du bonheur dâautrefois : comme Ă©trangĂšre dĂ©jĂ Ă elle-mĂȘme, elle dĂ©noue avec une Ă©lĂ©gance nostalgique les rubans des vocalises comme elle dĂ©lierait des liens qui lâentravent dans son ascension spirituelle vers la liberté : son adieu aux autres et un adieu Ă soi, elle fait poĂ©sie de la rondeur et douceur de son timbre mais, ses grands yeux bleus lançant des flammes, devant les provocations insultantes de la reine dâAngleterre, ose le dĂ©chirer du cri de lâinjure impardonnable quâelle sait payer de sa vie, dĂ©faite mais non vaincue.
Entre ces deux femmes, une qui lâaime, lâautre quâil aime, tentant vainement de mĂ©nager et de flĂ©chir la reine triomphante, vouant Ă la reine prisonniĂšre un amour digne Ă la fois de la courtoisie troubadouresque et du dĂ©sir hĂ©roĂŻque sacrificiel chevaleresque, IsmaĂ«l Jordi est un Leicester juvĂ©nile, perdu, Ă©perdu, entre ces deux grands fauves politiques, et tout son visage, son corps autant que sa voix expriment son dĂ©chirement. Sa voix riche de tĂ©nor flexible, dĂ©jouant en virtuose tous les piĂšges vertigineux de la partition, traduit avec une Ă©mouvante expressivitĂ© le drame vĂ©cu par ce tĂ©moin impuissant devant le conflit passionnel Ă en perdre la tĂȘte qui prend le pas sur la raison des deux femmes.
Michele Pertusi prĂȘte sa grande et belle voix de basse, son Ă©lĂ©gance, sa noblesse, Ă un Talbot confident et confesseur Ă©mu mais non complaisant dâune Marie quâil exhorte Ă mourir chrĂ©tiennement en avouant ses fautes quâelle ne peut cacher Ă un dieu vengeur. Ă lâopposĂ©, ennemi politique de la reine dâĂcosse, Cecil, est chantĂ© par le baryton Yann Toussaint qui en aiguise lâimplacable Raison dâĂ©tat dâune inflexible voix aux Ă©clats dâacier qui en appellent Ă ceux de la hache. Dans le rĂŽle sacrifiĂ© de la suivante dĂ©sespĂ©rĂ©e, Anna Kennedy, qui bandera les yeux de la reine martyre, Ludivine Gombert, avec peine quelques phrases et des ensembles Ă©mouvants, fait entendreun soprano dâune puretĂ© diamantine dans la pourriture politique et passionnelle.
EmprisonnĂ©e en mai 1568 par Ălisabeth qui, en rĂ©alitĂ©, se refusera toujours Ă la rencontrer, Marie Stuart, poĂ©tesse Ă©galement, avait brodĂ© sur sa robe cette devise : « En ma Fin gĂźt mon Commencement ». La lĂ©gende, sinon lâHistoire lui donnent raison.
Compte-rendu, opĂ©ra. Avignon, OpĂ©ra. Maria Stuarda de Donizetti, le 27 janvier 2016 (version de concert). Maria Stuarda : Patrizia Ciofi . Elisabetta : Karine Deshayes ; Anna Kennedy : Ludivine Gombert. Leicester : IsmaĂ«l Jordi, Anna Kennedy : Ludivine Gombert ; Talbot : Michele Pertusi ; Cecil : Yann Toussaint. Orchestre RĂ©gional Avignon-Provence. ChĆur de l’OpĂ©ra Grand Avignon. Direction musicale : Luciano Acocella. Direction des choeurs : Aurore Marchand. Etudes musicales : Kira Parfeevets.
Illustrations :
1. Les saluts : Gombert, Pertusi, Ciofi, Accocella, Deshayes, Jordi, Toussaint © Jean-François Canavaggia
2. Ciofi, Deshayes © Muriel Roumier
MARIA STUARDA, 1834
Drame lyrique en trois actes de Gaetano Donizetti
Livret de Giuseppe Bardari
DâaprĂšs la piĂšce de Schiller (1801)