ENTRETIEN avec le luthiste Miguel SERDOURA, Ă propos de son nouveau cd : ” Les Rois de Versailles “. En dĂ©diant son nouvel album aux Rois du luth Ă Versailles, en particulier les compositeurs et luthistes sous Louis XIII et Louis XIV, Germain Pinel et Robert de VisĂ©e, Miguel Serdoura souligne l’Ăąge d’or du luth au XVIIĂš en France : un instrument soliste qui incarne le goĂ»t, l’Ă©ducation, la perfection du style et des maniĂšres, reconnu et adoptĂ© alors par le Souverain, les Reines et leurs proches. Mais Miguel Serdoura fait plus aujourd’hui que dĂ©voiler l’art si difficile et virtuose, poĂ©tique et contemplatif d’un instrument lĂ©gendaire : le jeune luthiste, l’un des meilleurs Ă©lĂšves d’Hopkinson Smith, entend aussi grĂące Ă son propre projet restituer au luth, sa notoriĂ©tĂ© et la fascination qu’il exerçait au temps de sa gloire… L’artiste n’est pas qu’un subtil interprĂšte, c’est dĂ©sormais un entrepreneur ambitieux porteur d’une nouvelle aventure pour le luth. Entretien exclusif avec Miguel Serdoura Ă propos de son nouveau disque : ” Les Rois de Versailles “. nouveau cd Ă paraĂźtre le 1er dĂ©cembre 2014.
Pourquoi avez-vous choisi Germain Pinel et Robert De Visée ? Que nous apprennent-ils du goût de Louis XIII et quelle esthétique leur mise en regard, révÚle-t-elle ?
Nous nâavons Ă ce jour que trĂšs peu de disques de musique française concernant le luth baroque. Cela est dĂ» Ă notre mĂ©connaissance de la vie des luthistes français du XVIIĂšme siĂšcle ainsi que du style de leur musique. Le choix de ses deux compositeurs est d’abord d’ordre musicologique et historique : il s’agit de replacer le luth Ă la place qui a toujours Ă©tĂ© la sienne au XVIIĂšme siĂšcle en France : lâinstrument des Rois et le roi des instruments.
Depuis son enfance Ă Florence, Marie de MĂ©dicis jouait du luth. Devenue reine de France, elle veille constamment Ă s’attacher le service des luthistes Ă sa suite. Jean HĂ©roard, le mĂ©decin chargĂ© de sâoccuper de façon permanente du petit Louis, le futur Louis XIII, dĂšs lâheure de sa naissance, nous rapporte de nombreuses anecdotes qui montrent lâimportance de cet instrument dans la vie intime des rois de France. Ainsi, HĂ©roard raconte qu’un des premiers jouets du petit prince fut un luth. Il a trois ans en 1604. « Il demande son luth, le porte Ă dix heures chez la Reine pour lui faire voir comme il en joue ». Un valet de chambre joueur de luth, Florent Hindret (ou Indret) fut, dĂšs la premiĂšre heure, chargĂ© de chanter et de jouer du luth pour endormir lâenfant-Roi. Deux ans plus tard, celui-ci « prend un grand luth, fait que Indret met ses doigts sur les touches et lui, il pince les cordes ». AprĂšs que le jeune Louis XIII eĂ»t repris le pouvoir quâaccaparait sa mĂšre, il fit chasser les courtisans et courtisanes espagnoles qui entouraient son Ă©pouse pour les remplacer par des Français. Câest Ennemond Gaultier qui fut alors choisi pour enseigner le luth Ă la jeune reine Anne dâAutriche, qui, jusquâici ne jouait que de la guitare, instrument typiquement espagnol. Par sa grande maĂźtrise du luth, il fut alors trĂšs en vue Ă la cour.
Germain Pinel (c. 1600-1661) fut non seulement luthiste Ă la Cour de Louis XIII, mais il eut le privilĂšge dâavoir Ă©tĂ© choisi pour enseigner le jeune Dauphin, futur Roi Soleil, de ses 9 ans Ă ses 18 ans. Pinel a ensuite travaillĂ©, jusquâa sa mort, Ă la Cour de Louis XIV, aprĂšs la mort de Louis XIII.
Jusquâau programme que j’ai choisi d’enregistrer pour ce disque, il n’existait que quelques enregistrements Ă©pars des Ćuvres de Pinel. Comment est-il possible, que l’un des luthistes les plus essentiels du baroque français, celui qui a occupĂ© l’un des postes les plus importants Ă la Cour des rois de France, ait pu ĂȘtre ainsi ignorĂ© de nos jours ? AprĂšs quelques semaines dâĂ©tude approfondie sur sa musique, la rĂ©ponse est devenue une Ă©vidence : Pinel nâest pas comme les autres, il est diffĂ©rent. Comprendre sa musique demande une immersion profonde dans son style, jusquâici ignorĂ© par la plupart des luthistes qui ne lâont jamais jouĂ©. Sa musique ne ressemble en rien Ă celle de ses contemporains (les Gaultier par exemple). Les 3 PrĂ©ludes non mesurĂ©s enregistrĂ©s dans mon disque en sont lâexemple le plus marquant. La musique de Germain Pinel est probablement la plus raffinĂ©e et la plus Ă©litiste de tout ce qui fut Ă©crit pour le luth baroque français. Chaque note nâa de sens que si elle s’impose aprĂšs analyse globale du son et du style de la piĂšce. Je donnerai un exemple littĂ©raire moderne afin quâon puisse mieux comprendre la complexitĂ© de cette musique: Pinel est Ă la musique française pour luth baroque ce que Jorge Luis Borges est Ă la littĂ©rature contemporaine : d’ une extrĂȘme sophistication, jouant dâune grande profusion de rĂ©fĂ©rences, affirmant un style inimitable et complexe. Les codes sont immenses, parfois confus, mais ils ont toujours un sens profond. Ainsi en est-il de la musique de Germain Pinel.
Concernant Robert De VisĂ©e (c. 1665-1732/3), tout est bien plus prosaĂŻque : sa musique est dâune grande beautĂ©, trĂšs inspirĂ©e des plaisirs du Ballet quâadorait alors Louis XIV. Musique directe, Ă©lĂ©gante ; c’est certainement beaucoup plus aisĂ© pour lâauditeur de la comprendre. Pour le luthiste, câest une musique « facile » mais on peut tout autant s’en dĂ©lecter tellement elle est bien Ă©crite (nous nâavons quâa Ă©couter les 2 Tombeaux enregistrĂ©s dans mon disque).
Pour rĂ©sumer, les deux compositeurs rĂ©sument le rĂšgne, le style, lâesprit de Louis XIII et de Louis XIV : le premier, Louis XIII, intime, trĂšs profond, spirituel, rĂ©servĂ© et discret, trĂšs intĂ©riorisĂ©, demeure modeste dans ses faits et gestes ; le second, Louis XIV, amoureux de lui-mĂȘme, aimant les plaisirs faciles, est un mĂ©galomane et un joueur de guitare. Louis XIII est Pinel, Louis XIV est De VisĂ©e. Et ils sont tous Les Rois de Versailles !
Quel instrument jouez vous ? Quels sont ses qualités propres ?
Depuis plusieurs annĂ©es, je poursuis des recherches sur la lutherie, les diffĂ©rentes sortes de luths baroques (français, allemands, etcâŠ), afin de mâapprocher au plus prĂšs de ce quâauraient pu faire les grands luthistes parisiens du XVIIĂšme. Je suis moi-mĂȘme Parisien, je me suis donc prĂȘtĂ© au jeu en me plaçant dans leur peau. Je suis donc arrivĂ© aux textes musicologiques qui nous expliquent que les luthistes français allaient Ă Bologne, en Italie, au dĂ©but du XVIIĂšme siĂšcle, pour y acheter de vieux luths fabriquĂ©s par Laux Maler, celui que plus tard Ernst Gootlieb von Baron, grand compositeur et musicologue Allemand du XVIIIĂšme siĂšcle, prĂ©sente comme le pĂšre de tous les luthiers. Jâai donc commandĂ© 2 luths de Laux Maler Ă deux luthiers diffĂ©rents (il nâexistent aujourdâhui dans le monde que 5 luths originaux de Laux Maler). Je joue sur ce disque un luth Ă 11 rangs de Laux Maler construit en 2012, Ă Princeton (Ătats-Unis), signĂ© Cezar Mateus, mon luthier de toujours et le seul qui arrive Ă transformer dans la matiĂšre, mon idĂ©al esthĂ©tique sonore.
La particularitĂ© des luths de Laux Maler est Ă©vidente, si on les compare aux autres luthiers : la caisse est trĂšs allongĂ©e (un peu comme une larme) ; surtout, le dos de la caisse est trĂšs plat, alors que tous les autres luthiers font des caisses plus profondes. Si les luthistes français prisaient tellement ses luths, au point de payer des fortunes (les italiens se plaignaient Ă lâĂ©poque car ils soupçonnaient les acheteurs de spĂ©culer sur les prix des luths tellement ils les voulaient pour leur musique), c’est qu’ils goĂ»taient particuliĂšrement leur grande clartĂ© de son laquelle Ă©tait due, selon moi, au fait que la caisse Ă©tait trĂšs aplatie. Une caisse moins profonde fait que le son sort de la caisse plus vite. La musique française est faite de subtilitĂ©, surtout de beaucoup dâagrĂ©ments. Il faut donc une grande clartĂ© et une grande rapiditĂ© dâexĂ©cution. La musique française pour luth baroque est, on le sait depuis de nombreuses annĂ©es, lâĂ©quivalent de la rhĂ©torique. Un discours capable de convaincre son auditeur nâest pas un discours prononcĂ© fort ni avec beaucoup de mots ; câest un discours de clartĂ© et de prĂ©cision. VoilĂ ce que jâessaie dâobtenir dans mes recherches organologiques, musicologiques et techniques. Mais il y a dâautres aspects comme le choix des bois (le meilleur Ă©tant toujours lâĂ©rable, comme cela nous est rapportĂ© dans des traitĂ©s comme le « The Burwell Lute Tutor » publiĂ© au XVIIĂšme siĂšcle ; la position du chevalet, etcâŠ, Mary Burrell nous explique aussi que les français achetaient les luths anciens de Laux Maler non seulement pour les raisons dĂ©jĂ Ă©voquĂ©es mais aussi en raison du grand Ăąge du bois de ses instruments.
Pourquoi jouer un luth est-il diffĂ©rent voire plus difficile que jouer le thĂ©orbe ou lâarchiluth, ces derniers instruments Ă©tant plus frĂ©quents en concert aujourd’huiâŠ?
En 1899, dans un article intitulĂ© « Notes sur lâhistoire du luth en France », Marie Bobillier Ă©crit que ” les amateurs se lassaient des difficultĂ©s du luth; ils se portaient vers le thĂ©orbe [et/ou lâarchiluth en Italie], le clavecin et la basse de viole “. DĂ©jĂ en 1660, Nicolas Fleury publia une MĂ©thode pour apprendre facilement Ă toucher du thĂ©orbe sur la basse continue. Ainsi en moins de 10 annĂ©es, des dizaines dâautres mĂ©thodes du mĂȘme genre, ont vu le jour, rĂ©pondant au nouveau goĂ»t, comme Ă la vanitĂ© (paresseuse) des amateurs. La plupart, reculant devant des Ă©tudes sĂ©rieuses et profondes tenaient cependant Ă paraĂźtre habiles dans l’art de la musique; ils « renonçaient Ă jouer seuls des piĂšces », comme le renard de la fable renonce aux raisins inaccessibles. « On leur demande, dit un auteur en 1701, pourquoi ils ont abandonnĂ© le luth, cet instrument si vantĂ© et si harmonieux, et qui dans trente ans ne sera plus connu que de nom: ils rĂ©pondent quâil est trop difficile ».
Le thĂ©orbe et lâarchiluth sont des instruments dâaccompagnement (lâarchiluth ne fut utilisĂ© que pour la musique Italienne, jamais pour la musique Anglaise, Française ou Allemande) ; ce ne sont pas des instruments de rĂ©pertoire soliste (malgrĂ© quelques Ćuvres, rares, Ă©crites pour eux). Cela Ă©tĂ© vrai Ă son Ă©poque, et cela reste vrai aujourdâhui. Techniquement, le thĂ©orbe et lâarchiluth sont des instruments plus accessibles car ils sont cordĂ©s aujourd’hui toujours avec des cordes simples, comme une guitare classique. A lâĂ©poque cela ne fĂ»t souvent pas le cas car on cordait ces instruments avec des doubles choeurs (parfois pas les basses, etc). Mais aujourdâhui personne ne le fait, justement pour rendre lâinstrument encore plus simple et facile dâexĂ©cution. Le luth, lui, est cordĂ© toujours, Ă lâĂ©poque, mais aussi aujourdâhui, avec des cordes doubles. Câest justement lĂ qui dĂ©coule toute la beautĂ© et le raffinement de ses instruments. Aussi, et comme dans tout domaine de la musique classique, la musique de chambre est en gĂ©nĂ©ral moins exigeante que la musique soliste (sauf rares exceptions oĂč le compositeur Ă©crit une partie obligato). La basse continue lâest encore moins (du point de vue technique et de lâinterprĂ©tation) puisque il ne sâagit que de rĂ©aliser des accords, ou de jouer une simple ligne de basse pour soutenir un chanteur ou un violoniste. Dans un orchestre, on constate que le thĂ©orbe ou l’archiluth ne servent aujourdâhui pas Ă grande chose puisquâon ne les entend jamais (orchestres trop bruyants, salles trop grandes, effectifs trop petits, souvent 1 seul joueur de thĂ©orbe ou dâarchiluthâŠ). A lâĂ©poque, on faisait appel Ă plusieurs thĂ©orbes, archiluths ou autres guitares baroques pour rĂ©soudre le problĂšme. Mais cela ne se fait presque plus du tout aujourdâhui (la faute en incombe aux organisateurs de concerts et aux chefs dâorchestre qui prĂ©fĂšrent sacrifier deux ou trois luthistes et en garder un seul pour lâesthĂ©tique visuelle, au nom des contraintes financiĂšres)… La basse continue permet donc aux continuistes joueurs de thĂ©orbe, archiluth et guitare baroque, de se fondre dans toute sorte dâensemble, et il y a une demande croissante (ce qui est trĂšs positif). Comme les organisateurs sont souvent plus enclins Ă la musique dâensemble, car cela attire lâoeil et les masses, il est naturel de voir beaucoup de concerts de basse continue, et rarement de concerts avec des solistes (en ce qui concerne le luth).
Le luth solo (prĂ©cision quâil y a plus de rĂ©pertoire Ă©crit pour le luth solo que pour tout autre instrument⊠avant le piano moderne) demande non seulement une grande exigence technique et musicale de la part de lâinterprĂšte (nous parlons d’un instrument qui est probablement le plus dĂ©licat, fragile et raffinĂ© de tous les instruments du monde occidental) mais il rĂ©clame aussi une toute autre attention de la part de lâauditeur. Lors dâun rĂ©cital de luth, il nâest pas rare de vivre de vrais moments de mĂ©ditation et de pure contemplation. Câest la force du luth et de sa musique : conduire l’auditeur dans une expĂ©rience trĂšs personnelle et intime avec le son et avec soi-mĂȘme. Aucun autre instrument Ă ma connaissance a cette capacitĂ©. A ce propos, le traitĂ© du XVIIĂšme siĂšcle de Mary Burwall dit « De tous les arts que je connaisse, aucun nâengage plus lâinclination des hommes que le luth, pour rĂ©jouir lâĂąme par lâouĂŻe et la vue dâune part et par la rapiditĂ© et lâhabiletĂ© de tous les doigts, dâautre part ». On y lit encore : « en effet, il semble que le luth ait Ă©tĂ© uniquement inventĂ© pour lâĂąme, parce que lâĂąme se rassasie et se fatigue rapidement de tout, sauf du luth. Et si lâon observe tous les mĂ©tiers et artisanats du monde, on nâen trouve aucun oĂč tous les doigts des deux mains soient autant nĂ©cessaires quâau luth».
Comment expliquez-vous le peu dâintĂ©rĂȘt actuel pour le luth ? Ni festivals, ni concerts, ni organisateurs de rĂ©citals ne prennent le risque de programmer les luthistes solistes ? Est-ce liĂ© au volume sonore de lâinstrument, taillĂ© pour de petits cercles d’auditeurs Ă une Ă©poque on l’on recherche surtout Ă remplir des salles de plus en plus grandes ?
Plusieurs aspects sont Ă prendre en compte : la pratique du luth est encore peu gĂ©nĂ©ralisĂ©e car ceux qui dĂ©sirent en jouer ont encore Ă©normĂ©ment de difficultĂ© Ă se procurer des instruments bon marchĂ© et de bonne qualitĂ©, ⊠sans compter quâil leur faut attendre 2 ou 3 ans pour qu’un luthier leur en construise un. Comment ouvrir de nouvelles classes, dĂšs le plus jeune Ăąge, si vous nâavez pas dâinstruments de qualitĂ©, disponibles Ă lâachat ou Ă la location ? Aussi, il nây a que trĂšs peu dâĂ©diteurs qui commercialisent les partitions pour le luth (tout est encore dans les bibliothĂšques, en version facsimilĂ©, … et de surcroĂźt rempli dâerreurs).
On peut ajouter Ă cela, le fait que beaucoup de programmateurs de concerts aujourdâhui, et les petits labels indĂ©pendants, ne font plus vraiment de direction artistique mais du commerce (sans grand succĂšs, dâailleurs) et forcent le public Ă Ă©couter toujours les mĂȘmes oeuvres de Vivaldi ou de Bach.
Lâargument des organisateurs sur lâaspect intime du luth et de son volume moindre, Ă©tant associĂ© Ă la non programmation des rĂ©citals de luth ou de petits ensembles autour du luth, montre non seulement un grand manque de culture mais aussi un manque de vision dâun monde musical plus riche culturellement que celui qui consiste Ă faire du bruit et Ă parler plus fort que son voisin. Le silence est le signe de lâĂ©ducation, du raffinement et dâune recherche spirituelle. Le luth est l’un des rares instruments de musique du monde occidental capable de rĂ©pondre aux grands chantiers de lâĂąme, et nous devons tout faire pour partager cette beautĂ© avec le plus grand nombre. Dâailleurs, Je travaille sur un trĂšs grand projet (en France et aux Etats-Unis), avec des dizaines de musiciens mais aussi des chefs dâentreprise, originaires du monde entier : ce projet sera rendu public dans deux ou trois mois ; il va bouleverser la rĂ©alitĂ© du Luth, des guitares anciennes et des mandolines anciennes aujourdâhui, je le souhaite, d’une façon dĂ©cisive. Mais je ne peux pas en dire plus pour lâinstant.
Au XVIIÚme, comment expliquez-vous la faveur pour le luth ? Comment ce manifeste cette faveur et ce goût spécifique ?
En France, en dehors du cercle intime de la famille royale, le luth Ă©tait fortement prisĂ© par lâaristocratie, par les lettrĂ©s mais aussi par la bourgeoisie aisĂ©e. Les puissants du royaume entretenaient toujours un joueur de luth dans leur grande ou petite cour. Jouer du luth Ă©tait un gage de rĂ©ussite auprĂšs des grands de ce monde. Ă la toute fin du XIXe siĂšcle, Marie Bobillier rapporte que « Câest pour se distinguer dâune façon quelconque que le comte de Fiesque entreprend, malgrĂ© dâassez mĂ©diocres dispositions musicales, lâĂ©tude du chant et du thĂ©orbe qui lui coĂ»tent des peines infinies ; câest pour flatter Anne dâAutriche que tous les gens de cour, Ă commencer par le plus puissant du royaume, le cardinal de Richelieu, veulent jouer du luth ». Elle nous dit encore que les « femmes, en particulier, se piquent toutes de connaĂźtre la tablature, de toucher lâinstrument en vogue, ou tout au moins de le chĂ©rir et de lâadmirer ». C’est dans les salons parisiens tenus par des femmes de la bonne sociĂ©tĂ©, comme Mme de Rambouillet, Mlle de ScudĂ©ry, Mme de la SabliĂšre ou la belle Mme Scarron – une trentaine d’annĂ©es plus tard, elle Ă©pousera secrĂštement Louis XIV et deviendra Mme de Maintenon – qu’Ă©clĂŽt la prĂ©ciositĂ©. Recherchant un raffinement extrĂȘme du comportement, des idĂ©es et du langage, les PrĂ©cieuses affectionnaient la subtilitĂ© de la pensĂ©e, les jeux de l’esprit, les discours sur l’amour. Ces salons mondains furent aussi musicaux, et, comme dans les cours de Marie de MĂ©dicis et dâAnne dâAutriche, le dĂ©sir de sâĂ©lever au-dessus du commun passa par le jeu du luth et la maĂźtrise de sa technique. Les dispositions de Ninon de Lâenclos, encore enfant, lui permirent dâacquĂ©rir une grande renommĂ©e, et Mademoiselle Paulet sây distingua par son chant quâelle accompagnait de son luth. Charles Mouton, dont les compositions marquent peut-ĂȘtre l’apogĂ©e du luth Français, Ă©tait lui aussi, frĂ©quemment invitĂ© Ă les jouer chez les Scarron.
Le luth Ă©tait aussi lâinstrument de prĂ©dilection dâun « honnĂȘte homme ». LâhonnĂȘte homme est un modĂšle dâhumanitĂ© qui est apparu au XVIIe siĂšcle sous la plume des moralistes et des Ă©crivains de lâĂ©poque. LâhonnĂȘte homme est un ĂȘtre de contrastes et dâĂ©quilibre. Il incarne une tension qui rĂ©sulte de cette recherche dâĂ©quilibre entre le corps et l’Ăąme, entre les exigences de la vie et celles de la pensĂ©e, entre les vertus profanes (plus proche des mondanitĂ©s des PrĂ©cieuses) et les vertus spirituelles. LâhonnĂȘte homme, dans cette adaptation continuelle, doit avoir la nature pour guide. Tout son comportement rĂ©pond Ă cet impĂ©ratif fondamental. Il proscrit lâaffectation, ne cherche pas Ă paraĂźtre ce quâil nâest pas, sâefforce dâĂȘtre simple, refuse lâexagĂ©ration, dĂ©fend les positions du juste milieu. La conception que lâhonnĂȘte homme a du savoir est une consĂ©quence directe du rĂŽle qui est le sien. La diversitĂ© des milieux quâil frĂ©quente lâoblige Ă dominer un vaste champ de connaissances. Il possĂšde des lumiĂšres sur tous les sujets. La modĂ©ration du volume du luth mais aussi lâincroyable versatilitĂ© dans le discours musical possible avec cet instrument nous fait comprendre maintenant pourquoi il fĂ»t si apprĂ©ciĂ© et respectĂ© au XVIIĂšme siĂšcle en France, mais aussi partout en Europe.
Propos recueillis par Alexandre Pham en novembre 2014.
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