Compte-rendu critique. OpĂ©ra. INNSBRUCK, CESTI, La Dori, 24 aoĂ»t 2019. Orchestre Accademia Bizantina, Ottavio Dantone. Avec le Giasone de Cavalli, La Dori de Cesti est lâopĂ©ra le plus jouĂ© au XVIIe siĂšcle. LâopĂ©ra est redonnĂ© pour la premiĂšre fois dans les lieux mĂȘmes oĂč il fut créé, il y a 362 ans, en 1657. Spectacle magnifique Ă tous points de vue, lâun des plus beaux quâils nous aient Ă©tĂ© donnĂ© de voir, depuis la mĂ©morable Finta pazza dijonnaise.
Festival dâInnsbruck 2019
Trouble dans le genre
Magnifique résurrection de la Dori de Cesti
Entre Cesti et Innsbruck, câest une longue histoire. Compositeur officiel de lâarchiduc dâAutriche, le compositeur y a fait reprĂ©senter bon nombre de ses opĂ©ras. Sa maison, offerte par les Habsbourg, est dâailleurs toujours visible face Ă la cathĂ©drale S. Jacobs. Le Festival lui a rendu souvent hommage, depuis lâĂšre RenĂ© Jacobs, avec des extraits de ses opĂ©ras, puis vinrent la rĂ©surrection de la Semiramide, du Tito et de lâArgia. En 2015, le metteur en scĂšne Stefano Vizioli nous avait dĂ©jĂ Ă©bloui avec une production « jeune » de lâautre chef-dâĆuvre de Cesti, lâOrontea. Pour fĂȘter comme il se doit les 350 ans de la mort du compositeur (1623-1669), le festival a eu la trĂšs bonne idĂ©e de programmer un pur joyau du rĂ©pertoire vĂ©nitien. La Dori y concentre tous les ingrĂ©dients de cette esthĂ©tique qui enchanta la pĂ©ninsule â et au-delĂ de ses frontiĂšres â pendant prĂšs dâun siĂšcle : amours contrariĂ©es, Ă©quivoques sexuelles, mĂ©lange des genres et des registres, prĂ©sence dâune vieille nourrice nymphomane et dĂ©sabusĂ©e servant de faire-valoir moral et dâun eunuque comique qui rappelle lâindiffĂ©renciation sexuelle chĂšre aux libertins de la SĂ©rĂ©nissime. La Dori se dĂ©marque cependant par lâabsence de divinitĂ©s et par une relĂ©gation Ă un plan secondaire de la sphĂšre politique. Lâexcellent livret de Giovanni Filippo Apolloni repose finalement sur une intrigue profondĂ©ment humaine, centrĂ©e sur le thĂšme Ă©minemment baroque des apparences trompeuses, mais qui dit aussi que ce qui est rĂ©el est ce qui apparaĂźt comme tel aux yeux des personnages, ce qui nous ramĂšne Ă lâautre thĂ©matique baroque par excellence : la vue et le regard, qui mettent en mouvement les passions et embrasent les cĆurs.
Sur scĂšne, on est dâabord frappĂ© par lâĂ©lĂ©gance et la sobriĂ©tĂ© des dĂ©cors couleur pastel dâEmanuele Sinisi, dâune infinie poĂ©sie, et les Ă©clairages non moins poĂ©tiques de Ralph Kopp théùtralement trĂšs efficaces (notamment lors de la scĂšne presquâeffrayante de lâapparition de lâombre de Parisatide devant un Oronte endormi). La mise en scĂšne et la direction dâacteurs orchestrĂ©e par Stefano Vizioli est un modĂšle dâintelligence, qui nâoublie jamais quâon est ici dâabord au théùtre, que la musique, pour superbe et Ă©mouvante quâelle est, est surtout au service dâune dramaturgie porteuse de toute la gamme des affects. LâopĂ©ra vĂ©nitien est un théùtre des sens exacerbĂ© et justifie Ă lui seul le mĂ©lange des registres que lâintrigue complexe vĂ©hicule.
La distribution rĂ©unie pour cette rĂ©surrection exemplaire comble toutes les attentes et brille par son exceptionnelle homogĂ©nĂ©itĂ©. Dans le rĂŽle-titre, lâalto Francesca Ascioti est bouleversante dâhumanitĂ© dĂšs son lamento initial (« Io son pur sola »). Ses graves profonds traduisent Ă merveille lâandrogynie du personnage, aussi Ă lâaise dans le registre pathĂ©tique que dans la vĂ©hĂ©mence du concitato. Les changements de rythme sont dâailleurs lĂ©gion dans les nombreux airs brefs de cet opĂ©ra. En tĂ©moigne « Non scherzi con amor » du prĂ©cepteur Arsete, superbement dĂ©fendu par le tĂ©nor Bradley Smith, dont le timbre vaillant et trĂšs bien projetĂ© confĂšre une efficace assurance Ă un rĂŽle par ailleurs assez conventionnel. Musicalement, le rĂŽle dâOronte, roi falot, moins prĂ©occupĂ© des affaires de lâĂ©tat que de ses tourments amoureux, est lâun des plus riches de toute la partition. Promis Ă la princesse Arsinoe, mais encore Ă©pris de Dori quâil croit morte, ses accents presque constamment pathĂ©tiques sont dâune beautĂ© Ă faire pleurer les pierres : « Rendetemi il mio bene » au premier acte, dont les mĂ©lismes chromatiques laissent poindre lâespoir des retrouvailles, « Mi rapisce la mia pace » au second acte, interrompu par la voix dâAlĂŹ, ou encore, Ă la fin de la mĂȘme scĂšne « Dori, ove sei », qui rappelle le « Berenice, ove sei ? » du Tito, atteignent au sublime, confirmĂ© par lâair le plus cĂ©lĂšbre de la partition : « Speranze, fermate » quâil chante avant de sâendormir. Le contre-tĂ©nor Rupert Enticknap, dont le timbre juvĂ©nile et dĂ©licat nâest pas exempt de mĂąles accents, est un Oronte magnifique, et le pathĂ©tique Ă©mouvant de ses plaintes vire Ă la fin au pathĂ©tique grotesque, lors de la reconnaissance des identitĂ©s, alors quâil Ă©tait sur le point dâĂ©pouser contre son grĂ© la princesse Arsinoe. Celle-ci trouve en Francesca Lombardi Mazzulli une superbe incarnation. Soprano racĂ©e, touchante dans les airs langoureux (« Quanto Ăš dura la speranza »), comme dans ses accĂšs de dĂ©pit, notamment au dernier acte. Lâautre rĂŽle travesti est une habituĂ©e du rĂ©pertoire baroque. Ăclatante dans Elena de Cavalli et plus rĂ©cemment dans la Doriclea de Stradella, Emöke BarĂĄth est un Tolomeo/Celinda dâune grande force dramatique. Son duo dâentrĂ©e avec Arsinoe rĂ©vĂšle aussi la variĂ©tĂ© de son jeu scĂ©nique et musical (« Se perfido Amore »), et le trouble dans le genre, quand Arsinoe la prend pour un homme (bref duo « Addio », Ă la fois comique et pathĂ©tique). Timbre toujours clair et prĂ©cis, diction impeccable qui sĂ©duit le capitaine Erasto, brillamment interprĂ©tĂ© par Pietro Di Bianco ; belle prestance, qualitĂ©s dâacteur superlatives, timbre dâairain qui Ă juste titre ensorcelle, son costume superbe lâapparente Ă un personnage tout droit sorti dâun tableau de Rembrandt ou du VĂ©nitien Pietro Della Vecchia. MĂȘmes qualitĂ©s chez lâoncle dâOronte, Artaxerse, interprĂ©tĂ© par la basse Federico Sacchi, impressionnant dâautoritĂ©.
Tandis quâune grande partie du plaisir Ă©prouvĂ© lors de ces presque trois heures de musique vient des trois rĂŽles comiques, extraordinaire galerie des personnages prototypiques de lâopĂ©ra vĂ©nitien. La vieille nourrice libidineuse Dirce, avec lâimpayable incarnation dâAlberto Allegrezza. Formidable acteur, troublant de vĂ©ritĂ©, Ă lâĂ©locution exceptionnelle de prĂ©cision et de clartĂ©, son entrĂ©e en scĂšne constitue lâhabituel badinage amoureux, inaugurĂ© par le Couronnement de PoppĂ©e. Le tĂ©nor impressionne aussi par lâextrĂȘme variĂ©tĂ© de son jeu scĂ©nique et vocal, chaque mot pathĂ©tiquement chargĂ© est savamment distillĂ©, en tĂ©moigne lâextraordinaire scĂšne oĂč la nourrice se transforme en sorciĂšre prĂ©parant le somnifĂšre quâelle veut administrer Ă AlĂŹ dont elle sâest entichĂ©e. LâEunuque est un autre personnage trĂšs prĂ©sent dans les premiers opĂ©ras vĂ©nitiens, symbole de lâhybridisme du genre. Le contre-tĂ©nor ukrainien Konstantin Derri dĂ©fend parfaitement le rĂŽle de Bagoa, et on apprĂ©cie les Ă©normes progrĂšs, notamment concernant la diction, quâil a fait depuis que nous lâavions dĂ©couvert ici mĂȘme il y a deux ans, dans un autre opĂ©ra de Cesti, Le nozze in sogno. Sa voix flĂ»tĂ©e et parfaitement projetĂ©e, sa franche bonhommie et ses indĂ©niables talents dâacteur, en font un personnage essentiel dans la complexe dramaturgie de lâintrigue. Le dernier rĂŽle comique est constituĂ© par le serviteur et bouffon de cour Golo ; Rocco Cavalluzzi est une trĂšs belle voix de basse et lui aussi un comĂ©dien hors-pair, qui fait merveille, notamment dans ses nombreuses confrontations Ă©bouriffantes avec la nourrice.
Dans la fosse, Ottavio Dantone, pourtant peu habituĂ© aux opĂ©ras du XVIIe siĂšcle, dirige son Accademia Bizantina, comme sâil connaissait parfaitement ce rĂ©pertoire. Lâorchestre, assez fourni, privilĂ©gie les cordes, mais introduit une variĂ©tĂ© bienvenue, dans le choix de certains instruments (lâorgue positif, la harpe, la flĂ»te traversiĂšre), pour souligner de façon idoine certains airs qui exigent de lâĂȘtre plus singuliĂšrement que dâautres. On apprĂ©cie surtout lâabsence de cornets, inexistants dans lâorchestre vĂ©nitien de cette Ă©poque. Rarement, une telle osmose entre la fosse, les interprĂštes et la mise en scĂšne nâaura Ă©tĂ© aussi homogĂšne. Un spectacle mĂ©morable, heureusement bientĂŽt immortalisĂ© par une captation vidĂ©o.
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Compte-rendu opĂ©ra. Innsbruck, Festwochen der Alten Musik, Pietro Antonio Cesti, La Dori, le 24 aoĂ»t 2019. Francesca Ascioti (Dori/AlĂŹ), Rupert Enticknap (Oronte), Federico Sacchi (Artaxerse), Francesca Lombardi Mazzulli (Arsinoe), Emöke BarĂĄth (Tolomeo/Celinda), Bradley Smith (Arsete), Pietro Di Bianco (Erasto), Alberto Allegrezza (Dirce), Rocco Cavalluzzi (Golo), Konstantin Derri (Bagoa), Francesca Ascioti (Ombre de Parisatide, mĂšre dâOronte), Stefano Vizioli (mise en scĂšne), Emanuele Sinisi (dĂ©cors), Anna Maria Heinreich (costumes), Ralph Kopp (LuliĂšres), Accademia Bizantina, Ottavio Dantone (direction)
Illustrations : / Federico Sacchi – La Dori par Stefano Vizioli (© Innsbrucker Festwochen / Rupert Larl) / EmĆke BarĂĄth, Pietro Di Bianco – La Dori par Stefano Vizioli (© Innsbrucker Festwochen / Rupert Larl) / © Konstantin Derri, Alberto Allegrezza – La Dori par Stefano Vizioli (© Innsbrucker Festwochen 2019 / Rupert Larl)
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VIDEO, opĂ©ra : La Dori – opera by / par Pietro Antonio Cesti
Innsbruck 2019
https://www.youtube.com/watch?v=tCIbZvARkqA#action=share
More than 350 years after Pietro Antonio Cesti’s death, his tragicomedy “La Dori” returns to Innsbruck!
24./26. August 2019
Innsbrucker Festwochen der Alten Musik
Musical direction: Ottavio Dantone
Stage direction: Stefano Vizioli
Set: Emanuele Sinisi
Costumes: Anna Maria Heinreich
Lighting: Ralph Kopp
Orchestra: Accademia Bizantina
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