LâĆuvre. LâOpĂ©ra de Toulon prolonge encore la magie ou la rĂȘverie heureuse des fĂȘtes en programmant une Ćuvre Ă la fois cruelle par le sujet puis heureuse par le dĂ©nouement auquel on voudrait croire, La cenerentola, Cendrillon », festive et joyeuse par la musique de Gioacchino Rossini, car le chant rossinien est une fĂȘte malgrĂ© ses pointes ici, inĂ©vitables, de mĂ©lancolie. Il existe, Ă travers le monde, un grand nombre de variantes de cette histoire dans laquelle, un joli et petit soulier perdu par une toute jeune fille, permettra Ă un prince Ă©perdu dâamour pour cet objet, quelque peu fĂ©tichiste du pied, de remonter jusquâĂ elleâle pied ! de la pointe Ă la jambeâ et de lâĂ©pouser. On en trouve des traces dans lâĂgypte ancienne, dans lâAntiquitĂ©, dans le monde entier, de lâEurope Ă lâAsie, Sây greffe la promotion extraordinaire de la pauvre fille rĂ©duite, sinon en cendres, Ă ĂȘtre aussi grise et sale quâelles, une souillon, par lâinjuste situation que lui fait sa propre famille qui la traite en servante : un pĂšre faible, lĂąche, laisse ainsi traiter et maltraiter sa fille dâun premier mariage, par sa seconde femme, la marĂątre et deux pimbĂȘches de demi-sĆurs aussi prĂ©tentieuses que laides et mĂ©chantes. Sorte de besoin humain de compassion, de compensation on y verra un ĂȘtre persĂ©cutĂ© rĂ©compensĂ© par la vie : la bergĂšre ou la cendrillon Ă©pousĂ©e par le prince et qui, au lieu de se venger quand elle atteint le sommet de la puissance, pardonnera Ă ses persĂ©cuteurs. La victime sublimĂ©e par la bontĂ©.
La Cendrillon ou la petite pantoufle de verre de Charles Perrault (1697), tirĂ© de ses Contes de ma MĂšre lâOie, qui fixe chez nous lâhistoire, est prĂ©cĂ©dĂ©e, en Europe, par le conte de la Gatta cennerentola (âChatte des cendresâ) de Giambattista Basile, extrait de o cunto de li cunti, âLe conte des contes â, publiĂ©s aprĂšs sa mort, en 1635 et 1636, Ă Naples, recueil de contes napolitains oĂč se trouvent dĂ©jĂ Le Chat bottĂ©, Peau dâĂąne, La Belle au bois dormant, que reprendra Perrault, ainsi que Hansel et Gretel, qui aura un grand succĂšs dans les pays nordiques. Perrault est suivi lâannĂ©e dâaprĂšs de Finette Cendron de la baronne dâAulnoy, de son recueil Contes nouveaux ou Les FĂ©es Ă la mode lâannĂ©e dâaprĂšs, en 1698, puis de celle des frĂšres Jacob et Wilhelm Grimm, Aschenputtel, Aschenbrödel (Contes, 1812).
La Cendrillon de Ferretti (1817), qui Ă©crivit le livret, nâest pas trĂšs fĂ©erique : sans fĂ©e, sans citrouille, sans pantoufle de verre. Perrault Ă©crit verre, comme la matiĂšre, dont on fait les vitres, les verres, et le film de Walt Disney en a popularisĂ© lâimage brillante : bien fragile pantoufle et difficile chaussure Ă porter. En rĂ©alitĂ©, il sâagit non de verre cassable mais de vair, anciennement, fourrure d’une espĂšce d’Ă©cureuil, du mĂȘme nom, qui Ă©tait grise par-dessus et blanche par-dessous, aujourd’hui on lâappelle petit-gris. Des souliers de vair : c’est-Ă -dire fourrĂ©s de vair. Mais peu importe, gardons la magie de lâambiguĂŻtĂ© du son du mot qui fait sens.
Notons cependant que de verre ou de vair, la fameuse pantoufle est remplacĂ©e, en ce dĂ©but de XIXe siĂšcle pudibond aprĂšs le libertinage charmant du siĂšcle prĂ©cĂ©dent, puritanisme bourgeois oblige, par un pudique bracelet : chassez ce pied que je ne saurais voir dirait Tartuffe. La grisaille cendreuse est cependant sauvĂ©e par les coloris de la partition. La seule magie, ici, est la fĂ©erie musicale dâun Rossini dĂ©chaĂźnĂ©, qui enchaĂźne ensemble sur ensemble des plus Ă©tourdissants et des airs vertigineux de virtuositĂ© qui requiĂšrent de tous les interprĂštes une technique Ă toute Ă©preuve : le bel canto du siĂšcle virtuose prĂ©cĂ©dent dans sa plus exaltante palette.
Réalisation
Signant mise en scĂšne, scĂ©nographie et costumes, rĂ©alisateurs complets donc, Jean-Philippe Clarac et Olivier DelĆuil, quâon avait jugĂ©s Ă la peine, peinant laborieusement Ă faire sentir la peine des CarmĂ©lites en dialogue par une distanciation, sinon brechtienne, trop froidement constructiviste pour Ă©mouvoir, sont ici en veine, en verve virtuose, en osmose rossinienne par le tempo toujours vif, sans temps mort, rĂ©ussissant la gageure de faire jouer tout ce monde, de crĂ©dible et plaisante façon, chĆurs compris, sans statisme des redoutables ensembles, sans solution de continuitĂ©. On ne dira pas quâon trouve un sens profond dans ce fond de théùtre brut (effet trop vu) Ă©clairĂ© ironiquement dans des teintes de bonbons acidulĂ©s par âšles lumiĂšres de Rick Martin, encore que, mis joyeusement en boĂźte par celle au premier plan, ce nu est peut-ĂȘtre signe de dĂ©nuement, ou peur du recul, du dĂ©classement social, qui menace le baron Don Magnifico, en rien magnifique, et ses pĂ©cores pimbĂȘches chipies de filles, dont les ambitions aristocratiques, au lieu dâavancer, risquent dâaller Ă reculons sâĂ©craser contre ce mur de bĂ©ton de leur bĂȘlante bĂȘtise : aspirant au sommet, ils Ă©crasent celle dâen bas, rĂ©duite, sinon en poudre, en cendres, Cendrillon.
Noblesse bidon de bidonville, occupant, squattant peut-ĂȘtre une baraque baroque, une brinquebalante bicoque de bric et de broc, sans abracadabrantesque effet de fĂ©e, sans doute pointant au chĂŽmage, dans un monde dĂ©senchantĂ©, dĂ©jantĂ©, dâun nĂ©o-rĂ©alisme dĂ©rĂ©alisĂ© par la dĂ©rision de comĂ©die italienne, annoncĂ©e, dâentrĂ©e, par le modeste linge Ă©tendu comme autant de banniĂšres, drapeaux, oripeaux, flammes et oriflammes dâune grandeur dĂ©chue : la misĂšre gĂ©nĂ©rale, mĂȘme sans misĂ©rabilisme, est sĂ»rement le cadre qui suscite le rĂȘve, lâespoir, le monde de tĂ©lĂ©-roman, de roman-photo oĂč les princes Ă©pousent encore des bergĂšres, des grisettes cendreuses, des cendrillons. Noblesse aussi sans fonction de chevaliers sans cheval, dont les suites et joutes guerriĂšres sont rĂ©duites Ă dâinoffensives rencontres de polo, ou de hockey, ok pour le cocktail, brandissant des maillets au lieu dâĂ©pĂ©es : le jeu des apparenc. Car, carcasse, caisse de casse, boĂźte Ă outil, boĂźte Ă malices, tournant sur elle-mĂȘme pour devenir palais en bois, de langue de bois de la politique de la bontĂ© Ă laquelle personne ne croit, son mouvement tournant est celui de la roue de la Fortune revenant Ă son point de dĂ©part, quels que soient les avatars, les carnavalesques travestissements momentanĂ©s endossĂ©s de façon interchangeable dans la mascarade quâoffre cette penderie de théùtre oĂč chacun trouve, sinon chaussure Ă son pied, costume dâheureuse fantaisie, avant le retour probable au dĂ©but.
Bref, de cette Cendrillon, conte intemporel qui berce en nous un besoin de justice oĂč les bons sont rĂ©compensĂ©s, nos deux compĂšres ont fait une allĂ©gorie baroque, presque un auto sacramental espagnol, oĂč le théùtre dans le théùtre dit la vanitĂ© des apparences de ce monde : la cendre du bĂ»cher des vanitĂ©s.
Interprétation
On saluera aussi le travail dâacteur sensible sur tout le plateau, dans toute une Ă©quipe, homogĂšne par le jeu et la qualitĂ© du chant : tout est juste dans le geste, dans le bouffe ou le grave.
Jan Stava, la basse tchĂšque, sombre timbre puissant, fait un Alidoro chaleureux, vibrant, mais philosophe emphatique un peu trop. Evgeny Stavinskiy, basse russe, illustre aussi la belle Ă©cole slave et campe un magnifique Don Magnifico, rogue, rugueux avec sa belle-fille relĂ©guĂ©e, Ă©tourdissant de lĂ©gĂšretĂ© dans le rhĂ©torique rossinienne de lâaccĂ©lĂ©ration, de la stressante strette finale de son air de bravoure, son rĂȘve dâĂąne ailĂ©. Dandini, valet travesti en prince, est le prince rĂ©el de cet opĂ©ra, non seulement parce quâil en revĂȘt lâaspect rĂȘvĂ© mais par le rĂŽle chantant sans doute le plus long et le plus variĂ© de lâĆuvre avec celui de lâhĂ©roĂŻne titre ; il est le lien comique, que lâopera buffa, nĂ© Ă Naples, a hĂ©ritĂ© du théùtre espagnol, entre la salle et le plateau, soulignant Ă la fois lâaction dont il fait partie, et la mettant Ă distance par la parodie pour en souligner et dĂ©noncer lâincongruitĂ©, le scandale : excellent comĂ©dien, voix puissante et agile, le baryton David MenĂ©ndez y est irrĂ©sistible, dâune faconde fĂ©conde en drĂŽleries, tant par le jeu que par le chant jamais facile de Rossini, il est mĂȘme humainement touchant, dĂ©couvrant, avec rĂ©signation, la vanitĂ© des apparences qui ne lui a accordĂ© quâune majestĂ© de carnaval, le dĂ©guisement dâun moment de par le caprice du Prince. Câest une sorte de Sancho du long et mince don Quichotte que, prĂšs de lui, pourrait ĂȘtre le Prince Don Ramiro de David Alegret, tĂ©nor lĂ©ger si grand que sa voix en semble petite, dĂ©licate mais un peu Ă©triquĂ©e dans un aigu qui devrait sâĂ©largir.
CĂŽtĂ©s dames, câest aussi le bonheur : les pimbĂȘches pĂ©piantes sĆurs dâAngelina, drĂŽlement attifĂ©es et Ă©bouriffĂ©es, sont deux mezzo-soprani aux timbres diffĂ©rents, Caroline Meng et Elisa Cenni, mais Ă©galement bien chantantes. Quant Ă Cendrillon, Angelina, elle nâa rien dâun ange gris grisĂ© de sa bĂ©ate et bĂ©tifiante bonté : par le timbre solide de mezzo, on sent en elle des amorces de rĂ©volte dignes dâune Rosine, sinon les ruses sĂ©ductrices dâune Isabella Ă Alger ; elle a pleine conscience de lâinjustice de son sort et son pardon en sera moins angĂ©lique quâhumain. Physiquement, Jose Maria Lo Monaco, a une soliditĂ© terrienne dans son agrĂ©able minceur et sa souplesse de jeu. DâemblĂ©e, elle touche par son air mĂ©lancolique, rĂȘveur, cantilĂšne dâune saveur ancienne oĂč la jeune fille rĂȘve et chantonne : «Una volta, câera un rĂ©âŠÂ » , âIl Ă©tait une fois un roi triste dâĂȘtre seulâŠâ, prĂ©monition de son avenir proche. Ses appoggiatures sont larges nettes, aisĂ©es, qualitĂ©s que lâon goĂ»tera tout au long. Le timbre est plein, dâune belle couleur, les vocalises, perlĂ©es ; elle sait garder volume et couleur dans le feu dâartifice vocal jubilatoire de son air sublime du pardon (« Naqui allâ affano ed al piantoâŠÂ »), sommet de la partition, semĂ© dâembĂ»ches, dâoĂč elle se tire en virtuose des trilles, des vocalises vertigineuses les plus acrobatiques, staccato admirable de la leçon, de lâĂ©preuve de bel canto que Rossini impose Ă tous ses chanteurs, dont cette fameuse accĂ©lĂ©ration finale et ici, justement, Ă la toute fin de lâĆuvre, quand la voix risque dâĂȘtre fatiguĂ©e. Câest bien le « Triomphe de la bonté », disons, du buon canto selon lâexpression des maĂźtres du baroque, du bon, du beau chant.
Ă la tĂȘte de lâOrchestre de Toulon au mieux de sa forme, Edmon Colomer, remarquable dans la discrĂ©tion subtile des rĂ©citatifs, sait trouver la bonne distance entre le sĂ©rieux et le bouffe de cet opĂ©ra de demi-caractĂšre, qui, comme Don Giovanni est un dramma giocoso : un drame joyeux. Bonne mention, Ă©galement, pour les chĆurs bien prĂ©parĂ©s de Christophe Bernollin.
Signalons justement que le chĆur de lâOpĂ©ra de Toulon, avec celui de lâOpĂ©ra du Grand Avignon ainsi que la MaĂźtrise des Bouches-du- RhĂŽne, est invitĂ©, avec lâOrchestre National de France sous la baguette de Kristjan Jarvi, Ă participer Ă la Vingt-et-uniĂšme soirĂ©e des Victoires de la musique classique en direct du Grand Théùtre de Provence le lundi 3 fĂ©vrier, retransmis Ă 20h45 sur France 3, France-Inter et France-Musique.
La cenerentola, Ossia La BontĂ in Trionfo de Gioacchino Rossini
OpĂ©ra de Toulon, nouvelle production de lâOpĂ©ra de Toulon
24 janvier 2014, 26 janvier, 28 janvier 2014
Orchestre et choeur de lâOpĂ©ra. âšDirection musicale : Edmon Colomer.
Mise en scĂšne, scĂ©nographie et costumes : Jean-Philippe Clarac et Olivier DelĆuilâš. LumiĂšres : Rick Martin
Angelina : JosĂ© Maria Lo MonacoâšÂ ; Tisbe : Caroline Meng ; âšClorinda : Elisa Cenniâš. Don Ramiro : David AlegretâšÂ ; Dandini : David MenĂ©ndez ; âšDon Magnifico : Evgeny Stavinskiy âšÂ ; Alidoro : Jan Stavaâš.
Photos : ©Frédéric Stéphan