Pietro Antonio Cesti (1623-1669).  A lâheure oĂč depuis Aix cet Ă©tĂ©, retentit (enfin) la gloire oubliĂ©e de Cavalli et ce théùtre enchanteur vĂ©nitien originaire du XVIIĂšme, classiquenews sâintĂ©resse Ă son contemporain Pietro Antonio Cesti, autre figure majeure de lâopĂ©ra italien du Seicento (XVIIĂšme). Lâheure est aux vĂ©nitiens (avant les napolitains au XVIIIĂš) : lâopĂ©ra est un divertissement populaire rĂ©cent qui impose sur les planches le mĂ©lange des genres, propice Ă lâessor lyriqueâŠÂ Il y a 32 ans Ă prĂ©sent RenĂ© Jacobs rĂ©vĂ©lait dans un enregistrement pionnier (LâOrontea) le geste sensuel, cynique et furieusement parodique de Cesti, compositeur au succĂšs foudroyant qui croise le chemin de Christine de SuĂšde, laquelle se passionne Ă Innsbruck pour son opĂ©ra LâArgia, composĂ© lors de sa venue dans la ville tyrolienne. LâOrontea qui porte le nom de lâhĂ©roĂŻne, -reine fiĂšre et autoritaire qui a renoncĂ© Ă lâamour, apporte un Ă©clairage prĂ©cis sur le style et le monde esthĂ©tique de Cesti : comme nombre dâouvrages de son contemporain et rival Cavalli (La Calisto, ElenaâŠ), LâOrontea met en scĂšne les figures ordinaires de lâopĂ©ra vĂ©nitien du Seicento : dans un cadre particuliĂšrement théùtral (beaucoup de rĂ©citatifs, peu dâairs dĂ©veloppĂ©s et surtout des situations multiples qui enchaĂźnent rebondissements, coups de théùtres, confrontations, oppositions, faux semblants, quiproquosâŠ), Cesti emploie le travestissement qui concourt Ă la confusion des sexes et des sentiments : ainsi Jacinta qui espionne Ă la Cour dâOrontea, se travestit en homme, et devient Ismero, lequel suscite les avances de la vieille Aristea⊠– mĂȘme canevas chez Cavalli dans Elena oĂč MĂ©nĂ©las, lâamoureux dâElena, sâĂ©tant habillĂ©e en femme, devient lâobjet des dĂ©sirs ardents du roi Tyndare et de PirithoĂŒs, le compagnon de ThĂ©sĂ©e⊠(!). Le comique bouffon et les saillies oniriques voire satiriques vont aussi bon train chez Cesti, en cela fidĂšle au style vĂ©nitien qui aime mĂ©langer les genres.
LâidentitĂ© miroitante et changeante, le trouble nĂ© du dĂ©sir est au coeur de lâintrigue car le jeune peintre Alidoro, que le philosophe CrĂ©onte tient pour un vagabond opportuniste dont sâest entichĂ©e la reine, ne sait pas qui il est ; au III, par un revirement théùtral qui singe la rĂ©alitĂ© (nâoublions pas que le rĂ©el peut parfois dĂ©passer lâimaginaire), lâartiste porte un mĂ©daillon qui lâidentifie clairement comme⊠le fils du roi de PhĂ©nicie, Floridano. Le peintre errant peut ainsi Ă©pouser Orontea en un happy end (Fine lieto) enfin pacifiĂ©. Hors des tensions et rivalitĂ©s, intrigues et manipulations, lâamour vainc tout.
Biographie. La vie de Cesti se confond avec les lieux qui ont portĂ© avant lui lâĂ©closion du talent de Piero della Francesca. NĂ© Ă Arezzo en 1623, Cesti (donc toscan) entre chez les Franciscains Ă 14 ans, puis devient organiste et maĂźtre de musique au sĂ©minaire de Volterra. MĂȘme Ă©loignĂ© des grands foyers artistiques toscans, – Sienne, Florence-, Cesti reste informĂ©s des avants-gardes : il rencontre le peintre fantasque et fascinant Salvatore Rosa (1615-1673) dont lâunivers fantasmagorique, et la sensibilitĂ© panthĂ©iste, en fait un conteur et paysagiste parmi les plus captivants de lâĂ©poque.
A Florence en 1650, Cesti presque trentenaire, se distingue au théùtre : il chante Ă Lucques, le Giasone de Cavalli. MenacĂ© dâexclusion par les frĂšres mineurs, mais dĂ©jĂ remarquĂ© par les Medicis, Cesti fait crĂ©er Ă Venise pour les Carnavals de 161 et 1652, ses deux premiers drames lyriques. En 1652, lâarchiduc Ferdinand, duc de Toscane le nomme compositeur de la chambre : succĂšs foudroyant pour celui qui est prĂ©sentĂ© aprĂšs la mort de Monteverdi (1643) et malgrĂ© le rayonnement de Cavalli (lâautre Ă©lĂšve de Monteverdi) comme le compositeur le plus douĂ© de sa gĂ©nĂ©ration. Il compose des cantates, forme les castrats de la cour toscane, surtout pilote les divertissements organisĂ©s Ă Innsbruck sur le modĂšle des théùtres vĂ©nitiens. Ainsi se succĂšdent les grands opĂ©ras cestiens : Cesare amante (repris en 1654 sous le nom de Cleopatra : et qui reprend la figure du tyran effĂ©minĂ© / efeminato, c’est Ă dire dĂ©cadent et corrompu dans la lignĂ©e du Nerone de Monteverdi et Busenello dans Le couronnement de PoppĂ©e antĂ©rieur, de 1642-1643)), puis avec le librettiste Apolloni (qui travaille aussi avec Cavalli pour Elena de 1659), ce sont trois opus majeurs : Argia en 1655 donnĂ© pour la Reine Christine de SuĂšde rĂ©cemment convertie au catholicisme ; Orontea en 1656 ; La Dori en 1657. Cesti est rappelĂ© par les Franciscains en 1659 et doit rejoindre immĂ©diatement Rome.
GĂ©nie de l’opĂ©ra vĂ©nitien du Seicento
Il devient chantre Ă la Chapelle Sixtine, continue de composer des cantates, certaines licencieuses, se produit sur les scĂšnes privĂ©s (Rome nâa pas encore de théùtre public). Il supervise la reprise de lâOrontea chez les Colonna en 1661. Pour les Noces de CĂŽme III et Marguerite Louise dâOrlĂ©ans, il chante dans lâopĂ©ra de Melani, Ercole in Tebe. A Vienne, au service des Habsbourg et favorisĂ© par ces derniers, Cesti compose son chef dâoeuvre, Il Pomo dâoro. MalgrĂ© son prĂ©texte dynastique qui en fait une partition de circonstance, Cesti produit comme Cavalli Ă Paris pour les Noces de Louis XIV (Ercole amante), une oeuvre opulente et raffinĂ©e, touchante par sa profondeur, fascinante par son invention poĂ©tique. En 1666, il fait reprendre Ă Venise (Teatro San Giovanni e Paolo) lâOrontea, pourtant « vieille partition de 10 ans »⊠preuve de son succĂšs auprĂšs des publics. SollicitĂ© Ă Vienne et Ă Venise, mais aussi Ă Florence, il meurt au faĂźte de sa gloire, en pleine activitĂ© en 1669 Ă 46 ans. Sa maison, cadeau de son protecteur pour service rendu, existe toujours Ă Innsbruck, occupant un angle face Ă la CathĂ©drale Saint-Jacob d’Innsbruck.
Aristocratique et populaire. Cesti familier des grands livre une musique raffinĂ©e et aristocratique, tout en fournissant les opĂ©ras pour les théùtres vĂ©nitiens publiques dont la formule sâexporte alors partout en Europe. LâOrontea incarne lâengouement des audiences pour la formule de lâopĂ©ra vĂ©nitien, au point que lâouvrage de Cesti occulta un premier drame musical sur le mĂȘme sujet signĂ© de Lucio. Le succĂšs dâOrontea dâaprĂšs le livret originel de Cicognini est un vrai drame théùtral, turbulent, grotesque, acide et sensuel Ă la fois, dâesprit carnavalesque et lĂ©ger : une comĂ©die grinçante dont les vĂ©nitiens ont toujours eu le gĂ©nie. La rĂ©solution nâintervient quâau terme du IIIĂš acte, aprĂšs que les auteurs en aient compliquĂ© et densifiĂ© le dĂ©ploiement au fur et Ă mesure de son dĂ©roulement, quitte Ă (sur)charger les intrigues parallĂšles, et les rencontres des plus improbables; comme dans les opĂ©ras les mieux conçus de Cavalli, le théùtre de Cesti tisse un labyrinthe oĂč les identitĂ©s et les tempĂ©raments se perdent, s’inversent, se confondent comme en un miroir dĂ©formant. Cesti impose dans lâOrontea, une vĂ©ritable intelligence des situations, diversifiant ses choix formels afin de vivifier un drame musical proche de la rue. Sa facilitĂ© Ă ciseler les rĂ©citatifs en scĂšnes courtes, vivantes mais capitales pour la comprĂ©hension et la continuitĂ© de lâaction se distingue particuliĂšrement dans lâOrontea. Cesti partage avec Cavalli, cette versatilitĂ© vertigineuses des sentiments et des climats Ă©motionnels : tous deux incarnent lâĂąge dâor de lâopĂ©ra vĂ©nitien du XVIIĂšme, une pĂ©riode fĂ©conde qui est aussi ce bel canto originel. Dans le sillon fixĂ© par leur maĂźtre Monteverdi, Cesti et Cavalli portent Ă son sommet lâart du bel canto qui alors profite du mĂ©lange des genres : comiques, hĂ©roĂŻques, tragiques, bouffons. Câest une scĂšne dâune flamboyante richesse poĂ©tique que le XVIIIĂš sâingĂ©niera Ă assĂ©cher, jusquâĂ Mozart qui dans ses drames giocosos (dont Don Giovanni) revient Ă la richesse originelle de lâopĂ©ra.
Illustrations : Toutes les illustrations de notre portrait de Pietro Antonio Cesti sont de Salvatore Rosa, peintre, paysagiste, ami de Cesti. Deux autoportraits, allĂ©gorie de la poĂ©sie, bataille…