CD Ă©vĂ©nement, critique. HANDEL : AGRIPPINA. DiDonato, Fagioli, Vistoli⊠(3 cd ERATO, 2019). Pour portraiturer la figure de lâimpĂ©ratrice Agrippine, Haendel et son librettiste Vincenzo Grimani nâĂ©cartent aucun des Ă©lĂ©ments de la riche biographie de Julie Agrippine, sĆur de Caligula : la 4Ăš Ă©pouse de Claude fait tout pour que le fils quâelle a eu en premiĂšres noces dâAhenobarbus, soit reconnu par lâempereur et lui succĂšde : NĂ©ron, pourtant dissolu, dĂ©cadent – effeminato (comme Eliogabalo, et tel que le dĂ©peint aussi Monteverdi au siĂšcle prĂ©cĂ©dent dans lâIncoronazione di Poppea), sera bien sacrĂ© divinitĂ© impĂ©riale (non sans faire assassiner sa mĂšre au comble de lâingratitude : quâimporte dira lâambitieuse politique qui dĂ©clara « quâimporte quâil me tue, sâil devient empereur »⊠). Au moins Agrippine nâavait aucun faux espoir.
La prĂ©sente lecture suit les recommandations et recherches du musicologue David Vickers (qui signe la captivante et trĂšs documentĂ©e notice de prĂ©sentation – Ă©ditĂ©e en français), soucieux de restaurer lâunitĂ© et la cohĂ©rence de la version originelle de lâopĂ©ra, tel quâil fut créé au Teatro Grimani di San Giovanni Grisostomo en 1709 Ă Venise. Lâaction sâachĂšve avec le mariage entre Ottone et Poppea ; sâil perd (fugacement) la main de la jeune beautĂ©, NĂ©ron gagne la fonction impĂ©riale : il est nommĂ© par Claude, empereur, Ă la grande joie dâAgrippine⊠Ainsi, lâambitieuse a triomphĂ© ; ses multiples manigances nâĂ©taient pas vaines.
Lâapport le plus crĂ©dible de la proposition est ici, la suite de ballet qui conclut lâaction comme une apothĂ©ose, soit 5 danses dont la Passacaille finale, dĂ©rivĂ©es de la partition sur papier vĂ©nitien du prĂ©cĂ©dent opĂ©ra Rodrigo.
Nouvelle lecture dâAgrippina sommet italien de Haendel (Venise, 1709)
JOYCE DIDONATO,  ambitieuse & impérieuse
La diversitĂ© des accents, nuances, instrumentaux et vocaux, expriment vertiges et scintillements des affetti, autant de passions humaines qui sont au cĆur dâune partition surtout humaine et psychologique ; Haendel avant le Mozart de Lucio Silla, atteignant Ă une comprĂ©hension hallucinante du coeur, de lâĂąme, du dĂ©sir ; lâincohĂ©rence et la contradiction, la manipulation et la faiblesse sont les codes ordinaires des machinations Ă lâĆuvre ; mĂȘme cynisme que chez Monteverdi dans lâIncoronazione di Poppea (opera de 1642 qui met en scĂšne le mĂȘme trio : Agrippine, NĂ©ron, PoppĂ©e), Haendel fustige en une urgence souvent Ă©lectrique, embrasĂ©e, la complexitĂ© sadique des uns, lâivresse maso des autres, en un labyrinthe proche de la folie, en une urgence aussi quâexpriment parfaitement la tenue de chaque chanteur et lâengagement des instrumentistes : ici Claude et NĂ©ron sont faibles ; seule Agrippine impose sa dĂ©termination virile (mais elle aussi se montre bien fragile comme le prĂ©cise son grand air fantastique du II : « Pensieri, voi mi Tormenti » : la machiavĂ©lique se prĂ©sente en proie fragile, en victime). Dâailleurs Haendel dessine surtout des individualitĂ©s (plutĂŽt que des types interchangeables dâun ouvrage Ă lâautre) ; il rĂ©ussit lĂ oĂč Mozart en effet, Ă rĂ©vĂ©ler les motivations rĂ©elles des ĂȘtres : pouvoir, dĂ©sir, argent⊠pour y parvenir rien nâarrĂȘte lâambition : Agrippine commande Ă Pallante quâelle sĂ©duit dâassassiner Narcisso et Ottone⊠puis courtise Narcisso pour quâil tue Pallante et Ottone (II).
Haendel invente littĂ©ralement des scĂšnes mythiques indissociables de lâhistoire mĂȘme du genre opĂ©ra : le Baroque fabrique ici une scĂšne promise Ă un grand avenir sur les planches, en particulier Ă lâĂąge romantique : comment ne pas songer Ă lâair des bijoux de Marguerite du Faust de Gounod, en Ă©coutant « Vaghe perle », premier air qui dĂ©peint la badine et lĂ©gĂšre Poppea, ici premiĂšre coquette magnifique en sa vacuitĂ© profonde ?
Sur cet Ă©chiquier, oĂč lâambition et les manigances flirtent avec folie et dĂ©sir de meurtre, triomphe Ă©videmment Agrippine, parce quâelle est sans scrupule ni morale, et pourtant hantĂ©e par lâĂ©chec, ainsi que le dĂ©voile lâair sublime du II comme nous lâavons soulignĂ© (« Pensieri, voi mi tormentate ») : diva ardente et volubile, viscĂ©ralement ancrĂ©e dans la passion exacerbĂ©e, Joyce DiDonato souligne la louve et le dragon chez la mĂšre de NĂ©ron, avec les moyens vocaux et lâimplication organique, requis. Câest elle qui rĂšgne incontestablement dans cet enregistrement, comme lâindique du reste le visuel de couverture : Agrippina / Joyce trĂšs Ă lâaise, en majestĂ© sur le trĂŽne.
A ses pieds, tous les hommes sont soumis : NĂ©ron, en fils dĂ©vouĂ© et tout occupĂ© Ă conquĂ©rir Poppea (plutĂŽt que le pouvoir) – au miel bavard, lascif (impeccable Franco Fagioli cependant plus vocal que textuel) ; lâĂ©poux Claude (non moins crĂ©dible Luca Pisaroni) ; acide et parfois serrĂ©, lâOttone de Orlinski vacille dans sa caractĂ©risation au regard de sa petite voix⊠le contre-tĂ©nor qui brille ici, reste le Narcisso de lâexcellent Carlo Vistoli (dĂšs son premier air au I : « Volo pronto »), voix claire, assurĂ©e, dâune santĂ© conquĂ©rante : il donne corps et Ă©paisseur Ă lâaffranchi de Claude, et aurait tout autant lui aussi sĂ©duit en NĂ©ron.
Junon de luxe, deus ex macchina, Marie-Nicole Lemieux qui célÚbre en fin de drame, les amours (bientÎt contrariés) de Poppea et Ottone, complÚte un cast plutÎt fouillé et convaincant.
Nos seules rĂ©serves vont Ă la Poppea de la soprano Elsa BenoĂźt, aux vocalises trop imprĂ©cises, Ă lâincarnation pas assez trouble et suave ; et aussi Ă lâorchestre Il Pomo dâoro. Non que lâimplication de lâexcellent chef Maxim Emelyanychev ne déçoive, loin de lĂ : articulĂ©, fougueux, impĂ©tueux mĂȘme ; mais il manque ostensiblement Ă sa direction, Ă son geste, lâĂ©lĂ©gance, la caresse des nuances voluptueuses que savait y dissĂ©miner avec grĂące John Eliot Gardiner dans une prĂ©cĂ©dente version, depuis inĂ©galĂ©e. Parfois dur, dĂšs lâouverture, nerveux et sec, trop droit, Emelyanychev dĂ©ploie une palette expressive moins nuancĂ©e et moins riche que son ainĂ© britannique. Haendel exige le plus haut degrĂ© dâexpressivitĂ©, comme de lĂącher prise et de subtilitĂ©. CaractĂ©risĂ©e et impĂ©rieuse, parce quâelle exprime lâurgence de tempĂ©raments possĂ©dĂ©s par leur dĂ©sir, la lecture nâen reste pas moins trĂšs sĂ©duisante. Les nouvelles productions lyriques sont rares. Saluons Erato de nous proposer cette lecture baroque des plus intĂ©ressantes globalement. La production enrichit la discographie de lâouvrage, lâun des mieux ficelĂ©s et des plus voluptueux de Haendel. Câest donc un CLIC de CLASSIQUENEWS de fĂ©vrier 2020.
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CD événement, critique. HANDEL : AGRIPPINA. DiDonato, Fagioli, Vistoli⊠(3 cd ERATO, enregistrement réalisé en mai 2019)
HANDEL / HAENDEL : Agrippina (version originale de 1709)
Avec Joyce DiDonato, Carlo Vistoli, Franco Fagioli, Elsa Benoit, Luca Pisaroni, Jakub JĂłzef OrliĆski, Marie-Nicole Lemieux…
Il Pomo dâOro / Maxim Emelyanychev, direction – Enregistrement rĂ©alisĂ© en mai 2019 – 3 cd ERATO
LIRE aussi notre annonce présentation du coffret événement AGRIPPINA par Joyce DiDonato :
http://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-handel-joyce-didonato-chante-agrippina-de-handel-3-cd-erato-mai-2019/
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TEASER VIDEO
Handel: Agrippina â Joyce DiDonato, Franco Fagioli, Elsa Benoit, Luca Pisaroni, Jakub JĂłzef OrliĆskiâŠ
Joyce DiDonato brings the roguish charm of Handel’s leading lady to life in this sensational recording of Agrippina, with Il Pomo dâOro and their chief conductor Maxim Emelyanychev. Alongside Joyce is a magnificent cast of established and rising stars that includes Franco Fagioli, Elsa Benoit, Luca Pisaroni, Jakub JĂłzef OrliĆski, and Marie-Nicole Lemieux. “Agrippina feels like the most modern drama,” Joyce DiDonato told The Observer. “The story unfolds like rolling news today. And I keep saying, âThis is genius. How did Handel know the human psyche so profoundly?â”
Discover / approfondir: https://w.lnk.to/agpLY
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LIRE aussi notre critique du cd Ă©vĂ©nement : SERSE de HAENDEL / Fagioli, Il Pomo d’Or / Maxim Emelyanychev
CD, critique. HANDEL / HAENDEL : Serse (1738) / Fagioli, Genaux (Emelyanychev, 2017 â 3 cd DG Deutsche Grammophon, 2017). VoilĂ une production prĂ©sentĂ©e en concert (Versailles, novembre 2017) et conçue pour la vocalitĂ de Franco Fagioli dans le rĂŽle-titre (il rempile sur les traces du crĂ©ateur du rĂŽle (Ă Londres en 1738, Caffarelli, le castrat fĂ©tiche de Haendel) ; le contre-tĂ©nor argentin est portĂ©, dĂšs son air « « Ombra mai fu » », voire stimulĂ© par un orchestre Ă©lectrique et Ă©nergique, portĂ© par un chef prĂȘt Ă en dĂ©coudre et qui de son clavecin, se lĂšve pour mieux magnĂ©tiser les instrumentistes de lâensemble sur instruments anciens, Il Pomo dâOro : Maxim Emelyanychev. La fiĂšvre instillĂ©e, canalisĂ©e par le chef Ă©tait en soi, pendant les concerts, un spectacle total. Physiquement, en effets de mains et de pieds, accents de la tĂȘte et regards hallucinĂ©s, le maestro ne sâĂ©conomise en rien.
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