Créé un an et demi après Mignon, le 9 mars 1868, Hamlet s’inspire de Shakespeare tout en gardant une grande part de liberté pour dépeindre les tourments qui assaillent le héros éponyme et sa volonté de faire éclater la justice et punir les assassins de son père. Ainsi, le drame se voit resserré autour des quatre protagonistes, les autres personnages gravitant autour d’eux et agissant en fonction d’eux. Vincent Boussard a parfaitement saisi cette dimension forte de l’œuvre, d’un dramatisme prenant et suffocant, concentrant avec raison toute l’action dans un même lieu, une pièce de château aux murs dévorés à leur base par une moisissure dangereuse, et aux parois comme froissées, un décor presque surréaliste, correspondant parfaitement à l’effritement progressif et inéluctable des apparences, laissant place peu à peu à la réalité dans toute son horreur et sa férocité. Ici, Ophélie semble même jetée dans l’ombre par l’importance donnée à Hamlet, sa mère Gertude et son époux Claudius. Un trio de feu et d’ombres qui ne cesse de se défier et de s’affronter trois actes durant, les deux suivants laissant davantage de place à Ophélie pour exister, aussi bien vivante que morte.
Stéphane Degout:
Un très grand Hamlet
Le gigantesque portrait renversé du défunt père d’Hamlet, le miroir reflétant la culpabilité du couple régicide à la fin du deuxième acte, tout concourt à cette impression d’oppression et d’enfermement qui fait éclater les esprits et, avec elle, la vérité dans ce qu’elle a de plus cruel.
Avec Stéphane Degout, nous tenons d’emblée un grand Hamlet. Le personnage est incarné dans toute sa complexité, fils souffrant le martyre en découvrant la meurtrière qui se cache derrière sa mère. Le timbre est splendide, l’émission haute et claire, la ligne superbement ciselée, et surtout, on s’incline bien bas devant une diction d’une absolue clarté, sculptée avec une précision d’orfèvre, dans la grande tradition du chant français.
Aux côtés d’un tel partenaire, son Ophélie peine à exister, presque transparente dans sa fragilité évanescente. Il faut attendre la scène de la folie pour que la jeune Ana Camelia Stefanescu existe enfin pour elle-même et fasse admirer son art du chant, ses belles demi-teintes ainsi que la longueur de sa voix, des graves sonores et bien placés à un aigu puissant, riche et coloré. Son suicide, dans sa baignoire, entourée de fleurs formées par les pages de ses livres, se révèle comme l’un des points culminants du spectacle.
Claudius plein de morgue et d’autorité, Nicolas Cavallier reste le grand diseur que l’on connaît, offrant une diction et un style parfaits, sachant jouer avec art des limites actuelles de sa voix et imposant comme toujours la beauté de son timbre et son sens des couleurs. Auprès de lui, Marie-Ange Todorovitch emplit le plateau de la seule présence de sa reine Gertrude. Dans cette salle à dimension humaine, sa voix s’épanouit pleinement, atteignant parfois ses limites dans un aigu tendu et un grave poitriné trop généreusement, mais toujours avec un talent de tragédienne au magnétisme scénique saisissant. Sa confrontation avec son fils, véritable combat de bêtes fauves, ruisselant de haine et de rancœur, restera sans doute comme le moment le plus fort de la soirée, coupant le souffle par sa force dramatique et sa densité musicale et vocale.
La Laërte de Christophe Berry, bien chantant et très musical, offre une touche de fraicheur bienvenue au milieu de tant de tensions énergétiques, alors que le Spectre de Vincent Pavesi, tel un Commandeur, en impose par sa voix d’outre-tombe et suspend le temps à chacune de ses apparitions. Les seconds rôles sont tous excellemment tenus, du Marcelius de Mark van Arsdale aux deux Fossoyeurs de Yuriy Tsiple, en passant par l’Horatio de Jean-Gabriel Saint-Martin et le Polonius de Dimitri Pkgaladze.
Fidèle à lui-même, le Chœur de l’Opéra National du Rhin impressionne par sa cohésion et la richesse de sa couleur d’ensemble, ainsi que par son engagement physique. Dirigeant avec fougue et passion un Orchestre Symphonique de Mulhouse très impliqué, Patrick Fournillier défend avec cœur une partition qui semble lui être chère, et galvanise ses troupes, sachant faire tonner les éclats, vibrer les inquiétudes et murmurer les plaintes, ainsi qu’un grand chef d’opéra.
Après l’Opéra Théâtre de Metz Métropole, saluons l’Opéra National du Rhin de permettre la redécouverte du chef-d’œuvre d’Ambroise Thomas: son Hamlet reste l’une des perles de l’opéra français.
Strasbourg. Opéra National du Rhin, 19 juin 2011. Ambroise Thomas : Hamlet. Livret de Michel Carré et Jules Barbier. Avec Hamlet : Stéphane Degout ; Ophélie : Ana Camelia Stefanescu ; Gertrude : Marie-Ange Todorovitch ; Claudius : Nicolas Cavallier ; Laërte : Christophe Berry ; Le Spectre : Vincent Pavesi ; Marcelius : Mark Van Arsdale ; Horatio : Jean-Gabriel Saint-Martin ; Polonius : Dimitri Pkhaladze ; Deux Fossoyeurs : Yuriy Tsiple, John Pumphrey. Chœur de l’Opéra National du Rhin. Orchestre Symphonique de Mulhouse. Patrick Fournillier, direction musicale ; Mise en scène : Vincent Boussard. Reprise : Anneleen Jacobs ; Décors : Vincent Lemaire ; Costumes : Katia Duflot ; Maquillage et coiffures : Catherine Nicolas ; Lumières : Guido Levi