lundi 5 mai 2025

Sarah Lavaud, piano. Portrait L’interprétation de Charles Koechlin

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Sarah Lavaud,
Piano

Réécouter Koechlin

A 26 ans, la pianiste lyonnaise Sarah Lavaud (née en 1982) n’a pas uniquement l’éclat d’un jeune talent. L’interprète sait aussi prendre des risques et « oser » plusieurs perles chambristes de la musique française, d’autant plus méritantes qu’il s’agit de retrouver l’art d’un compositeur oublié, (injustement): Charles Koechlin. Son projet de défrichement a séduit la Fondation Lagardère qui en la nommant lauréate 2008, lui a offert de financer son projet d’enregistrement discographique. Le disque paraîtra en juin 2009. Entretien avec une artiste déterminée, ambassadrice volontaire de partitions à réécouter…

En quoi consiste l’aide et l’accompagnement de la Fondation Lagardère vis à vis de votre projet musical?

Au travers de sa Bourse Musicien (l’une des dix Bourses de Talent qu’elle attribue chaque année depuis 1989), la Fondation Lagardère aide un jeune artiste, âgé de moins de trente ans et ayant déjà quelque expérience en matière discographique, à financer la production d’un enregistrement – pour lequel il doit être parrainé par un label indépendant.

Je suis donc très reconnaissante aux membres de mon jury du précieux soutien (le montant de la bourse s’élève à 10 000 euros) qu’ils ont choisi de m’apporter – dans la conjoncture actuelle du marché discographique, de surcroît, qui tend à engendrer morosité et frilosité, et dans laquelle publier un disque relève du défi (tout particulièrement pour un jeune musicien dont la renommée n’est pas encore solidement assise) – pour l’enregistrement en première mondiale d’œuvres de musique de chambre de Charles Koechlin, que j’ai réalisé en compagnie du Quatuor Antigone le mois dernier pour le label Ar Ré-Sé et qui sortira début juin 2009. Un soutien qui valorise – ce dont je me réjouis profondément – cette démarche de découvreur qui est au cœur même de mon éthique d’interprète et de celle de la directrice artistique d’Ar Ré-Sé, Lydia Jardon (elle-même pianiste de grand talent dont la réputation n’est plus à faire): dans ses choix de répertoire, en effet, l’interprète révèle et affirme sa conception de son propre rôle, sa volonté singulière de contribuer (à sa modeste échelle) à « l’histoire de la musique » dans son sens le plus artistique et le plus vivant – en favorisant notamment la découverte de compositeurs rarement défendus, et injustement méconnus.


Pourquoi vous intéressez-vous à l’oeuvre de Charles Koechlin? Quelles sont les facettes de sa vie ou de son oeuvre qui vous touchent?

C’est Lydia Jardon (qui s’est donné pour mission en créant Ar Ré-Sé de « permettre à des artistes femmes de graver un répertoire original, voire inédit », pour reprendre ses propres mots) qui a déniché ces pages méconnues du répertoire de musique de chambre français de la première moitié du XX° siècle – éditant en première mondiale, en 2007, les Quatuors à cordes n°1 et 2 du compositeur avec le Quatuor Ardeo, puis sollicitant le Quatuor Antigone et moi-même pour la poursuite de l’aventure (enregistrement, toujours en première mondiale, de son Quatuor à cordes n°3 ainsi que de son Quintette avec piano).
Avec ses 226 numéros d’opus, Koechlin figure parmi les compositeurs les plus prolifiques de son époque mais reste, aujourd’hui encore, l’un des moins joués – et si son nom nous est familier, nous n’avons cependant de son imposante production qu’une connaissance extrêmement restreinte (voire purement livresque pour une partie d’entre elle, encore inédite). Nous sommes donc tentés de nous poser la question suivante: pourquoi donc un tel désintérêt vis-à-vis d’un homme d’une richesse pourtant hors du commun, connu pour son insatiable curiosité et son ouverture d’esprit (il s’intéressa aux mathématiques, à l’astronomie, la littérature, l’architecture, le cinéma…), sa générosité, l’ardeur de son engagement dans la promotion de la musique contemporaine (il participa en 1909, avec Maurice Ravel et Florent Schmitt entre autres, à la fondation de la Société Musicale Indépendante) – mais aussi son exceptionnelle maîtrise de l’écriture orchestrale, très vite reconnue par Fauré qui lui confia l’orchestration de Pelléas et Mélisande (musique de scène) et Debussy celle de Khamma (ballet), ainsi que son immense érudition (parmi les nombreux ouvrages théoriques qu’il nous a légués – sans oublier ses biographies de musiciens parmi lesquels… Fauré et Debussy –, son Traité de l’orchestration est constamment réédité et reste un ouvrage de référence, faisant dire à un compositeur et chef d’orchestre aussi renommé que Heinz Holliger – qui a consacré à Koechlin plusieurs enregistrements remarquables – qu’il est un « alchimiste des sons »)? Peut-être la notoriété de celui qui eut pour maîtres Massenet, Gedalge et Fauré, et entre autres illustres disciples Francis Poulenc, Germaine Tailleferre, Darius Milhaud et Roger Désormière, pâtit-elle aujourd’hui encore de cette indépendance qu’il revendiquait hautement (comme en témoigne l’épitaphe gravée sur sa stèle funéraire: « L’esprit de mon œuvre et celui de toute ma vie est surtout un esprit de liberté »), et qui le tenait à distance de tout dogme ou chapelle…

Un projet discographique contribuant à réparer une telle injustice, près de soixante ans après sa mort, était donc le bienvenu! Voyage d’une heure au cœur d’un univers foisonnant, dont l’originalité et la modernité n’ont pas fini de nous étonner: grande variété de climats (des atmosphères brumeuses, flottantes, oniriques, y côtoient joie et lumière des plus vives, traduites dans une verve tantôt quasi populaire, tantôt jubilatoire); audaces harmoniques engendrant une large palette de coloris, dont un Messiaen se souviendra; goût et maîtrise de l’écriture contrapuntique (dans laquelle transparaît l’immense admiration de Koechlin pour Bach), où le dessin de chacune des lignes est ciselé avec un soin extrême jusque dans les polyphonies les plus chargées; une conception du temps musical très novatrice (qui me semble préfigurer l’opposition temps strié / temps lisse définie plus tard par Pierre Boulez) – ouvrant nos oreilles occidentales à une dimension nouvelle par immersion récurrente dans un temps étale (esthétique redevable à divers voyages en Orient mais peut-être aussi à l’amour que l’homme portait à la Nature, à la contemplation de laquelle il aimait s’adonner – sorte de panthéisme dont témoignent nombre de ses œuvres); surprenant équilibre, enfin, entre rigueur et spontanéité – celui qui transposa dans le domaine de la composition des modèles de structuration issus de recherches architectoniques entreprises dans les années 1910 ayant pourtant toujours affirmé que « chacune de [s]es œuvres [était] une pièce unique dont le plan se trouv[ait] déterminé par l’évolution vivante des thèmes et des sentiments, par la vie même – et qui jamais ne fut décidé à l’avance, sinon parfois dans ses plus grandes lignes »… Un paradoxe fascinant, qui frappe l’interprète dès la première lecture.


Concernant sa musique de chambre, pouvez-vous nous préciser en quelques mots ce qui constitue l’attrait spécifique des oeuvres de Charles Koechlin que vous allez enregistrer?

Le Quatuor à cordes n°3 (1913-1921) et le Quintette avec piano op.80 (1908-1933) témoignent, de deux manières très différentes, des sentiments éprouvés par le compositeur face à la tragédie de la première guerre mondiale. Si le traumatisme y est indéniablement perceptible (moins dans le quatuor, du reste, que dans le quintette), il émane de ces pages une lumière étrange, une lueur d’espoir grandissante qui finit par nous mener, dans deux tourbillonnantes péroraisons, à l’expression jubilatoire d’un optimisme inébranlable.

Si le Quatuor à cordes n°3, d’une variété de ton mêlant dérision, sarcasme, mais aussi plénitude et fraîcheur (c’en sont en vérité les caractères dominants), présente un style concis et une liberté de construction qui témoignent d’une nette évolution esthétique du compositeur depuis l’écriture de ses deux premières œuvres pour la même formation, le Quintette avec piano, d’une envergure quasi symphonique tant du point de vue de la durée (40 minutes) que de la texture sonore (et que Koechlin considérait comme son chef-d’œuvre dans le domaine de la musique de chambre – chef-d’œuvre dont la composition s’est échelonnée sur une période de… 25 ans !), nous invite (pour reprendre ses mots) à « suivre avec attention et sympathie une lente progression » vers la lumière, du brouillard épais dans lequel nous plonge L’attente obscure de ce qui sera (1er mouvement) à l’éclosion finale de La joie (4ème mouvement) – retrouvée dans une communion avec le cosmos, une contemplation quasi extatique de La Nature consolatrice (3ème mouvement), si bienfaisante et régénératrice après L’assaut de l’ennemi – la blessure (2ème mouvement, lieu d’un scénario imaginaire). L’on y retrouve (… dans le Quintette, j’entends – car de vous à moi, je ne suis pas en mesure de parler davantage du Quatuor, dont je n’ai entendu que quelques bribes et que j’ai hâte de découvrir au disque !) les principales caractéristiques esthétiques décrites plus haut:

– un langage harmonique nouveau (mêlant tonalité, atonalité et modalité), supérieurement coloré, permettant une variété infinie d’éclairages – des multiples nuances de gris du 1er mouvement et de la noirceur du 2ème (qui s’achève sur un spectacle de désolation, un amoncellement de ruines et de cendres) au feu d’artifice final en passant par la lumière douce et irisée (quoiqu’encore un peu froide) du 3ème, qui nous procure un embryon de réconfort et d’espoir;
– la recherche de timbres inouïs: emploi fréquent de registres extrêmes (suraigu pour les cordes, très grave pour le piano), écriture témoignant d’un rejet de toute convention et de tout confort dans l’exécution instrumentale – ce qui a pour conséquence un accroissement de la tension émotionnelle et de l’intensité expressive;
– un travail sur la temporalité, mais aussi sur le motif et le dessin des lignes, d’une grande portée poétique: Koechlin opte, assez nettement me semble-t-il, pour un temps étale lorsqu’il veut évoquer la Nature (flux rythmique très lent, régulier et ininterrompu – notamment dans le 1er mouvement, dans lequel je perçois des nappes de brume se déplaçant très lentement, révélant quelques détails – d’un paysage imaginaire – pour les recouvrir aussitôt) ainsi que pour des lignes conjointes (ou des cellules giratoires mais stationnaires), et strié quand il évoque l’Homme, le situant dans l’écrin de la Nature et y élaborant des scénarios imaginaires – usant alors de motifs disjoints, à l’identité intervallico-rythmique plus marquée, qui m’apparaissent comme autant de visages et dans le travail desquels il puise un important ressort dramatique.

Chaque œuvre, pour Koechlin, était le fruit d’une longue maturation. Dense et subtile, elle ne peut se révéler dans toute sa richesse qu’au fil des écoutes, et exige (ou plutôt espère) de l’auditeur comme de l’interprète une patience (Fauré disait à son sujet: « Il faudra pour l’entendre un public qui ne soit pas pressé »…), un investissement à la mesure de l’« engagement total » du compositeur – « une des clés », selon Ludovic Florin, « [de son] monde intérieur ».

Propos recueillis en janvier 2009 par Alexandre Pham

6 dates-clés du parcours de Sarah Lavaud

1996
Rencontres avec François-René Duchâble et Bruno Rigutto.
Médailles d’Or et Diplôme avec félicitations (piano, musique de chambre, harmonie-écriture) au CNR de Lyon.

2001
Prix de piano, mention TB, au CNSM de Paris.
Rencontre avec Jean-Claude Pennetier.

2003
Découverte de la musique pour piano de Janáček.
Rencontre avec Maria Curcio.
Concerts aux festivals de La Roque d’Anthéron (avec Christian Ivaldi, Emmanuel Strosser et le Trio Wanderer, dans le cadre des Ensembles en Résidence) et Piano en Valois.

2004
2ème Prix au concours Città di Pinerolo, Médaille à l’unanimité au concours Maria Canals (Barcelone), 3ème Prix et Prix Spécial au concours Francis Poulenc. Publication d’un CD Découverte avec le magazine Classica (mai). Prix d’Analyse Musicale, mention TB avec félicitations, au CNSM de Paris.

2006
Récitals à l’étranger: Espagne (Barcelone) et Italie (festivals Lediecigiornate di Brescia et Armonie Sotto la Rocca).

2008
Récitals: festival Solistes aux Serres d’Auteuil, Maison de Radio France (concert enregistré par France Musique). Enregistrement en première mondiale du Quintette avec piano de Charles Koechlin pour le label Ar Ré-Sé. Bourse Musicien (Prix Spécial) de la Fondation Jean-Luc Lagardère.


cd

A paraître en juin 2009, Charles Koechlin: musique de chambre. Quintette avec piano, Quatuor à cordes n°3. Avec l’Ensemble Antigone: Floriane Bonanni et Saori Furukawa, violons. Aurélia Souvignet-Kowalski, alto. Pauline Bartissol, violoncelle. Enregistrement: 3, 4 et 5 décembre 2008 – studio Tibor Varga, Sion (Suisse) (1 cd Ar Ré-Sé)


agenda 2009

13 janvier 2009: Conservatoire Maurice Ravel (13ème arrondissement) – PARIS
« Au-delà de l’accord »: concert-conférence avec Hélène Cao, conférencière et Béatrice Reibel, violoncelle.
Œuvres de Bach, Debussy et Messiaen.

24 janvier 2009: Festival Carré d’As – CHARTRES
Violoncelle/piano et piano seul – avec Béatrice Reibel, violoncelle
Œuvres de Bach, Messiaen, Debussy et Chostakovitch.

5 février 2009: Ecully Musical – ECULLY (Rhône)
Œuvres de Haydn, Clementi, Beethoven et Schubert.

8 mars 2009: Carnegie’Small – PARIS
Trio avec Amanda Favier, violon et Ingrid Schoenlaub, violoncelle
Œuvres de Clarke, Bloch et Mendelssohn.

10 mars 2009: Théâtre de CHARTRES
Concert-conférence autour de l’œuvre pour piano de Leoš Janáček.

3 avril 2009: Salle Molière – LYON
Programme à préciser (récital).

30 mai 2009: Hôtel de Soubise – PARIS
Trio avec Amanda Favier, violon et Ingrid Schoenlaub, violoncelle
Programme à préciser (Clarke, …).

18 juin 2009: Festival des Jeudis Musicaux en Pays Royannais (Charente Maritime)
Avec Diana Ligeti, violoncelle
Œuvres de Beethoven, Debussy et Rachmaninov.

Juillet 2009 (date à préciser): France Musique
Diffusion du récital donné le 12 novembre 2008 à la Maison de Radio France
Œuvres de Janáček, Beethoven, Mendelssohn, Granados et De Falla.

3 août 2009: Festival Musiciennes à Ouessant
Quintette avec Amanda Favier et Elsa Grether, violons; Cécile Grenier, alto; Ingrid Schoenlaub, violoncelle
Œuvres de Vivaldi et Farrenc.

5 août 2009: Festival Musiciennes à Ouessant
Trio avec Amanda Favier, violon et Ingrid Schoenlaub, violoncelle
Œuvres de Schubert et Farrenc.

Crédits photographiques: Sarah Lavaud © Y.Coupannec

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