Politique et pouvoir de la beauté
Le décor et lieu unique de cet opéra sans femmes : un formidable vaisseau de guerre de la marine britannique en fin du 18ème siècle. Le fonds de scène est ouvert et le soleil se couche dans l’axe en éclairant le mythique paysage du Nouveau Mexique : les montagnes deviennent ainsi la mer du Nord…. Trois ans après son très acclamé Peter Grimes (2005) ici même à Santa Fe, Paul Curran retourne aux sagas marines de Britten et Melville-Forster : l’histoire du « séraphique jeune marin qui tombe de grâce» sous les mensonges du maître d’armement Claggart. La conception de Curran est classique, littérale mais intelligente. Le riche matériau littéraire, psychologique et musical est à l’état brut ; les acteurs bien dirigés ; les mouvements des marins sur le pont et perchés au haut du mat ou sur les haubents, impressionannent de réalisme et précision ; le HMS Indomitable est parfaitement reproduit et les changements de décor—du pont dans la soute des marins ou la cabine du commandant Vere, et vice-versa—en parfaite synchronie avec les extraordinaires interludes de Britten.
Le premier acte est d’une grande intensité visuelle et dramatique, avec en particulier les scènes entre Claggart et le novice dont le dos apparaît violemment strié des coups, dans les confrontations avec Billy, et le superbe monologue de Claggart « I will destroy you ». Au deuxième acte, l’intensité diminue pourtant. Au fil des 150 minutes, le décor fonctionne moins bien, semble figé : dramatiquement, c’est à l’acte 2 que cet effet statique apparaît, par exemple dans la grande scène de la bataille manquée par l’arrivée d’un brouillard dense, brouillard qui est dans l’air comme dans les esprits perturbés de Claggart, Vere, etc. Curran et son scénographe Robert Innes Hopkins révèlent parfaitement l’impatience et l’enthousiasme de l’équipage préparant les canons, mais le réalisme littéral de Curran tombe à froid : le brouillard n’apparaît pas, ni physiquement ni psychiquement, et on y croit moins. Même problème avec l’homme à la barre qui semble trop immobile, ou dans la scène finale où Billy est pendu à l’aube et apparaît en ombre derrière une grande voile… L’émotion ne passe pas tout à fait.
Malgré ces réserves, il y a dans cette production une générosité, intensité, quasi-religiosité—Billy Budd est après tout une grande parabole et refléxion sur l’ambiguité et la question du bien et du mal—qui rendent cette soirée émouvante. Edo de Waart, de retour à Santa Fe comme nouveau directeur musical, et le talentueux orchestre révèlent toutes les beautés et complexités d’une œuvre dont le mélange de modernité et tradition en fait un des chefs d’œuvre de l’opéra du vingtième siècle. Le néo-zélandais Teddy Tahu Rhodes habite le rôle-titre physiquement et musicalement : son allure et musculature athlétiques lui donnent une grande crédibilité dramatique et son jeu de scène habile (souvent suspendu dans les cordes) souligne une interprétation en nuance qui ne fait pas de Billy un simple être angélique, näif ou innocent. Il y a quelque chose de plus « politique » dans son interprétation qui donne plus d’importance à son chant « The Rights o’ man » (droits de l’homme : rappelons que l’opéra se passe en 1797 pendant la guerre napoléonique) qu’à l’homosexualité latente ou refoulée de ses supérieurs. Est-il un grand Billy ? Peut-être mais il lui reste à travailler un manque de puissance et plus d’émotion dans l’aria final.
Peter Rose domine la scène en Claggart, le maître d’armes qui détruit Billy, et son interprétation de ce Scarpa marin est remarquable de puissance et mesure à la fois : pas d’exagération ni de caricature et le personnage reflète toute l’ambigüité qui a fait couler l’encre depuis 50 ans. Dans le rôle du capitaine de vaisseau Vere, William Burden renforce le côté politique et apaise l’aspect homoérotique qu’on lui attribue aussi : la loi semble être sa grande motivation et le ténor, un spécialiste de Britten, en rend superbement toute sa terrifiante « neutralité ».
Le reste du cast est optimal, en particulier le novice de Keith Jameson et le Dansker de Thomas Hammons. Les chœurs dirigés par Susanne Sheston complètent le succès public de cette importante production.
Santa Fe Festival. Santa Fe Opera le 25 juillet 2008. Benjamin Britten (1913-1976): Billy Budd, 1951 (ici dans la version révisée en deux actes de 1960). Avec William Burden (Captain Vere), Teddy Tahu Rhodes (Billy Budd), Peter Rose (John Claggart), Thomas Hammons (Dansker), … Orchestre et choeurs du Festival d’Opéra de Santa Fe. Edo de Waart, direction. Susanne Sheston, chef des choeurs. Mise en scène: Paul Curran. Décors et costumes: Robert Innes Hopkins.