piano
vendredi 9 mars 2012 à 20h
Bach, Beethoven, Chopin, Szymanowski
Un jeune et très reconnu pianiste ? Mais le Gotha européen croule sous les noms d’interprètes plus parfaits les uns que les autres…sinon un rien sortis du même moule impeccable. On aime donc bien les irréprochables mais discrets et inventifs dans leur manière d’être et de choisir des programmes en miroir de leur personnalité. Voici à Lyon Rafal Blechacz, hyper-lauréé Chopin, mais qui de Bach en Beethoven et bien sûr Chopin, nous fait aussi saluer la géniale Pologne d’un relatif oublié, Szymanowski…
La Loi du…Marché, les…gagneurs
Qu’est-ce qu’un grand interprète ? Et ne faut-il d’abord pas être – ou avoir été – insolemment jeune pour accéder à ce statut qui vous placera bientôt au dessus de la mêlée ? Mais encore, « bientôt » ? Et quand on a réussi une « entrée de scène fracassante », peut-on rester au dessus de cette mêlée autrement appelée struggle for life, lutte pour la vie ? Sous prétexte que ce n’est pas seulement en « affaires » qu’il faudrait avoir un tempérament de…, oh le vilain mot, il paraît que ça se prononce aussi pour la Loi du…, oh encore un gros mot que naguère on eût rougi de se laisser à écrire en matière artistique, la Loi du… Marché, et si je continue à faire état de mes scrupules je n’arriverai pas au bout de mon premier paragraphe, donc…un tempérament de… gagneur, voire de tueur. D’ailleurs, pour les jeunes à coup d’éclat initial, on peut avoir « la chance » que cela se produise à l’insu du plein gré, contre une injustice dénoncée : ainsi en fut-il pour Ivo Pogorelich, écarté de la finale du Prix Chopin à Varsovie (1980), mais si ardemment soutenu par Martha Argerich qui démissionna du jury, « aidant » ainsi à lancer la carrière internationale d’un pianiste d’exception , au style violemment personnel (et qui devait ensuite connaître un destin tourmenté, c’est une autre histoire)…
Fièvre quarte d’autosatisfaction ?
Mais tous les jurys ne sont pas sourds ou si partiaux, et on peut « jouer avec eux », question de tempérament aussi…. Un Rafal Blechacz, aujourd’hui « âgé »…de 27 ans, fut le premier Polonais –depuis Krystian Zimerman, qui avait, lui, « gagné » en 1975, et rappelons que ce prix Chopin n’est décerné que tous les cinq ans… – à triompher en Varsovie… Et dans quelles conditions, qui eussent pu lui communiquer une fièvre quarte d’auto-satisfaction : en 2005, le jury couronnant le jeune Polonais d’un Premier Prix ne donna même pas de Second Prix pour marquer la distance d’avec les autres concurrents… Et « ce fut un événement en Pologne, nous n’avons pas mesuré cela en France : le nouveau lauréat est alors devenu héros national, comme l’avait été en son temps Zimerman » … Fierté nationale oblige pour la patrie de Chopin (encore que, si on réfléchit un peu, « rien de ce qui est chopinien » ne devrait en Hexagone nous laisser « indifférent » !), mais après cette distinction hors du commun, encore faut-il trouver la suite de son chemin.
A corps et âme perdus
Surtout, diront les esprits un peu grincheux, en une époque où la « perfection instrumentale des jeunes prodiges » est telle, mais souvent si « formatée », que « l’ennui « risque de (re) « naître un jour d’uniformité » virtuose. Cherchez donc, dès lors qu’est acquise la renommée, une véritable personnalité, évidemment hors de toute extravagance médiatique inspirée par le Comm-Circus. Et c’est là que Rafal Blechacz semble s’inscrire en une vérité hautement louable : bien sûr, il y a une sonorité, reconnaissable entre vingt-cinq qui se voudraient conquérantes-et-sans-répit. Mais une sonorité en sa signification vaste, spirituelle, de résonances d’esprit. Qu’on écoute « sa » 1ère Ballade (elle figure au programme lyonnais) : douceur initiale, – au-delà du charme, ou alors en prenant l’étymologie latine du terme, l’incantation -, place laissée au silence qui est de pure réflexion avant de s’engager à corps et âme perdus en chevauchée lyrique…
Travailler et réfléchir en humilité
C’est que – ô miracle, diront les grincheux qui ont tendance à « vitupérer l’époque » -, celui qui sait « gagner » sans les défroques du gagneur « prend son temps ». R.Blechacz a même continué ses études de philosophie, nous dit-on, et « continue à travailler avec humilité, réfléchissant aux œuvres qu’il choisit ». Cette attitude de réserve, de non-emballement, de concentration interrogatrice des auteurs et des œuvres, évoque « celle de son aîné autrichien, Till Fellner ». Ce « rejet du clinquant, ce dédain de la virtuosité ostensiblement virile ou débridée, et déjà cette somme de richesses et d’idées », pourvu que cela résiste au…temps et à la renommée qui ne se dément pas et lui vaut de prestigieuses invitations orchestrales à jouer les concertos, de Russie en Hollande, de Belgique en Japon…
La puissance corrosive du temps
Ce chopinien de naissance et de travail n’aurait-il pas le don que George Sand reconnaissait à Frédéric : « il fait parler à un seul instrument la langue de l’infini » ? « J’ai conquis les savants et les sensibles », disait aussi Chopin…que Heine appelait le « Raphaël du piano-forte », ce qui était bien vu en esthétique de l’harmonieux classicisme et contre le tumulte baroque de Michel-Ange. Que l’on regarde le programme de « Rafal » Blechacz en récital lyonnais : du Chopin, bien sûr (la 1ère Ballade, donc, et les deux Polonaises de l’op.26), mais un regard vers le Père Fondateur, J.S.Bach (la 3e Partita). Et dans Beethoven, la 7e Sonate, sans doute avant la « Pathétique » (op.13), la plus forte des trois op.10. et de toutes celles antérieurement écrites par le jeune Ludwig. Le largo de la 7e est particulièrement impressionnant en son climat méditatif : « l’un des chefs-d’œuvre de Beethoven, expliquait le compositeur André Boucourechliev dans son petit (grand) ouvrage sur le Père de la IXe Symphonie (une bonne lecture : à (re)commander aux éditions du Seuil !) ». On renvoie le lecteur à ces pages superbement introductrices à la grandeur musicienne, pour « pénétrer dans la chimie où se distillent ces états d’une âme en proie à la mélancolie, avec ses différentes nuances de lumière et d’ombre, selon Beethoven lui-même » : l’écriture ici met en cause le temps écoulé, Beethoven transcrit la puissance corrosive du temps. »
Entre Chopin et Penderecki
C’est peut-être la partie « moderne » et polonaise du programme qui intriguera davantage l’auditeur. A la question : « qui entre Chopin et les Polonais « contemporains XXe » , Penderecki, Lutoslawski ? ». il n’y a pas si longtemps que le mélomane averti donne sa vraie place à Karol Szymanowski (1882-1937), personnalité parfaitement originale mais non marginale comme l’ont mentionné certaines histoires de la musique de période intermédiaire… Côté biographique, celui que Arthur Rubinstein décrivait « avec l’allure d’un diplomate plus que d’un musicien », Szymanowski retient l’attention par son enfance familiale très artistique, son apprentissage de la composition tiraillé entre wagnérisme, polyphonisme savant , désir de groupe national (« Jeune Pologne en musique ») et debussysme. On ne saurait oublier son ardeur vers une culture de plus en plus ouverte sur l’Antiquité grecque et romaine, (il écrivit même un roman, Ephebos, dont la méditation sur la beauté et la sensualité font penser au voyage d’Aschenbach conduit par Thomas Mann vers sa Mort à Venise, via le beau Tadzio), la chrétienté primitive, mais aussi l’Islam. Après la Guerre Mondiale, compositeur désormais reconnu en Europe, il accepta dans son pays des responsabilités institutionnelles (Conservatoire de Varsovie) qui tournèrent court ; grand voyageur (de l’Amérique du Nord à l’est de l’Europe), il dut à la fin de sa vie se replier sur l’Europe du Centre. Ruiné, en proie à ce qu’on dirait aujourd’hui des addictions (tabac, alcool, et probablement autres drogues), il termina sa vie (1937 : la même année que Ravel) quasi miséreuse dans un hôpital suisse, et là « se mêlèrent avancée de la maladie, isolement et désillusion » (selon son biographe Francis Pott).
La note bleue polonaise

Lyon, Auditorium, vendredi 9 mars 2012, 20h. Rafal Blechacz, piano. J.S.Bach (1685-1750), 3e Partita ; Beethoven (1770-1827), 7e Sonate ; Chopin (1810-1849), Ballade op.23, Polonaises op.26 ; Szymanowski (1882-1937), 1ère Sonate.
Information et réservation : T.04 3724 11 66 ; www.lesgrandsinterprètes-lyon.fr ; T. 04 78 95 95 95 ; www.auditorium-lyon.com

le piano (Prélude – Sarabande – Toccata), Estampes (Pagodes – La Soirée
dans Grenade – Jardins sous la pluie) ; L’Isle joyeuse. Karol
Szymanowski (1882-1937): Prélude et Fugue en do dièse mineur, Sonate en
ut mineur, op. 8. Rafal Blechacz, piano. 1 cd Deutsche Grammophon, enregistrement réalisé à Hambourg en janvier 2011. Sortie: le 20 février 2012. Lire notre critique intégrale du nouvel album de Rafal Blechacz (1 cd Deutsche Grammophon)