Piotr Illyitch Tchaïkovski
Eugène Onéguine, 1879
Arte
Lundi 12 janvier 2009 à 22h30
Production en provenance du Bolchoï. Mise en scène: Dmitri Tcherniakov. Direction musicale: Alexander Vedernikov. Solistes, orchestre et choeur du Théâtre du Bolshoï de Moscou. Opéra enregistré en septembre 2008 sur la scène du Palais Garnier à Paris. 2008, 2h40 mn. Réalisation: Chloé Perlemuter.
Etres inadaptés et suicidaires
La production en 6 représentations, présentée à l’Opéra de Paris, met en avant un élément unique: une immense table de salle à manger (pour les I et II), puis table de réception et d’apparat dans une ambassade à Saint-Pétersbourg. Ce snt des occasions régulières pour des célébrations collectives: réunions dans un foyer de retraités, maison du peuple, repas, noces, banquets… La table dessine un cadre social où se jouent en une fresque symbolique, les déchirements muets, les conflits tragiques (la scène du duel entre Lensky et Onéguine, amis/ennemis, se fait lutte d’où part un mauvais coup de fusil…). Tcherniakov prête une attention millimétrée (superbe direction d’acteurs) à tous ces gestes infimes et ténus, dans lesquels se glissent l’expression et le constat d’un échec personnel, une blessure tenace qui affleure… Il fait de chaque épisode, une superbe comédie humaine à la Balzac, dont la cohérence scénique tient essentiellement au motif récurrent et centralisateur de la table.
La vision est pénétrante, implacable. Onéguine, dandy cynique, incapable en amour, et Tatiana l’amoureuse romantique sont des étrangers au sein d’une société festive et artificielle. Voyez comment Onéguine pénètre dans la salle du banquet quand tous les convives sont attablés chez Tatiana devenue princesse: invité non désiré, lépreux atypique qui doit s’imposer littéralement pour trouver une chaise puis se faire reconnaître (accepter) de certains convives… Le tableau social devient théâtre des hypocrisies les plus blessantes.
La troupe du Bolchoï souligne le pessimisme de la partition, un opéra composé pendant l’écriture de la Symphonie dite du destin, la Symphonie n°4. De fait, l’amertume et la rage impuissante qui s’expriment dans le chant d’Onéguine et de Tatiana qui séparés ne peuvent pas se retrouver (alors qu’ils savent qu’ils sont faits l’un pour l’autre), le sentiment d’une impossibilité suicidaire exprimeraient-ils en définitive la clé de la musique de Tchaïkovski?
Mortifère, portée vers une mélancolie dépressive, par des protagonistes accablés, démunis, « défaits » sous le poids du destin et de la fatalité… la mort et l’appel à la fin demeurent un fil ténu mais toujours présent d’un bout à l’autre de la production magnifique venue du Bolchoï.
Pour le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, la lecture musicale qu’offre Tchaïkovski d’après le roman de Pouchkine intensifie l’inadaptation de l’héroïne dans le monde qui est le sien. Tatiana est une autiste qui n’a aucun lien avec le monde dans lequel elle vit (même si elle réussit un mariage enviable). Etre sacrifié et déchiré, elle souffre… C’est elle qui est le personnage principal du drame et non Onéguine. Musicalement, Tchaïkovski lui a réservé sa meilleure musique: il y a bien une césure totale entre la jeune femme et la société qui l’entoure. A ses côtés, la musique de Tchaïkovsky exprime compassion et tendresse.
La mise en scène (unitaire, fine, intelligente sans décallage) et les chanteurs restent captivants, rares acteurs d’un esprit de troupe qui manque tant à la plupart des productions actuelles. Dommage qu’en réponse à une telle réalisation, vocale et théâtrale, (très belle cohérence des chanteurs), la direction du chef et l’orchestre demeurent plus narratifs qu’intenses et dramatiques. Excellent spectacle… qui est sans réserve notre événement télé de janvier 2009. A ne pas manquer.
Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893: Eugène Onéguine. Scènes lyriques en trois actes et sept tableaux (1879). Livret de Piotr Ilyitch Tchaikovski et Constantin S. Chilovski d’après le poème d’Alexandre Pouchkine
Direction musicale: Alexander Vedernikov
Mise en scène et décors: Dmitri Tcherniakov
Costumes: Maria Danilova
Lumières: Gleb Filshtinsky
Chef des Choeurs: Valery Borisov
Madame Larina: Makvala Kasrashvili/Irina Rubtsova
Tatiana: Tatiana Monogarova / Ekaterina Shcherbachenko
Olga: Margarita Mamsirova / Svetlana Shilova
La Nourrice: Emma Sarkisyan / Irina Udalova
Lenski: Andrey Dunaev / Roman Shulakov
Eugène Onéguine: Mariusz Kwiecien / Vasily Ladyuk / Vladislav Sulimsky
Illustration: Tatiana seule assise à l’immense table (DR)