Les grands mythes ont leur part d’ombre et de lumière. Pour l’auteur, de l’Académie Française, le cas Karajan est même shakespearien. Son destin le hisse au sommet, au prix de traversées moins vertueuses bien que glorieuses. On ne cessera de mettre en avant, y compris quelques années avant sa mort en 1989, son passé hitlérien, non sans raison. Le nazisme du maestro est une donnée historique de sa carrière et l’on aurait assurément tort de l’écarter de toute biographie, ce que fait avec tact et objectivité Pierre-Jean Rémy. Au cours du texte, le lecteur découvrira les sept vies de Karajan, plutôt ses sept facettes chronologiques qui permettent d’approcher l’homme dans sa complexité contradictoire et aussi tous les aspects de ses passions et de ses exigences.
C’est d’abord, « l’enfance d’un chef », puis « L’adolescent » qui salzbourgeois, apprend l’amour de la musique et des chanteurs au moment du Festival créé depuis 1922, « l’étudiant » (à Vienne, à partir de 1926)… Le tremplin et le premier poste se dessine en 1921, quand il devient chef permanent à Ulm, ce sont les années d’apprentissage… Au fils des pages, l’auteur précise comment tout entier et déterminé qu’il fut, sur le plan de la musique, Karajan est aussi le produit d’un foyer mélomane, son père Ernst l’a toujours soutenu et vivement stimulé dans sa vocation musicale. Pendant les années hitlériennes, le chef d’abord favorisé sent le vent tourner en 1943/1944… « Angoisses à Berlin », puis « la fuite », hors d’un Berlin d’apocalypse, détruit par la chute du IIIème reich… suivront évidemment, comme pour Furtwängler, le grand rival de Karajan, les « procès » en dénazification, celui de « K » dura deux années après la fin de la guerre… Passionnante à ce titre, l’évocation de ce « front commun », un moment envisagé par les deux chefs, tous deux honnis en Amérique, qui décident de se rencontrer à l’hiver 1946/47… Voilà qui nuance sensiblement la connaissance de leurs vrais rapports D’ailleurs, l’envolée suivante de Karajan, ne pourra se réaliser qu’après le décès de Furtwängler, en 1954. C’est alors que le Karajan conquérant, impérial se dévoilera après des années de travail et de repli assumé… L’auteur détaille précisément les années où le chef retrouve à Londres, le Philharmonia et l’appui sans limites de Walter Legge…
Enfin la période faste, de 1958 à sa mort, de 50 ans jusqu’à la fin, brosse la figure du chef mythique dont l’aura et le charisme paraissent irrésistibles autant que totalitaires, entre Vienne, Berlin et Salzbourg. Tout est dit, avec détails et sens de l’analyse comme de l’anecdote, permettant au lecteur de se faire sa propre opinion, entre des facettes et des entrées multiples: le roi du disque, l’empereur à Salzbourg, la constitution d’un répertoire symphonique, lyrique, de musique chorale et sacrée, l’obsession de la technologie, de l’enregistrement, du son et du cinéma, ses chanteuses favorites, ses chefs estimés, ses disciples: aujourd’hui les plus respectés tels Barenboim, Abbado, Osawa, Gergiev… Divorce avec Berlin, retour d’affection pour Vienne, crise philosophique voire spirituelle, l’homme garde son mystère malgré la foule d’épisodes finement restitués. La lecture se révèle passionnante car c’est bien une légende dont il est question, pas si ancienne cependant, mais dont l’héritage reste unique et singulier, dont la richesse demeure elle aussi à comprendre, découvrir, mesurer. La légende Karajan, en cette année 2008, celle de son centenaire, est belle et bien vivace. Ce livre, fidèle miroir de son histoire, suscitera de nouvelles vocations.
Pierre-Jean Rémy: « Karajan, la biographie« . (éditions Odile Jacob, janvier 2008, 473 pages)
