Comme le souligne Philippe Olivier dans la préface qui est un long préambule explicatif sur la pertinence de la présente biographie, ancienne (à l’époque écrite au moment de la disparition du chef) mais traduite pour la première fois en français, son auteur (né en 1970) avait 19 ans quand il l’a rédigée: « Cette seule indication est un gage d’indépendance ». Quand la plupart des biographes du grand « K » tels Bachmann, Vaughan, Osborne ont abordé « le mythe Karajan » en l’approchant, ce qui n’a pas manqué d’instrumentaliser leur propos d’une manière ou d’une autre, Peter Uehling de son côté n’a jamais connu le chef et son regard comporte un recul critique qui fait tout l’intérêt des chapitres. Cette distanciation d’ailleurs se révèle même féconde tant elle aborde sans apriori ni parti pris, toutes les facettes de la personnalité si complexe de l’homme, du musicien, de l’esthète, être solitaire, travailleur autodiscipliné, d’une rare réserve voire d’une timidité tenace… Uelhing exprime la vision d’un allemand qui se pose la question de l’identité et de l’histoire allemande dans une période particulièrement noire sur le plan humaniste et moral.
Il brosse le portrait d’un animal politique, manipulateur et calculateur dont la résistance aux événements, un amour du défi et de l’exploit accompli, mènent d’Ulm, à Aix la Chapelle, de Berlin jusqu’aux coulisses du pouvoir hitlérien dont l’auteur ne cache rien de l’allégeance de l’ambitieux chef à l’idéologie culturelle et politique officielle. Il est inutile de se voiler la face comme ailleurs: faire de la culture à l’époque nazie revient à faire de la politique. Karajan fut lui-même instrumentalisé par le « jeune » pouvoir hitlérien: sa figure aryenne incarnait alors l’élan nouveau de la refondation impériale et nationaliste. C’est d’ailleurs sa ténacité juvénile, distinguant alors sa direction qui est mise en avant, en particulier face au vénérable Furtwängler, alors personnalité authentiquement allemande qui se montre moins soumise à la dictature national-socialiste…. Mais les choses ne sont jamais si tranchées et Karajan eut aussi des difficultés avec le régime d’Hitler, ce dernier finissant par « interdire » le chef à l’Opéra d’état de Berlin, arès une direction calamiteuse des Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Wagner (1939)…
Outre la chronologie de la carrière et les étapes d’une vie qui ne connut qu’un seul but: être le premier, et qu’une seule passion: la divine musique, les apports du texte sont multiples, en particulier sur le plan esthétique et de ce qui relève de l’interprétation Karajan: évidemment les analogies et les points de désaccord avec Furtwängler reviennent de façon régulière; Uehling s’intéresse aux aspects de l’interprétation qui ont frappé les auditeurs et les critiques, expliquant que le labeur du chef fut peu à peu reconnu et indispensable: clarté, légèreté, articulation… Tout indique, entre Toscanini et Furt, une vision spécifique. Celle-ci sera d’autant plus explicite et analysée sur la durée dans le domaine symphonique et à l’opéra. De ce point de vue, l’analyse de sa direction des Maîtres Chanteurs dès 1939, avec la Staatskapelle de Berlin, comparée à celle des anciens tels Furt, Böhm, Knappertsbusch, montre tout l’apport des répétitions et de cette discipline en profondeur qu’impose le chef à ses musiciens… Karajan est bien celui qui a construit pas à pas le son des orchestres qu’il a dirigés (Philharmonia de Londres auquel un chapitre entier est légitimement dédié, Simphoniker de Berlin, puis Berliner Philharmoniker lequel bénéficie également d’un volet entier, Wiener Philharmoniker, etc…). Cet aspect prend tout son sens quand l’heure de la reconnaissance européenne ayant sonné, le chef omnipotent à Vienne, Berlin et Salzbourg dirige la musique en Europe, du milieu des années 1960 jusqu’à sa mort en 1989. Le lecteur apprendra beaucoup des chapitres complémentaires, thématisés, dévoilant (aux côtés des facettes mieux connues comme l’intérêt pour la technologie, le studio, le cinéma…) des aspects souvent sous-traités par ceux qui entendent évoquer le legs Karajanesque: la place de l’opéra, le répertoire du XXème siècle, l’admiration pour les compositeurs français dont Debussy…
Travail à l’Opéra de Vienne (jusqu’à sa démission le 8 mai 1964 dont témoigne l’enregistrement historique de La Femme sans ombre récemment réédité par Deutsche Grammophon), refondation des lignes artistiques du Festival de Salzbourg (plus de musique, moins de théâtre), autour des opéras (avec les fameuses répétitions en play back, pour le grand bonheur de Dietrich Fischer-Dieskau ou agaçant Birgit Nilson!), création d’un festival Wagner (festival de Pâques de Salzbourg), et travail spécifique sur le théâtre wagnérien, … Uehling s’intéresse et même décortique de l’intérieur et sous le filtre musical, le système et la direction de Karajan.
Avec le recul, ce touche à tout génial qui a pensé la musique comme nul autre, en terme d’image de théâtre autant qu’en terme de sonorité, dirigeant tout d’une main de fer (mise en scène, montage, lumière, son, etc…) fut un homme passionné par l’opéra: le témoignage de José Carreras, Mirella Freni ou Christa Ludwig montre combien le chef savait diriger l’orchestre afin de rendre totalement libre le soliste sur la scène… une complicité miraculeuse dont chacun témoigne et qui nous paraissant pour nous aujourd’hui impensable, d’autant plus sous la tyrannie de quelques metteurs en scène, a porté ses fruits, heureusement fixés au disque, comme l’intégrale des oeuvres vocales, lyriques et sacrées, éditée par Emi Classics à l’occasion du Centenaire Karajan en avril 2008, nous l’a rappelé, en un coffret événement: the complete Emi recordings: 1946-1984: opera & vocal », 72 cd Emi Classics. La lecture est captivante grâce à un texte pertinent qui tout en ne cachant rien de l’activité contestable de l’homme, décortique le style Karajan, musicien esthète, travailleur et découvreur infatigable. Uehling lève le voile sur un monstre sacré de l’interprétation des oeuvres en s’appuyant sur de nombreuses citations de ses enregistrements et de son legs enregistré et filmé. Le texte complètera utilement la lecture d’une autre biographie, plus récente, parue aux éditions Odile Jacob, signé Pierre Jean Rémy: « Karajan, la biographie » (parue en mars 2007).
Nous devons à Philippe Olivier, directeur chez Hermann, de la collection « Points d’orgue » (dont fait partie la présente édition biographique) un remarquable dictionnaire/guide sur le théâtre de Wagner (Philippe Olivier: « Wagner, Manuel pratique à l’usage des mélomanes », éditions Hermann Musique, paru en novembre 2007).
Peter Uehling: « Karajan ». Traduit de l’Allemand par Paul Gérard. Postface de Paul Badura-Skoda. 525 pages.