L’opéra de Nice conclut sa saison lyrique en explorant les rapports du poète symboliste Maurice Maeterlinck et de l’opéra. Un Pelléas très convaincant avait marqué la première étape de ce cycle passionnant. A partir du 26 mai, Ariane et Barbe Bleue mise en musique par Paul Dukas devrait marquer un nouveau jalon de cette exploration thématique qui met en avant un ouvrage majeur de l’opéra français, mais aussi l’initiative avisée du Théâtre Niçois.
Paul Dukas (1865-1935)
« La véritable force de l’originalité est dans l’inconscience » : la phrase que le musicien français a prononcé, dévoile la quête d’un auteur insatisfait des cadres préétablis et des normes reconnues.
Maniant la synthèse, peut-être davantage que Debussy, qui paraîtrait encore trop submergé par le souvenir –conscient ou inconscient- de Parsifal, Paul Dukas ouvre des perspectives nouvelles, dans le sillon tracé par la révolution du Pelléas de Debussy. Messiaen qui fut l ‘élève de Dukas, a laissé des commentaires pertinents sur la signification et le symbolisme d’Ariane et Barbe-Bleue. Tout en soulignant combien Ariane est une œuvre emblématique du conflit fondateur entre les ténèbres et la lumière, l’auteur de Saint-François d’Assise, voit en Dukas son professeur, un homme de synthèse, déchargeant l’écriture des influences étrangères. Autant d’aspects de l’œuvre d’un musicien dont peu connaissent la juste place parmi les musiciens qui ont marqué le début du XXème siècle.
L’auteur de l’Apprenti sorcier, rendu célèbre par Fantasia des studios Disney, reste méconnu. L’offrande par l’Opéra de Nice, de son opéra, Ariane de Barbe-Bleue nous donne l’occasion de dresser le portrait d’un compositeur aussi exigeant que discret voire secret. Debussyste, le défenseur de Pelléas, devait tôt ou tard, être sensible comme son contemporain, à la poésie mystérieuse et allusive de Maeterlinck. Après la révolution lyrique du Pelléas de Debussy, Dukas s’intéresse au mythe d’Ariane dont il a confirmé commande au poète gantois. L’œuvre de Dukas sera créée en 1907, soit cinq après le Pelléas de Debussy.
Frère des climats suggestifs et de ce non-dit énigmatique qui compose la texture musicale des œuvres de Claude Debussy, Dukas écrira avec d’autant plus d’émotion, comme un hommage au musicien disparu, sa Plainte au loin du Faune composée au lendemain de la mort de Debussy.
Initialement destiné à Grieg qui déclina l’offre, Ariane et Barbe-Bleue revint à Paul Dukas. Celui-ci précise l’enjeu esthétique de l’ouvrage qu’il compose, conte lyrique et non opéra. Pour le musicien, Ariane fait l’expérience de la délivrance, non d’une situation mais d’elle-même. Si la jeune libératrice souhaite défaire de leur servitude, les cinq épouses auxquelles elle succède, elle comprend que, ne pouvant en définitive rien pour elles, elle doit elle-même se délivrer d’une situation oppressante pourtant totalement consentie par ses victimes passives.
La force de l’ouvrage puise sa justesse par la volonté de peindre en définitive la solitude de l’héroïne. Son désarroi et son impuissance face à une situation sur laquelle elle ne peut avoir de prises.
Le seul être réceptif à la volonté de la jeune femme serait Barbe-Bleue que la résistance puis la compassion d’Ariane aurait évéillé à un sentiment de conscience critique : en lui, naît le pur sentiment d’amour lié au respect que lui inspire la figure de cette épouse qui rompt le cercle de l’animalité. L’humanité de la jeune femme, son courage et sa force d’âme, offre à l’homme barbare, un exemple différent de ce qui lui a permis d’imposer son pouvoir tyranique, un pouvoir qui vaut loi et pourtant qui l’enchaîne d’une autre manière : d’où peut-être, le sort qui est le sien dans l’acte III, livré enchaîné par les paysans. Ils ont capturé l’animal pour le livrer à ses victimes : les cinq épouses qu’il a enfermé dans les tréfonds de son antre.
Comme le Pelléas de Debussy, l’on aurait tort de chercher la trame d’une action vraisemblable. Tout l’ouvrage focalise sur le regard et la personnalité d’Ariane. C’est à peine si Barbe-Bleue chante et si les cinq épouses ont une présence scénique.
Le drame musical de Dukas permet à la compagne de Maeterlinck, Georgette Leblanc de chanter le rôle-titre, alors qu’au moment des répétitions de Pelléas, elle avait été pressentie puis écartée par Debussy au profit de Mary Garden.
L’ouvrage présenté également à l’Opéra-Comique, le 10 mai 1907, a souvent été entendu comme un hommage à peine déguisé au Pelléas de Debussy. Il est vrai que lorsque Mélisande paraît, le hautbois joue le thème de la jeune femme dans l’ouvrage de Debussy.
Cette citation renforce la fraternité et les correspondances des deux œuvres, dont la source esthétique et les thèmes de l’action partagent leur origine chez le même poète.
Cependant dans la conception des personnages, la place nouvelle réservée à l’action, la volonté et la parole, Ariane indique dans l’oeuvre du poète écrivain, une évolution très nette. Lire aussi l’article de notre confrère, Alexandre Pham: « Maurice Maeterlinck : Ariane, un nouvel esthétisme » (lien direct en fin de lecture).
L’accueil de l’œuvre ne fut pas l’objet des moqueries déplacées ni du scandale d’une audience hostile à la prose énigmatique du livret. Comme « préparé » par la révolution de Pelléas, le « débussysme » d’Ariane, passa sans dénis et même fut soutenu par Fauré et d’Indy. C’est d’ailleurs grâce au soutien de Fauré, directeur du Conservatoire, que Dukas obtint la tenue de la classe d’orchestre à partir de 1910. Les activités du pédagogue et aussi son activité de critique musical, l’empêchèrent de mener à son terme bon nombre de nouveaux projets de composition. Seul la Péri (1912) émerge : créée au Châtelet, elle témoigne d’un esprit de plus en plus exigeant. Autant de souci et de perfectionnisme radical qui amenèrent le compositeur à commettre l’irréparable, en détruisant plusieurs partitions inachevées et pourtant abouties.
La partition quant à elle, révèle la travail d’un musicien frappé par l’ampleur de la fosse wagnérienne mais capable d’une assimilation qui en aurait gommé les traits saillants afin de produire une œuvre stylistiquement « française ». Aux côtés des nombreux ouvrages qui demeurent sous l’emprise du wagnérisme, Ariane et Barbe-Bleue reste un chef-d’œuvre original et presque atypique à redécouvrir. Il demeure lié dans sa conception musicale et vocale, au poème de Maurice Meaterlinck, lequel inspirateur du Pelléas de Debussy, occupe une place centrale dans l’histoire de l’opéra français au début du XXème siècle.
Ariane et Barbe-Bleue à l’opéra de Nice. Nouvelle production.
Les 26, 30 mai et 1er juin à 20h. Le 28 mai à 14h30
Coproduction New York City Opera / Opéra de Nice / Opéra Royal de Wallonie.
Conte en 3 actes. Livret de Maurice Maeterlinck. Musique de Paul Dukas (Paris 1865 – Paris 1935). Composé entre 1899 et 1906. Créé à Paris, au Théâtre de l’Opéra-Comique le 10 mai 1907, avec Georgette Leblanc (compagne de Maeterlinck), Brohly, Vieuille.
Direction musicale : Claude Schnitzler
Mise en scène : Paul-Emile Fourny
Décors et costumes : Louis Désiré
Eclairages : Jeff Harris
Avec : Ariane, Hedwig Fassbender. Barbe-Bleue, Evgenij Demerdjiev. La nourrice, Anne Pareuil (26 & 30 mai), Jadranka Jovanovic (28 mai & 1er juin). Sélysette, Svetlana Lifar.Ygraine,
Pauline Courtin. Mélisande, Marie Devellereau. Alladine, Valerie Marret. Bellangère, Elena Carnazzi. Orchestre Philharmonique de Nice, Chœur de l’Opéra de Nice.
Renseignements spectacles : 04.93.13.98.53 ou http://www.opera-nice.org
Discographie :
Armin Jordan (direction musicale). Avec Katherine Ciesinski (Ariane), Gabriel Bacquier (Barbe-Bleue), Mariana Paunova (la nourrice). Choeurs de Radio France, Nouvel Orchestre Philharmonique. 2 cds Erato – 2292456632
Illustration : La Muse d’Anacréon (1873) par Arnold Böcklin. La fille du peintre pose en muse antique.