Bien connu et apprécié des instrumentistes, Heitor Villa-Lobos, « l’Indien blanc » comme aimaient à l’appeler les Parisiens, voit aujourd’hui sa musique vocale injustement laissée dans l’ombre. Remercions donc chaleureusement Jean-Luc Choplin d’avoir permis cette résurrection passionnante, une première en France, permettant une nouvelle fois au Châtelet de se démarquer et de garder la place particulière et unique qu’il occupe dans le paysage lyrique français actuel. Car la musique de Magdalena, tenant autant de l’opéra que de la comédie musicale et du folklore, et possédant une touche irrésistiblement cinématographique, se révèle d’une richesse sonore presque gourmande, foisonnante de couleurs, d’une grande recherche dans l’harmonie, et d’une énergie merveilleusement entrainante.
Villa-Lobos savait écrire pour les voix et créer des atmosphères singulières, allant même jusqu’à emprunter certaines mélodies à ses propres Bachianas Brasileiras. A travers cette « aventure musicale » – ainsi que la définit le compositeur lui-même –, créée à New-York en 1948, nous est conté le conflit entre colons et autochtones, dans une Colombie de fantaisie. Ainsi sommes-nous entrainés dans l’histoire d’amour complexe entre Maria, jeune convertie à la religion catholique, et Pedro, chauffeur de bus ouvertement opposé à toute forme d’autorité venant des envahisseurs ; celle, bouffonne, entre le Général Carabaña et son amante, la cuisinière parisienne Teresa, mais à la conclusion grinçante ; et nous prenons part à la rébellion des indiens Muzos contre leurs oppresseurs. Une histoire aux multiples tableaux, moins naïve qu’elle pourrait le laisser croire, et passionnante.
Cet esprit à la fois subtil et festif, la mise en scène de Kathe Whoriskey, étoile montante outre-Atlantique, le traduit bien, dans une scénographie simple et luxuriante à la fois, illustrative et bariolée, notamment dans la scène se déroulant à Paris, véritable débauche de couleurs et de vie, sublimée par des costumes somptueux. Grand respect pour le travail des lumières, notamment les 300 lanternes suspendues au-dessus de la scène, illuminant toute l’œuvre d’un éclat magique.
La direction d’acteurs est remarquable de précision et de naturel, toujours subtilement chorégraphiée par Warren Adams. Saluons d’ailleurs la prestation formidable des danseurs, pleins de grâce et d’expressivité.
Cette grande fresque vaut également et surtout par une équipe au sein de laquelle souffle un véritable esprit de troupe, galvanisée par une complicité de tous les instants entre tous les protagonistes, et où chacun semble prendre un plaisir immense à participer à cette formidable recréation. Tous les rôles ont été superbement distribués, à commencer par un Old One de Harry Nicoll sublimant son ode au Rio Magdalena, véritable déclaration d’amour au fleuve, alors que Matthew Gonder donne vie à un Major Blanco délicieusement élégant et que Vincent Ordonneau fait scintiller un Zoggie complètement déjanté en astrologue fantasque.
Le Padre Jose tendre et paternel de Victor Torres impressionne par sa grande voix de baryton, à la fois veloutée, caressante et lumineuse, déroulant un legato imperturbable de grande école. Littéralement méconnaissable dans son costume de général à l’embonpoint vertigineux et à la fatuité ubuesque, François Le Roux incarne un Don Alfredo Cortez de Carabaña plus vrai que nature, tempêtant et charmeur, semblant s’amuser comme un fou. Son amante, la pulpeuse Teresa, trouve en Aurélia Legay une interprète d’exception. Saisissante de magnétisme scénique et d’impact dramatique, elle emplit à elle seule la scène du Châtelet. Voix large et puissante, capables de toutes les nuances, la cantatrice parvient, transcendant l’abord burlesque de son personnage, à le rendre peu à peu monstrueux et diabolique, donc, terriblement fascinant, dans une pièce de résistance, sa grande scène, à couper le souffle.
Pedro charismatique, Mlamli Lalapantsi se glisse sans effort dans son personnage de rebelle amoureux, faisant valoir un beau timbre sombre, une superbe musicalité et une grande aisance scénique. Il forme un couple parfait avec la jeune soprano canadienne Marie-Eve Munger. Récemment Ophélie à Metz, la belle chanteuse fait ici ses grands débuts dans la capitale. Le timbre est ravissant, d’une grande pureté, l’aigu riche et magnifiquement timbré, émis sans effort, la maîtrise du souffle impressionne – notamment dans sa prière, superbe moment d’intimité et de recueillement musical –, et la comédienne, très convaincante, se révèle également excellente danseuse. Gageons qu’elle est appelée à une grande carrière.
Protagoniste non moins essentiel, le chœur du Châtelet, superbe d’homogénéité, déploie ses plus belles courbes, dans des lignes vocales d’un raffinement exquis, et expose les individualités fortes de ses membres, de la chanteuse et la vendeuse de cigarettes dans la scène de Paris, au délicieux couple d’amoureux, aux voix merveilleusement mêlées, dans la scène de l’arbre qui chante, véritable moment d’apesanteur musicale.
Galvanisant ses troupes, à la tête d’un Orchestre de Navarre des grands soirs, délivrant un flot de musique aux sonorités somptueuses, Sébastien Rouland, maître d’œuvre de cette soirée, semble se délecter de cette partition et le fait sentir, dans un très beau sens du rubato, et une gestion remarquable de l’équilibre sonore, un vrai chef d’opéra. Beau succès pour cette renaissance, la redécouverte d’un bijou méconnu de Villa-Lobos.
Paris. Théâtre du Châtelet, 18 mai 2010. Heitor Villa-Lobos : Magdalena. Lyrics de Robert Wright et George Forrest. Avec Maria : Marie-Eve Munger ; Pedro : Mlamli Lalapantsi ; Teresa : Aurélia Legay ; Général Carabaña : François Le Roux ; Padre Jose : Victor Torres ; Zoogie : Vincent Ordonneau ; Major Blanco : Matthew Gonder ; Old One : Harry Nicoll. Décors : Derek McLane ; Costumes : Paul Tazewell ; Lumières : Alexander Koppelmann. Assistant du chef d’orchestre : Julien Vanhoutte ; Chefs de chant : Cécile Restier, Martin Surot ; Pianiste répétitrice : Marine Thoreau-Lassalle. Chœur du Châtelet ; Chef de chœur : Stephen Betteridge. Maîtrise de
Paris ; Chef de chœur : Patrick Marco. Orchestre Symphonique de Navarre.
Sébastien Rouland, direction musicale. Mise en scène : Kate Whoriskey ;
Chorégraphie : Warren Adams.
Illustrations: Marie-Noëlle Robert © 2010